Mort d’un jardinier
Lire un extrait du roman de Lucien Suel paru à La Table ronde.
Cela démarre en douceur mais avec néanmoins la vivacité qui s’impose au jardinier quand il se prépare à l’action. Pas question de flâner outre mesure. Les outils (brouette, bêche, fourche) attendent. La terre également est prête. Et Lucien Suel aussi, qui, après avoir donné le signal du départ, se doit de suivre l’avancée des travaux d’un bout à l’autre. D’emblée, il tutoie ce jardinier qui lui ressemble beaucoup.
« Tu es au milieu du monde au milieu de ta vie, tu es au centre du feu, ton cerveau enregistre tout, la fatigue de tes muscles engorgés de toxines et l’odeur de fumée qui imprègne tes vêtements. »
Il se confirme, au fil des pages, que le jardin en question est bien plus vaste qu’il n’y parait et que le jardinier, en plus de s’adonner à ses passions de terre (plantes, légumes, fleurs et fruits) étend ses compétences et ses envies d’en savoir plus à de nombreux autres domaines. Les lieux clos incitent à l’errance. Il suffit d’un simple déclic pour que celle-ci devienne effective. Ici le déclic est un cœur qui se crispe et ferraille trop fort dans la poitrine d’un homme qui, en train de fendre du bois, soudain s’écroule.
« Tu n’as plus la force de lever les bras vers ta poitrine pour desserrer les pinces qui la torturent, tu as la tête qui tourne, la peur se mêle à la douleur, un vertige te saisit, tu plies les genoux, tu tombes sur le dos au milieu des bûches fendues. »
Ainsi étendu, le jardinier regarde défiler devant lui un flot ininterrompu de souvenirs vifs et percutants, un vrai diaporama affluant par saccades, un peu à l’instar de ce sang qui, irriguant le cerveau avec de plus en plus de peine, désire reconstituer le plus de séquences et d’images possibles avant que le flux ne s’arrête.
Les scènes furtives s’entremêlent. Toutes sont chargées d’émotions et transcrites, ciselées, scandées à coups de phrases tendues, déroulées avec justesse, visant toujours au cœur. On y retrouve totalement (et il y là de quoi jubiler) Lucien Suel, « poète ordinaire », dit-il (pas si sûr), lecteur hors pair, ex-animateur de la revue Starscrewer, celui que l’on aime visiter, via Silo et tout récemment grâce à Poussière sur Publie.net, le curieux, celui qui s’avère capable de réunir en un clin d’œil Burroughs (son double William Lee n’est jamais loin), Christophe Tarkos, Claude Pélieu et de nombreux autres pour partager quelques casiers de Hommel ou de Westmalle Tripel dans une maison construite dans les Flandres artésiennes, le tout accompagné de la trompette de Don Cherry à laquelle répond, en sourdine et par intermittence, venue d’une autre pièce, celle, lancinante, de Dizzy Gillepsie.
Le jardinier qui meurt vit, par ricochets, de multiples et désordonnés retours en arrière, impromptus agréables qui glissent en lui et le traversent, lui permettant d’accepter l’inévitable en oubliant les aléas d’un présent qui n’en est déjà plus un. Peu importe, dès lors, le bruit de la portière qui claque à l’entrée de l’enclos, peu importe le timbre de la voix qui appelle et appelle…
En fait peu, et même plus rien, ne lui importe, au jardinier, puisque le voici en train d’expérimenter cette idée simple (et compliquée) de Wittgenstein qui veut que « la solution au problème de la vie est de vivre de façon à supprimer le problème. »
Lucien Suel : Mort d’un jardinier (La Table ronde).
À lire, et à écouter, du même auteur, tout récemment sorti : Patismit, ouvrage trilingue (picard, français, anglais) avec un CD, éditions du Dernier Télégramme.