Nagasaki, d’Éric Faye
C’est important, revoir, s’est-elle dit. Cependant, à peine était-elle parvenue à quelques dizaines de pas de la porte d’entrée que son sang s’est refroidi brutalement. Un écriteau « À vendre » pendait à la porte. Lourdement, brutalement, elle a dégringolé dans le temps, jusqu’à se retrouver à l’âge de huit ans, lorsque, pour la toute première fois, elle avait eu l’affreuse sensation qu’on lui arrachait un pan de sa vie. Un demi-siècle plus tard, ce souvenir était toujours douloureux. Elle avait donc huit ans, et ses parents et elles n’avaient pas déménagé depuis un an, quand, un soir de la saison des pluies, son père l’avait emmenée en promenade, malgré l’heure avancée et la moiteur. Mais il l’y tenait, et elle l’avait suivi. Ils étaient descendus à un arrêt de tram familier, dans leur ancien quartier. Là où, toute petite, elle courait sur les trottoirs avec ses premières camarades de jeu, sous la vigilance de Mme Kawakami. Et comme ils prenaient le coin de la rue, il lui a dit regarde bien, et tous deux ont regardé longuement et sans un mot leur ancien immeuble, éventré, béant, comme un plan de coupe dans les manuels de géologie ou bien comme une planche d’anatomie, avec ses pièces pour moitié dévorées par les engins de terrassement. Quoi ?! Elle apercevait, comme elle ne l’avait jamais pu, la chambre où elle avait passé ses huit premières années : de l’extérieur, composante minuscule d’une maison de poupée. Démeublée, par surcroît. Pour le reste, tout était là : le papier peint, les portes. Un évier pendait dans le vide. Pourquoi dépeçait-on sa haute enfance ? Qui se permettait ce sacrilège ? C’est la vie, avait répondu le père en la prenant dans ses bras, la vie, et elle s’était mise à pleurer. Je voulais te montrer « la maison » avant qu’ils achèvent de la démolir, lui avait-il soufflé à l’oreille.
C’est une histoire de dépossession – et partant, une subtile mise en doute de ce que ça représente et de ce que c’est, chez soi. Partant d’un fait divers remarquable, Éric Faye a tressé en cent pages, à peine, même pas, une fiction subtile, douloureuse et délicate. Le fait d’origine, rapporté par des journaux japonais en 2008 : un homme, (Shimura-San, ainsi est-il nommé dans le livre) vit seul – croit vivre seul, une existence lisse, sans aspérités. Et puis, de multiples micro-changements dans son environnement, dans son quotidien extrêmement balisé, sèment en lui un doute – première période du livre où Faye excelle à immiscer le fantastique par petites touches, l’orée du doute identitaire et du vacillement. L’affaire trouve sa résolution, croit-on, via la technologie : l’installation d’une webcam pour surveiller les lieux durant sa journée de travail lui permet de découvrir l’intrusion : celle d’une femme, laquelle n’est pas nommée autrement que comme la clandestine – puis comme l’accusée, car ceci ne se fait pas, qui s’assimile à un parasitage, de vivre chez l’autre à son insu, et il y aura procès.
On ne racontera pas tout pour ne pas gâcher et puis parce que ce serait réduire au pitch ce qui va ailleurs. Car dans la réduction du format opérée par Eric Faye réside un intérêt qui va bien au-delà de la glose sur la réappropriation des faits divers par les romans, ces temps-ci, et autres marronniers de la critique. Il en va autrement, là. Et le fait divers socle en appelle autant au littéraire, comme le développe François Bonici.
On sait Éric Faye excellent nouvelliste. Mais on ne peut que se réjouir de ce dont il convient lui-même (et dont son œuvre témoigne, balisée par de grands courts textes comme « Je suis le gardien du phare », ou « Le Général Solitude » ), qui est qu’il est ici dans sa juste longueur. Car ces cent pages sont très densément peuplées : la construction laissant place à des ouvertures, l’espace y est agrandi. On ne peut que se féliciter de ce qui a été évité : et que Nagasaki, par exemple, demeure obstinément un lieu d’habitat, qu’aucune théorie annexe n’y soit développée sur ce qui s’est passé là d’historique et tragique, qu’on sait et qui hante ce nom propre, ouvre des failles, laisse la place aux fantômes. Laisse l’espace vacant, en somme, aux clandestins, parasites d’un lecteur ouvert (rêves, pensées, images, et souvenirs rattachés qui n’ont rien à voir et qui concernent chacun, dans l’informel de son espace littéraire propre). Solitude des open spaces et de leur continuum en appartement vide et solitaire (assez peu arpenté par Shimura-San pour y laisser un espace de vie et de circulation annexe, parallèle, à occuper) sont posées, sans développement, et les rapports se font.
Au résultat il y a dans ce livre une mélancolie légère et comme polie (à entendre doublement, comme : aimablement distante, non intrusive mais aussi : polie par le temps comme un galet par les eaux d’un cours d’eau). Et surtout cette –doucement– déstabilisante question du chez-soi, remis en cause par le postulat même de cette fiction : je crois habiter cet espace or que je le partage ; j’en connais les limites or elles sont relatives ; je crois être seul or je ne le suis pas.
Il y a que chez-soi manque. Qu’il ait été matériellement supprimé, qu’il ait disparu physiquement, comme dans l’extrait ci-dessus, ou non ; il y a que le chez-soi de chacun, est pour partie perdu, pour une part essentielle, puisque chez-moi c’est quelque part dans l’enfance.
Nagasaki d’Éric Faye, éditions Stock, ISBN : 9782234061668, parution août 2010.