Le temps est un grand maigre

A quoi pensait Honoré de Balzac quand il a écrit cette phrase, lui qui n’était ni grand ni maigre, et qui s’est battu sans cesse contre le temps ?

Et pourquoi Balzac n’a pas corrigé ni rayé cette phrase, qui est une phrase d’évidence, un caillou de lettres, évidemment la littérature à cet instant qui passe, qui s’arrête, repousse l’auteur et tant pis.

Et pourquoi cette phrase, longtemps après Balzac, y est reprise par les mains de Pierre Michon qui en fait le titre d’une préface à Mémoires de deux jeunes mariés, chez POL "La Collection", reprise en volume chez Verdier ? Est-ce que c’est de Pierre Michon que la tient Dominique Quélen ?

L’éditeur du petit livre, Jacques Josse, travaille dans les Postes à Rennes et est membre du collectif remue.net. Ses abonnés reçoivent de Wigwam, chaque deux mois, l’enveloppe avec ces livres minces en très beau papier, non cousus (même pas cousu main, blog à suivre), mais juste la feuille pliée et encartée, avec une écriture étonnante.

Je connaissais Valérie Rouzeau. Wigwam vient d’éditer Apothicaria : voir extrait chez Marc Pautrel. J’avais beaucoup, beaucoup aimé texte très dense de Nathalie Brillant, les Démurs :

le premier mur : tu le fabriques
avec les planches, les genêts, tu
abats des fragments d’innommé
par poignées. Au profond
l’eau ravage, réclame sa dose de
nuit : tu la retiens, tu l’exiles
de toi, hargneuse jusqu’à la
lumière
prête à dévaler tous les supplices
arc-boutée dans ce désir sans
objet
pressée, broyée dans cette volonté
de savoir
mais quel savoir ?
toujours différée
- la plongée

Mais celui que j’ai transporté souvent dans mon sac pour le train ou l’avion, plutôt - dans ce principe d’avoir sur soi un livre - pour ces moments brefs où il faudrait un rai dense de lumière, c’est Dominique Quélen, donc Le temps est un grand maigre - soit par exemple le fragment VI (il y en a XX) :

Acceptant le don d’une vie réduite au geste de verser chaque jour dans le suivant. Aspirant au simple bouleversement d’humeur. Pousser une petite charogne sur le bord du chemin occupe un instant. Ce n’est plus à la fin ni plumes ni poils, mais une sombre manne en vain répandue. La terre, en dessous, est maintenue dans un étrange état, comme seule en peut donner l’idée d’une macération d’esprit dans un objet. Souverain séjour où tout s’accomplit. Rien ne diffère plus, et des tomberaux lointains défilent avec lenteur devant une paroi d’arbres auxquels s’appuie l’horizon. D’avoir à continuer, on est ému d’une émotion violente.

Je ne crois pas qu’on lise cela souvent : c’est comme le temps est un grand maigre, la phrase, on ne saurait pas dire pourquoi ni comment c’est littérature. C’est inéluctable, c’est là. Ainsi l’étonnant et très fort Loque, accueilli par remue.net, que Dominique Quélen a lu lors de la deuxième nuit remue : ici à l’écoute. J’ajoute le fragment XII :

Ainsi nous sourions faiblement, étant presque morts, à lire la fable de notre vie dans de grands volumes qu’il faut manier avec soin. Tout y est superbe de nombre et de proportions, le dessin n’en est pas brouillé par les détails. Des héros fades sortent grandis d’épreuves pareilles aux nôtres en apparence. Les yeux voient clair, les mains sont plates comme des truelles. Et pas de mauvaises herbes entre les marbres, pas de citernes d’eau croupie sous des halles en plein vent, pas de parfums s’évaporant avant qu’on les ait respirés, rien qui ait l’air de sortir à l’instant de derrière. Et pas trace non plus du fléau de l’homme : jusque-là tapi en nous, il dissimule un peu de monnaie dans sa main et tout seul au fond de quelque arrière-cuisine, sans remettre à demain de vivre, il s’apprête à dîner des restes du repas de midi de la veille.

Une chose que je ne sais pas, c’est comment s’organise Jacques Josse, l’éditeur de Wigwam : l’abonnement pour six envois coûte 18 euros 30... On donnerait plus que ce prix rien que pour un fragment de Quélen, qui en donne vingt.

Note préalablement parue dans un de nos blogs-chantier pour entraînement provisoire : trouvez le nouveau !

20 décembre 2007
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