Le choc des métropoles aux éditions de l’éclat
Publié aux éditions de l’éclat, sous la direction de Stéphane Füzezzéry et Philippe Simay, Le choc des métropoles est un livre dense et important. Il s’inscrit directement dans la continuité de Capitales de la modernité. Walter Benjamin et la ville publié en 2006. Continuité, prolongement et approfondissement soulignant une belle cohérence éditoriale.
Les qualités du volume sont nombreuses. Celles qui pourraient paraître les plus anecdotiques ne sont pas les importantes : l’importance et la précision des références bibliographiques participent grandement de la qualité du livre ; la place accordée aux photogragrammes dans l’introduction de Stéphane Füzezzéry et Philippe Simay mettent très justement en perspective l’ensemble du propos sans redite dans la suite des interventions – la concentration des images à cet endroit du livre évite l’écueil de la multiplication voire de la répétition des images. Ce choix trace une judicieuse ligne d’horizon.
La grande question du livre est celle de la ville, de la place de la ville moderne dans les évolutions sociales, esthétiques, politiques et philosophiques. Quel serait le point d’encrage d’une généalogie de la culture métropolitaine ? Où trouver ce point de rayonnement à partir duquel s’articuleraient les bouleversements que l’on devine, que l’on sait peut-être ?
Stéphane Füzezzéry et Philippe Simay ont choisi trois entrée, trois penseurs qui permettent de saisir cette marche violente des métropoles : Georg Simmel, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin sont ces passeurs qui disent le choc d’un monde radicalement transformé par l’urbanisation et la vie métropolitaine. La ville qui représente la plus sûrement radicalité-là, c’est l’Allemagne du début du XXe siècle, c’est le Berlin des années 1910-1930 qui connaît un essor sans précédent et permet de penser la modernité urbaine [1].
Si Benjamin est aujourd’hui en France enfin reconnu, la connaissance de Kracauer est encore timide [2] et l’œuvre de Simmel est curieusement oubliée (sans doute parce qu’elle ne correspond aux canons sociologiques français). Or, en ouvrant le livre par Simmel, on assiste au fil des contributions à une belle réévalution de la pensée de Simmel [3].
Il est tout bonnement impossible de réfléchir sur la modernité ou sur la monde urbain (et à plus forte raison l’articulation ville et modernité) sans lire Simmel. La « théorie sensitive de la modernité » proposée en introduction par Stéphane Füzezzéry et Philippe Simay est imprégnée des développements simmeliens autour de la ville moderne comme renversement des expériences sensitives, mutation profonde et violente de l’homme.
Les trois textes consacrés à Simmel soulignent la place déterminante de Berlin [4], des transformations radicales de cette ville pour sa pensée : transformation de l’expérience sociale, intensification de la vie nerveuse, nouveau rapport au temps et à l’espace… Simmel analyse la métropole comme inventant un nouvel individu urbain, comme mettant en place de nouvelles socialisations et des nouvelles pathologies. Ce que le « choc » urbain du XIXe siècle prolonge et approfondit au long du XXe siècle, c’est l’émergence d’une vie moderne
La modernité est (...) conçue et éprouvée comme le flux d’un monde intérieur dont les contenus substantiels sont constamment dissous par le mouvement. Cette conception évoque celle de Benjamin, d’un passage, dans la modernité, de l’expérience historique concrète (Erfahrung) à une expérience intérieure vécue (Erlebnis). Dans cette conception est également implicite le fait que ce processus de dissolution de l’expérience entraîne sa fragmentation. [5]
C’est cette intensification généralisée et ses conséquences qu’analyse la sociologie de Simmel, inspirant également Kracauer et Benjamin.
L’analyse du choc urbain est éclairée à propos de Kracauer par le biais du cinéma. Il est le signe et le lieu de ces transformations
Absorption de soi dans le défilement des images, suspension du sens, l’identité du spectateur se fissure en même temps que l’indétermination rendue aux choses les libère à la fois des significations instituées socialement et d’un présent qui les fige. Immersion en soi du spectateur que le défilement des images sur l’écran affecte en faisant remonter avec les souvenirs involontaires des régions entières du passé. La relation sujet / objet se trouve transformée, les temps subjectifs et objectifs s’entrelacent inextricablement. L’expérience cinématographique, telle qu’elle est élucidée dans Theory of Film, condense deux moments, celui d’une perception aliénée et celui d’une expérience sensible qui déclenche le souvenir et l’activité de l’imagination créatrice. [6]
Mais le cinéma est surtout l’enjeu d’une esthétique (matérielle) de la modernité. Le cinéma figure et incarne littéralement la fragmentation moderne. Cette question devient plus profonde encore quand Kracauer évoque le film La rue (1923) de Karl Grune, film qui devient l’emblème de cette pensée du cinéma et de la ville.
Jadis, la rue était le chiffre de la négativité de la modernité, d’une réalité dégragée où régnait une ratio abstraite et toute puissante. Maintenant elle renvoie au contraire à ce qui échappe à la maîtrise de l’homme, à toute saisie rationnelle, à toute intentionnalité. Par le truchement d’une série d’identification, la rue et la ville, dématérialisées, délocalisées, se situent sur le même plan que la caméra-réalité. Dans Theory of Film, de lieux filmiques par excellence, elles sont devenues le lieu du filmique. [7]
Mathilde Girard prolonge la réflexion autour du cinéma en articulant les pensées de Benjamin, Kracauer et Adorno ; tout comme Marc Sagnol lie Simmel et Benjamin. Enfin, jouant l’écart pour mieux retrouver le cœur de la problématique, Pierre-Damien Huyghe questionne les enjeux de l’urbanité moderne dans son article « Choc et conscience à l’époque de la diffusion ». La rupture est celle du regard appareillé, et des renversements d’urbanité qu’il produit.
Je dirais alors qu’au cœur de l’urbanité moderne il n’y a pas l’expérience antique de la souffrance, mais celle, paradoxalement structurante, d’une angoisse. Et l’exigence d’une production de l’inter-subjectivité qui en tienne compte [8]
Et de retrouver au centre de cette urbanité moderne l’hyperesthésie de la nervosité développée par Simmel, entre traumatisme et dépassement… expérience même de la modernisation urbaine.
[1] Un esprit chagrin pourrait dire « Et Paris ? ». On lui répondrait que Benjamin a déjà signalé que la ville est celle du XIXe siècle. Reste New York absente du livre parce qu’elle est le fruit d’une autre histoire et d’autres enjeux sociaux et esthétique – un autre pan de la modernité.
[2] L’ornement des masses que vient de publier La Découverte participe de ce nouvel éclairage mais Theory of film n’est toujours pas traduit.
[3] Composé en trois parties, le livre est composé de trois contributions par auteur : Stéphane Jonas, Thierry Paquot et David Frisby pour Simmel ; Nia Périvolaropoulou, Olivier Agard et Claudia Krebs pour Kracauer ; Marc Sagnol, Pierre-Damien Huyghe et Mathilde Girard pour Benjamin
[4] Il en sera de même pour Kracauer et Benjamin.
[5] David Frisby, « Simmel et le paysage urbain de la modernité », in Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Editions de l’éclat, 2008, p. 103.
[6] Nia Perivolaropoulou, « Du flâneur au spectateur. Modernité, grande ville et cinéma chez Siegfried Kracauer », in Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Editions de l’éclat, 2008, p. 146.
[7] Nia Perivolaropoulou, Idem, in Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Editions de l’éclat, 2008, p. 142.
[8] Pierre-Damien Huyghe, « Choc et conscience à l’époque de la diffusion », in Le choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Editions de l’éclat, 2008, p. 216.