Lire Dorman de Meens (1)

Dorman
 
Dominique Meens

 

Un livre qui perd son « t »

 

 

Des notes au bois dorman(t) (2) = Lire Dorman de Meens (1)

n° 5 de la série notes méridiennes dont on peut lire le n° zéro en cliquant ici

 

 

à ce point de mes lectures j’aimerais dire ma vision de Dorman comme la joie quand on se sent content pourtant « Qui voye dorman voye son tourmen » dit un proverbe en vieux langage françois

Face à Dorman, appellation d’origine non-contrôlée, barbarisme de circonstances, genre généré sans demi-mesure par l’auteur et dégénéré par mes mains [de lecture] qui “bâtent” la mesure, je suis dévisagée, je perds mon « t » :

le rat qui accomplit mon patronyme coupe court sa queue au contact d’ une grille d’égout indélicate au coin de la rue des couilles et la rue calmée. Le mammifère rongeur omnivore de la famille des Muridés est défiguré, il ratiocine sur le point de raison du proverbe.

J’entends ronfler la consonne fantôme avant de la voir perdre sa place sur la couverture blanche marquée du signe de l’éternité. Le mot qui perd son "t" ne met pas de gants pour brider du premier coup ma volonté de le traduire.

La lettre qui ne figure pas repère le point de mes lectures malgré le T perdu qui ne se rattrape jamais. Le tire-point avec lequel j’entre dans Le Traducteur Brahms fait un trou au travers de la quatrième de couverture : les conditions astiquées de la représentation ont du tourment à se faire.

Je vois ma joie depuis les sommets des grands sapins jusqu’au parterre d’un jardin paysagé. Une pancarte plantée dans un massif d’essences pyrénéennes rares interrompt mon contentement : « Il est défendu d’entrer [dans le livre] avec un « t » à la main [de lecture]. »

Dorman est habité depuis un million d’années à peu près. Des fouilles archéologiques et une carte linguistique révèlent comment l’habitant s’est fixé. Ah ! Vous êtes têtue ! Je me tue à vous le répéter :

le multilinguisme de l’autochtone repose sur un substrat multilingue aussi fertile que tourmenté. Le Traducteur Brahms dort sur un matelas lemmatique gonflé à l’excès.

Le lemmatiseur ne connait pas la forme "dorman", néanmoins (ce "néanmoins" très ridicule en français) Montaigne propose l’hypothèse suivante : « L’agir simplement, luy couste si peu, qu’en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, avec discretion. » (III)

Dire la joie de « trou(v)er » dès l’entrée [du livre] la présence d’une langue, d’une béance, d’un désœuvrement, d’un camouflage, d’une éclipse, d’un Voir Dit... en un mot d’un trou et en quelques autres divers lemmes la façon dont je l’aime (le livre) :

— des objets qui unissent les sens

— des arts qui sortent avec des sciences

— des choses rebelles à toute représentation

— un savoir qui est aussi un savoir-faire et réciproquement

— une connaissance en suspension qui est aussi un plaisir délectable

— une volonté de rendre les savoirs sensibles en redonnant de l’âme aux corps (des lettres et pas seulement)

[des objets qui unissent les sens] Ma main tâte du côté de « (...) cette disposition qui porte souvent Roland Barthes à sortir d’un embarras intellectuel par une interrogation portée à son plaisir (...) (Leçon).

[des arts qui sortent avec des sciences] Soit l’exposition « L’âme au corps. Arts et sciences 1793-1993 » — Oui, je sais, Gloria, vous n’étiez pas née ! Mais le fantasme culturel le mieux partagé aujourd’hui encore n’est-il pas de rapprocher, voire de faire fusionner, les pratiques scientifiques et les pratiques artistiques ou à défaut leurs langages ?

[des choses rebelles à toute représentation] Reste un "om" qui bataille contre la forme et cet "homme"-là. Non ! Vous êtes têtue ! Que voudriez-vous qu’il vous dise si je n’étais là à vous le dire, chère « in excelsis Deo », chère Concordia, chère serveuse de cafés latinisés ? Car le latin y va quand le françois n’y suffit pas. Pourtant du François il y en a cinq pages au chapitre IV. C’est du Matton, du meilleur, et pas de la figuration : des dessins simples au même degré que les "phrases simples", des propositions indépendantes non reliées les unes aux autres avec un seul trait conjugué produisant une multiplicité de sujets figurés.

[un savoir qui est aussi un savoir-faire et réciproquement] Néanmoins (ce "néanmoins" est décidemment ridicule en français, je vais le métamorphoser en anglais)... Never the less, il comporte un rapport à l’opacité, ce trait, parce que c’est la "vérité de l’expérience", le noyau même autour duquel ce livre se fait l’idée qu’ils se font de la vie, lui et lui.

[une connaissance en suspension qui est aussi un plaisir délectable] La concordance des « t » est, on le sait, la relation entre le « t » de la proposition principale et des subordonnées. Entre les deux « t » du patronyme de celui qui dessine et le « t » final de celle qui est énamourée par toutes ces choses dessinées, il y a l’absence de « t » de « able » que Brahms écrit aptus : lié, approprié, fait pour savourer Dorman sur une table estivale.

[une volonté de rendre les savoirs sensibles en redonnant de l’âme aux corps (des lettres et pas seulement)] Un songe avant minuit (récit).

Un songe avant minuit [11-55]

Le traducteur use d’un linceul. Justement, la nuit dernière j’étais un mort. Les morts sont sages une fois qu’on les a calmés dans la rue éponyme.

— Allo ? Monsieur Bertillon ? C’est toi ... Alphonse !

Au Musée de la Préfecture de Police je trébuchai sur un dispositif anthropométrique à trois jambes constitué de trois pattes de grue. Le cadavre d’un cachalot logeait sous ce trépied. Ce n’était pas pour me donner aux grues, c’était encore un coup du trois pour faire parler un nombre d’or à coucher dehors.

Monsieur Bertillon (Alphonse) proposa un dépeçage du cétacé en tripartition : lyrique [Machaut], épique [Ovide], impeccable [Jack Spicer]. Faut pas casser trois pattes à un canard pour prendre le contrepied de cette découpe. Cette triade est hétérogène : les deux premiers types sont définis par leur mode d’énonciation, le troisième rassemble une multitude de formes pour la plupart non représentatives de cet « art sublime (la photographie) [qui] contribue à la répression des mauvais instincts par crainte salutaire de la vérité. » (Lacan, Ernest)

Ovide n’a pas traîné pour métamorphoser en cages pleines d’oiseaux la collection des « tableaux synoptiques des traits physionomiques pour servir à l’étude du Portrait parlé ». C’est aussi ainsi que Lacan fait ronce et qu’un Glossaire d’oiseaux grecs ne rend compte d’aucune mimesis. Tout classement figure seulement l’infigurable distance entre le nom savant de l’oiseau et le drôle d’oiseau baptisé Dorman.

“Classeur classé par son classement”, le savant ornithologue se promenait le long d’une ligne lexicale incommensurable. À mesure qu’il déplaçait ses sensations en les nommant, il faisait reculer l’horizon et effaçait le Cachalot Blanc.

— Allo ? Monsieur Bertillon ? Qu’avez-vous fait du cachalot ? demande Ovide qui n’en est pas resté là en un lieu (...) / qui était d’arbrisseaux couvert / partout et en était tout vert / beau et joli et gracieux (...) Je ne me souviens plus dans quel service anthropométrique vous retrouvâtes-vous contraint de ranger le gros mammifère pour que sézigue Brahms en écrive deux pages (50-51) au lieu de les parler à sézigue le narrateur qui n’en jouit pas moins de s’incorporer l’étrangeté du lexique.

Néanmoins (mot ridicule pour une situation ridicule) l’intuition créatrice de mézigue la lectrice avait vu venir le démolissage de la bibliothèque. Elle coupa court le cahier du jour où elle recopiait un vieux cours car au même moment l’ anti-virus lui ordonna de « mettre à jour maintenant ». C’était dimanche, elle descendit jusqu’au fleuve figurez-vous ! mais, le dimanche, pas la peine d’essayer de se dégager du bourbier car tout ce qui fait tache est détaché :

une souille
la rue calmée
part en fumée

Avant minuit, un songe ne peut pas être interprété.

 

Épilogue

[page 55] Clémence me réveille : 445 pages ! — plus les livres de la bibliographie... Ce n’est pas la difficulté qui m’arrête, mon cher, non, c’est la contemplation. Voyez-vous, cher mon cher, moi aussi je contemple Dorman et ça dure d’autant plus longtemps que j’ai perdu beaucoup de temps en vous attendant (aujourd’hui même je compte 63 ans.)

18 juin 2014
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