Nicole Caligaris | Le Carnaval des généraux

Cette conférence a été prononcée le samedi 20 juillet 2013 lors du symposium de la rue Dénoyez : "La prise de la Belleville"
Photos : Emilio Auraùxo.




Dans le dossier du Général Instin se trouve, sous une chemise portant le titre de Felos, un ensemble à part, composé d’une liasse de récits que, par le biais d’une de ces conjonctions improbables que les chercheurs finissent par trouver naturelles, j’ai eu l’occasion de donner à lire au photographe et éditeur galicien Emilio Araùxo qui a conçu le projet de les traduire et de les publier.

C’est aussi Emilio Araùxo qui m’a permis de relier l’un des plus étranges documents de cette chemise au "carnaval des généraux" de Mezra et Ollares, deux villages de Galice, dont il m’a envoyé ces photographies prises, en 1993 à Ollares pour celle en noir et blanc et en 1995 à Mezra pour celle en couleurs.

Je me demande si je n’ai pas entre les mains, dans le dossier du Général, la scène originelle que la très vivante culture du carnaval de Galice rejoue obscurément chaque année.

C’est un grand calque, donc, roulé, à l’origine, mais désormais plié dans les archives du Général Instin en cahier épais, qui porte le relevé d’une fresque murale et sa description, adressés à l’évêque de Bayonne en 1816, par le Padre Gian Maria Pier Paolo, visiteur d’un détenu de la prison de Bayonne, détenu pour vagabondage, précise le Padre, et qui a recouvert entièrement un mur de sa cellule d’une fresque composée de matières bizarres, sans doute des fèces et du sang, si on lit bien ce qu’écrit le Padre.

Ce calque a été retrouvé dans les caves de l’évêché par un chiffonnier plus ou moins clochard qui l’a vendu, avec quelques portraits de Vénus dénudées, à un amateur d’art, ancien camarade de polytechnique du Général Instin, Demarcy, "le connoisseur", comme l’appelle le Général, et qui lui rend l’amical service, dans une série de paperoles ajoutées au récit du prêtre, de commenter une image qu’il n’a pas pu voir.

Nicole Caligaris




C’est une peinture exécutée à la hâte, écrit le Padre Gian Maria Pier Paolo, peut-être sous l’empire de l’hallucination, la facture en est épaisse, sans doute le détenu a-t-il peint avec les doigts et avec des matières qu’il parvenait à délayer plus ou moins mais qui devaient provenir de son propre organisme.

Des inscriptions viennent compléter les images, des flèches renvoient à des légendes insérées à l’intérieur des scènes dessinées à grands gestes fiévreux.


À l’arrière-plan, un mur, c’est le mur d’enceinte d’une ville. Sur toute la surface sont suspendus des linges éclatants, des draps, des jupons que ne peuvent manquer de voir les troupes massées en surplomb, sur la partie droite de la fresque, et que le détenu a maladroitement représentées à une échelle largement supérieure à celle du reste du tableau, ce qui fait que cette armée, ses chevaux, ses soldats, paraissent à la fois innombrables et immenses.


Le "connoisseur" Demarcy ajoute en remarque que le peintre a peut-être retrouvé là une tradition médiévale qui attribuait l’espace et les dimensions selon une hiérarchie symbolique qui comptait bien davantage que l’illusion réaliste des proportions réparties selon les lignes de la perspective.


Au pied du mur d’enceinte, un campement diffus, des roulottes, des chiens, des enfants, probablement des zingari écrit le père Gian Maria Pier Paolo, qui croit voir distinctement le sourire enjôleur d’une femme tournée en direction des soldats.

La plaine est vaste, une brume chargée vient boucher une partie du ciel. L’atmosphère est sombre mais les couleurs du tableau sont intenses.

D’un côté, cette armée immense, avec trois personnages au premier plan, que des inscriptions et des flèches nomment. Le champion, en bras de chemise, entouré d’un groupe de silhouettes, courbées sur des pupitres, auscultant un ouvrage énorme que le "connoisseur", dans son commentaire, devine être le code Napoléon et dont il donne une interprétation historique : l’ensemble figurerait un groupe de juristes en train de chercher les décrets dont le complexe montage rendra inévitable l’abdication du souverain Charles IV au profit de Joseph Bonaparte, le frère, que l’Empereur veut placer sous la couronne d’Espagne.

À partir des textes assemblés par ses juristes, le champion écrit l’impeccable rhétorique d’une missive que signera le Général-Trois-Chacun. C’est ce qu’indique l’immense plumet qu’il porte sur son couvre-chef, et dont l’armée napoléonienne admettait la fantaisie pour que les généraux puissent suivre, d’un coup d’œil rapide, les mouvements de leurs troupes.

Toutes ces élucubrations, écrit le Père, sont portées à l’intérieur du tableau, des phrases confuses s’y chevauchent et mangent des parties de la scène.

Le Général-Trois-Chacun est brossé plus hâtivement encore que tout le reste, à peine esquissé ou bien en train de disparaître, de s’effacer, au contraire du cheval qu’il monte, très net, qui semble prêt à se cabrer comme en pleine bataille, qui roule déjà des yeux terrifiés alors que son corps est immobile, que toute la scène est immobile.

Entre le champion et le Général-Trois-Chacun se tient, à cheval lui aussi, un personnage couvert d’un casque de cuivre, d’un pot ? d’une cuvette ? portant barbiche, aussi maigre que sa monture, auquel l’artiste fou a attribué une paire de grandes ailes de toile qu’il porte accrochées aux épaules par un baudrier. Lui aussi est immobile. Tout est sur le point de bouger, on le sent, mais le ciel est lourd. Et le personnage brandit au-dessus de sa tête un long rouleau de papier sur le point de se dévider. Une inscription le désigne comme "Le Bureau de poste".

Un dernier personnage se trouve sur le premier plan aux dimensions démesurées, il est nommé "Le gardien", il est représenté, légèrement en arrière du Général-Trois-Chacun, assis sur une pyramide de caissettes. Au sommet, le couvercle ouvert de la dernière caisse laisse deviner une lumière rougeoyante qui doit figurer l’or.

De l’autre côté du tableau, sur la gauche, proche de l’enceinte de la ville, une armée comme jumelle de l’autre, disposée de façon symétrique, avec ses trois personnages au premier plan, bien reconnaissables, qu’aucune légende ne désigne plus et qui sont eux aussi fixés dans une attitude immobile.

Mais le prêtre observe que le costume de ces soldats est moins rutilant, que l’artiste a glissé ici et là quelques déchirures, quelques gros points de couture, et qu’il a pris soin de rassembler, au pied du cavalier de tête, gardées par le personnage assis, quelques caissettes en bois rapidement empilées dont une, ouverte, renversée, laisse échapper quelques pièces de monnaie.

Ce que le connoisseur interprète comme le rappel de la perception des impôts de guerre, qui a terrifié et appauvri les provinces paysannes.

Sur l’extrême bord de la fresque, au tout premier plan, figure un papillon, un sphinx qui pourrait représenter, selon le connoisseur Demarcy, la signature du détenu dont on ne saura jamais le nom. Il a inséré dans son tableau deux scènes étranges, apparemment sans rapport avec l’ensemble.

Dans un coin, deux paysans, de petites dimensions, portant des collets, sortent du bois. Leur expression comme leur attitude indiquent la surprise. Probablement s’aperçoivent-ils qu’ils débouchent sur ce qui doit devenir la scène d’une imminente bataille. Dans le dos de ces hommes que le peintre montre comme des idiots, sidérés, la bouche ouverte, les yeux ébahis, leur gibier s’enfuit. C’est un animal insolite, écrit le prêtre, qu’ils chassaient avec des cordelettes à nœud, dans les broussailles des genêts, dont sortent leurs deux têtes ahuries. C’est un griffon au corps de lion, à la tête, aux serres et aux ailes d’aigle déployées.

Le connoisseur ne manque pas d’y voir le symbole de Napoléon sur le point de se lancer dans sa campagne d’Espagne, qui va déclencher, le 3 mai 1808, par la répression sanglante de la rébellion du 2 mai, la guerre d’indépendance. Une guérilla de six années qui mettra en échec l’armée française et, pour finir, l’empereur lui-même.

Dans un autre coin de la fresque, c’est une bonne femme couverte d’une mantille que le peintre a représentée courbée sur un tas de fagots, sur le point de battre une pierre à briquet, laissant entrevoir, au spectateur particulièrement attentif, sous sa mantille, un museau de bouc à barbiche. C’est ce dernier détail, d’après la lettre du père Gian Maria Pier Paolo, qui a soulevé son émotion et le réflexe d’envoyer à son évêque une vibrante alerte sur le danger dans lequel se trouve ce détenu laissé à sa misère, abandonné, dans des conditions épouvantables, à cette cellule où le jour n’entre qu’à l’heure de midi, par le trou d’un moellon qui a sauté.

C’est peut-être aussi ce détail qui a poussé l’évêque de Bayonne à enfouir ce grand rouleau calque et la lettre qui l’accompagnait au fond de sa cave, au milieu des tableaux licencieux pour ne pas plus l’en sortir que le détenu de sa cellule où, très certainement, il mourut.

Enfin, une date est portée, très soigneusement mise en valeur, sur la fresque : celle du 12 avril 1808. Et le soin accordé à cette inscription ne laisse aucun doute sur son importance à défaut d’éclairer sur son sens, écrit le père Gian Maria Pier Paolo.

Le document se referme sur cette note du connoisseur Demarcy : "À ma connaissance, il ne s’est rien passé le 12 avril 1808, près d’un mois avant la rébellion du 2 mai. Le peintre fou a-t-il voulu représenter le jour où il ne s’est rien passé ? Reproduire cet instant où tout était disposé pour la guerre, où la guerre n’a pas eu lieu ? Où l’ordre a manqué au combat ?"


Et sur ce commentaire, de la main du Général Instin :


IL N’Y A PAS DE CHAMP DE BATAILLE, PAS ENCORE, DEUX MASSES D’HOMMES QUI SE TIENNENT PRÊTS. LE SOIR N’EST PAS TOMBÉ, TOUT EST ENCORE POSSIBLE.

MAIS QUOI ?

POUR UN NUAGE ?

RIEN.

LE PEINTRE A GARDÉ LE SOUVENIR DE CE QUI N’A PAS ÉTÉ.


14 février 2015
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