Florence Balestas | L’Oca nera de Gérard Cartier

3 lieux, 3 récits, 3 époques.
62 chapitres comme 62 cases pour un jeu de l’oie… plus une pour le « paradis de l’Oie ».
1944, l’immédiat après-guerre, 2012-2013 : 3 dates et 3 récits de quêtes ou d’enquêtes parallèles.
Autant de chiffres (l’auteur est ingénieur et poète) qui ne dévoilent qu’un peu du mystère de ces 504 pages touffues, denses, empreintes parfois de nostalgie et de mélancolie, parfois de colère, toujours dans une forme littéraire très soutenue.
A priori les trois récits n’ont rien à voir entre eux. Ils tressent un écheveau : « On aimerait que l’histoire se déroule comme un fil qu’on dévide, mais à peine a-t-on tiré sur un brin qu’il résiste, s’embrouille, foisonne et se multiplie, vous laissant un écheveau qu’on peine à démêler. »
Mais l’auteur donne, dès la préface, les clefs pour en comprendre la construction – celle d’un « jeu de l’oie, avec ses cases fastes et néfastes » – ainsi que deux modes de lecture, pour « lecteur pressé » ou non, en précisant toutefois que « toute expérience (la lecture d’un livre au même titre que l’étude de l’Histoire ou l’épreuve de la vie) est un affrontement à la complexité ; elle ne vaut pour autant qu’on en dégage soi-même le sens. ».
« […] en se ruant à travers les pages comme le fait sur sa toile, paraît-il, l’épeire impatiente de dévorer sa proie, un lecteur pressé pourrait ne lire que les aventures de celui qui tient ici lieu d’oie […] mais je crois que la plupart des lecteurs préfèreront […] se laisser emporter par le tourbillon des récits » ; et encore : « Au jeu de l’oie, d’ailleurs, parcourt-on toutes les cases une à une ? »
Le hasard va donc jouer un rôle important dans cette histoire.

Premier fil : 2012-2013 . Le narrateur qui tient son journal consigne sa vie dans le Val de Suse, en Italie, où il a rencontré la belle Livia de Venise, avec qui il vit une aventure passionnée, malgré leur différence d’âge. Quand ils ne sont pas sur le chantier du tunnel auquel travaille le narrateur, en butte aux militants opposés à la ligne Lyon-Turin, ils parcourent l’Italie et vont même jusqu’en Autriche sur les traces du père du narrateur, enfermé jadis dans un camp à Graz. C’est à Turin, que le narrateur, collectionneur, découvre un jeu de l’oie étrange parce que l’oie y est noire, ce qui est rarissime.
Il n’aura de cesse de retrouver l’origine de jeu et de remonter, par une enquête minutieuse, le fil de sa genèse.

Deuxième fil : l’immédiat après-guerre. Un couple soudé par l’adversité – appelons-les Hélène et Joseph, ce sont des noms d’emprunt – échappent à un coup de filet et fuient la France pour l’Italie. Un lecteur averti s’apercevra que les chapitres racontant leur fuite occupent les cases de l’oie (« de neuf en neuf ») et, en menant l’enquête avec l’auteur, découvrira qui se cache derrière le portrait de cet homme qui a réussi à échapper aux services secrets français.

Troisième fil : 1944. L’espionne du Vercors, nommée parfois Mireille Provence, traque les maquisards au pied du Vercors pour les livrer à son amant allemand, Oberland ; elle se venge ainsi de ceux qui l’ont un temps maltraitée et humiliée. Cette troisième enquête, sur les traces d’une collaboratrice graciée à tort par de Gaulle, fera sortir les fantômes du narrateur des placards de l’histoire où ils étaient enfouis.
On découvrira peu à peu les motifs que ces trois fils dessinent de plus en plus étroitement. Le motif le plus apparent est celui de la passion amoureuse (« Grand et Délectable Jeu de la Passion. La Joie. Les Tourments. La Douleur ») : érotique et sulfureuse chez la cruelle Mireille Provence ; quasi mystique chez les fugitifs ; mélancolique entre Livia et le narrateur : cette dernière histoire est la plus complète, mais aussi la plus nostalgique, car le narrateur sait que cette idylle ne durera pas et, au chapitre 31, au milieu du parcours, tout est consommé : le pion se trouve alors sur la case du puits.
Trois femmes finissent par s’enchevêtrer dans la tête du narrateur, même si, après la séparation avec Livia, le narrateur retrouvera un peu de consolation auprès de Raphaëlle, qui a en charge un musée du jeu de l’oie : « La perte de Livia, que Raphaëlle n’a pas pu remplacer malgré son esprit et sa grâce, je sens confusément que c’est elle, Mireille Provence, qui peu à peu la comble » : ironie de l’histoire que l’enquête sur cette meurtrière tourne à l’obsession, au point de prendre la place du tendre dans l’esprit du narrateur.
« Que devient ce qu’on possède dans l’instant, dans la pure dilapidation du désir, cette forme gracieuse qu’on ne sait pas retenir, qu’on ne tente pas de garder en soi peut-être, sachant déjà que c’est inutile, que le corps est sans mémoire ? Que m’en restera-t-il plus tard, quand nous serons séparés ? »
Outre le motif le plus mystérieux – celui du jeu de l’Oca nera –, qui trouvera sa solution à la toute fin du livre, c’est le motif de la mémoire qui traverse l’ensemble du texte : « Que reste-t-il d’une vie si l’on s’en tient à sa mémoire ? »
Qu’elle concerne l’Histoire ou les histoires, la mort des témoins, ou l’absence de ceux qui les ont vécues, en abolit le souvenir : « Rien ne nous empêchera de nous dissoudre. À peine si notre fantôme hantera quelque temps deux ou trois survivants, si notre ancienne apparence flottera sur quelques clichés bariolés qui bientôt pâliront, se troubleront, envahis par une brume colorée à quoi demain nous serons résumés, avant qu’elle aussi ne se dissipe et que, de nous, il ne reste plus rien. »
« D’elle [Livia], il ne me reste presque rien. Pas une lettre. Pas une photographie, sinon le petit portrait du jeu de l’oie où est figurée notre aventure, un instantané mal fixé. »
« Notre histoire va se perdre en silence. Je n’en garderai rien, sinon ce nom, Livia, qui désormais la contient toute. »
« Sa mémoire [le père du narrateur mourant] part avec lui, bientôt tout sera perdu, Carrue, Nevers, La Bavière, Graz, l’Italie, sa vie rejoindra l’immense charnier des vies inutiles. »

Tout l’art et l’effort de l’auteur consiste à tisser, comme l’épeire sa toile, la vérité historique (la lutte anti TAV ou la collaboration), la plongée dans les souvenirs familiaux (la déportation de son père ou l’assassinat de son oncle) et l’invention romanesque (ainsi lorsque l’auteur imagine le refuge de « l’oie noire » en Italie) : « Sitôt qu’on s’écarte de la vérité, même de façon minime, qu’on change un nom ou une circonstance, les mots vous entraînent irrésistiblement et, de proche en proche, ils vous inventent une autre vie. Mais, à défaut des détails, j’ai scrupuleusement restitué nos sentiments et j’ai l’espoir, si tu les lis, que mes récits transfuseront en toi » écrit le narrateur à Livia.
C’est dans ce sens également qu’il faut entendre la citation d’Olivier Rolin, qui fait office de postface : « … Les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l’oubli, le peu qui ne s’en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort. »

Ce sont désormais les lecteurs que hantera L’Oca Nera.

15 juin 2019
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