Nicole Caligaris et le motif en abîme

Okosténie est paru aux éditions Verticales, Phase Deux.
Le Matricule des Anges de janvier 2008 lui consacre un riche et passionnant dossier.
Voir aussi le dossier de remue.net et le site de l’auteure.




1   Le terme « okosténie » désigne l’état de léthargie qui apparaît chez un homme soumis à la torture. Se transformer en glace, bois, os. Ultime résistance du corps.
Mais sous la flûte de l’écrivain les mots s’ouvrent, leur sens glisse. L’okosténie devient un réservoir imaginaire insondable. Défi au pouvoir tortionnaire. Ultime moyen d’évasion.



2   En posant huit stations lors de sa plongée en enfer, le matricule 53 s’est fabriqué une méthode : station après station il oublie ses amis, remplacés par des souvenirs contrefaits qu’il pourra livrer sans risque dans la salle de torture. Ensuite, remontant vers sa cellule, il doit parcourir le schéma mental inverse pour recouvrer son intégrité, mais des pans se perdent en route.
Le roman est le dépôt de cette mémoire tronquée, hallucinée, foisonnante, hypnotique. En quatre mois et sept chapitres il suit la tentative du 53 de refaire surface, de recouvrer une vérité inatteignable, tentative que recueille le narrateur, son compagnon de cellule possédé par sa narration.



3   N’apparaît que l’envers de cette vérité sans doute à jamais disparue : les véritables personnages ont été retournés comme des cartes pour laisser place à un autre jeu, à des leurres.
Danse envoûtante qui ne bouge pas. Voyage qui n’a jamais commencé tel un manège tournant sur lui-même. Récits gravés sur de capricieux sillons qui s’entrecroisent, en dilatation et contraction.

Le fond du puits est la fin de l’histoire, la fin des histoires, reconduite selon les descentes et les remontées. Paradoxe : le néant est une fête, il festoie dans les nouveaux départs, les errances, les profusions. Disparaître est une manière encore et encore d’apparaître. La ruine compose un palais des multiples nuits qui s’effondrent.



4   Comme dans Barnum des ombres [1] mais dans une économie extrême de l’espace situationnel (une cellule, une chambre), les récits s’effondrent. Alors que dans Barnum ils convergeaient vers un point précis de dissolution, ils sont aspirés ici par un centre qui est partout et ne se trouve nulle part, selon sa nature mémorielle.
Pourquoi ça s’effondre ? Parce que ça vit, ça s’évade. Les récits sont des êtres vivants en dialogue avec leur point de rupture. Ce parti pris exclut toute conclusion, toute résolution, toute autre certitude que vibratoire.
Mouvement sur le fil, de lumière ou de dunes, dans un corps qui contient des générations de corps, dans une histoire qui débouche potentiellement sur toutes les histoires.



5   Granulations, porosités, réverbérations.
Vases communicants, géographies transposables du pinceau du soleil sur les murs, des souvenirs de souvenirs passant de cerveau en cerveau, de la villa des bourreaux transformée en falaise creuse qui pourrait aussi bien être un corps humain supplicié, d’un sable répandu sur du sang et d’un autre sang versé sur un autre sable, le tout recouvert par le sable de l’oubli qui garde l’empreinte de la course des fuyards.

Le geste créateur extrait du puits. Il fait fleurir le désert, éclore dans les caves, sous la brûlure de la neige ou du soleil, sur les à-pics, il écrit dans la prison où écrire est interdit, il détourne l’injonction de l’oppresseur qui exige du véridique, du vraisemblable, du simple, du cohérent, et continue d’inventer jusqu’au vertige. Il est le premier pas toujours à répéter vers la liberté.



6   Nicole Caligaris questionne les fictions pour leur faire cracher ce qu’elles recèlent, dans une fiction qui les dépasse toutes et qui s’appelle le besoin de fictions. Et le monde en est changé car l’écriture le prend, le saisit, le redonne à lui-même, c’est-à-dire à son tempo et à son swing. Le monde entre là tout entier dans ses métamorphoses.

À quoi sert la littérature sinon à tenter de distinguer le monde, réapprendre à y être, lâcher les vieilles peaux, les habitudes et les idées reçues. La littérature serait la description du combat contre la sinistre farce qui se prétend réalité et n’est qu’un état de fait, en vue d’ouvrir enfin au réel.



7   Le motif est la forme élémentaire chez Nicole Caligaris [2]. Sa virtuosité, son style précis et souple, ondulant et incisif, en fait des machines organiques. Les motifs se conjuguent, se désassemblent, particules mythiques qui se déplient, se déploient, se résorbent, s’emboîtent ou se heurtent, balayant les codes narratifs sous l’impact, invitant à un jeu de nouveaux codes le lecteur prêt à risquer l’aventure.

Peut-être les motifs prendront-ils le relais quand les humains seront devenus trop faibles, leur imaginaire ayant tourné au gris, désespérant et sans relief. Les motifs pourraient alors les sauver d’eux-mêmes. (Mais ceci est encore une autre histoire…)



8   Où a disparu la huitième station ? le huitième chapitre ?
Angle mort, indicible, zone où les mots ne s’aventurent jamais.
5 + 3, le nom qui manque toujours, perdu dans le brouillard définitif des esprits.
Dernière étape, le 8 : l’infini redressé s’efface. Nous sommes arrivés au bout du chemin qui partait vers les neiges.



23 janvier 2008
T T+

[1Verticales, 2002

[2On se souvient de la citation de Pascal Quignard en ouverture de Barnum des ombres : « Nous sommes les usagers de motifs narratifs. »