Oreille rouge, c’est Éric Chevillard

“On l’invite en résidence d’écriture dans un village du Mali, sur le Niger. Comme s’il avait besoin de se rendre là-bas pour écrire. Qu’on lui apporte une table, une chaise, un crayon et du papier. Sujet, avons-nous dit, l’Afrique. Facile. Tel est son tour d’esprit qu’il pense tout de suite aux grands animaux de la savane. Son imagination limitée convoque aussitôt la girafe et l’éléphant.
Lisons.”

Où l’auteur mouille sa chemise (c’est la sueur) ; où l’auteur est déplacé au bout du monde, d’un autre monde, monde au moins inversé (l’Afrique, vue d’ici, est si loin à l’horizon, si petite, c’est une image de tablette de chocolat) ; où l’auteur aussi se livre, corps, âme et même petits bobos : au résultat, nous sommes tous démasqués. Chevillard ainsi donc dans ce nouvel opus se livrerait, nous conterait un voyage fait pour de vrai par lui-même ? Ce serait un jeu, amusant - ou pas : de repérer les références autobiographiques sciemment semées dans cet « Oreille rouge », les éléments d’état-civil, voire les anecdotes authentiques absolument. A-t-il le nez pelé, les oreilles rouges du soleil d’Afrique, a-t-il “regardé les cloques se former sur ses mollets et sur ses cuisses” ? Probable. Probable qu’il a déplacé là-bas son ordinaire (qui n’est pas de campagne), probable qu’il y a emmené Lire et Écrire. On sait, à force de le lire et relire, à quel point le discret Chevillard, treize livres aux éditions de Minuit derrière lui, conchie une certaine écriture du Moi contrefait, entre autres basses formes de marchandage. Du coup, on en connaît moins que sur lui que l’employé d’état-civil - celui de la réception, qui vous indique la porte bleue puis la queue oui monsieur. Et quand il distille les micro-indices qui corroborent, on n’en apprend pas plus - quel résultat : il semble bien oui, après vérification, que : Éric Chevillard est bien né à La Roche sur Yon en 1964. C’est, effectivement, hautement, probable. Fichtre. Forcément notre jambe embellit d’en savoir plus sur lui, et Chevillard nous le fait voir : quelle belle jambe vous avez, cher lecteur, qui tout savez sur l’auteur ! C’est alors qu’on recule d’un pas et siffle, demi-admiratif, on n’oserait aller plus loin, et puis voudrait-on faire croire, on en a lu d’autres, des malins, des ironiques, des tatillons du positionnement (dont Chevillard lui-même, en premier lieu). Mais c’est un au-delà de la pirouette moqueuse qu’atteint Chevillard, en racontant un voyage en Afrique dont on ne doute pas qu’il l’a fait - ce dont il se permet de douter et de nous faire douter, c’est cette présomption d’authenticité dont le (toujours bref) témoin serait garant (en dépit de cette brièveté). Le voyage change si peu et pour si peu de temps, c’en est rageant presque, le voyage ne change que la résonance en nous du mot, voyage ; le voyage en Afrique ne change que notre vision du mot, Afrique. Il fait avec les mots, Chevillard, changera pas le monde. Qu’il s’amuse (nous amuse), qu’il s’horrifie (nous horrifie), c’est toujours dans les mots, la langue poussée en ses retranchements, jusqu’au vertige : “Il sait dire bonjour le matin, à midi, après midi, bonne nuit, au revoir, en bambara, il sait dire merci, soleil, argent- quelle pitié ! C’est un enfant, il commence à peine à parler, et déjà on le lâche en Afrique ! Oreille rouge rend leur salut à tous les passants. Il harcèle les gamins avec ses crayons, ses ballons. Il répond lui en agitant le bras aux joyeux moulinets de cette fillette qui, à mieux y regarder, secoue sa salade.
Jusqu’au jour de son départ, on lui souhaite la bienvenue.”

Chevillard se moque : de lui, de l’Afrique, du voyage, de nous - nos vanités ajoutées - mais jamais ne se moque de son lecteur. La chemise, il la mouille (c’est l’encre, et ça tâche), lorsqu’il convoque l’assemblée de ses clichés (qui sont, évidemment, on peut bien s’en défendre, aussi les nôtres), sa mauvaise foi (également nôtre), sa mauvaise conscience occidentale (pas mieux), ses admirations (“Un enfant minuscule aux pieds nus dirige avec un bâton court un troupeau formidable sur la piste qui longe le fleuve. Au Far West, il y faudrait vingt-trois cow-boys”.), ses indignations (l’ironie Chevillard étant des plus subtiles, elle le tient loin du cynisme et de la condescendance). On rit certes, souvent et de bon cœur (“Les touristes l’indisposent avec leurs gros sabots. Il va pied nus. Métaphoriquement, il va pieds nus, car il y a tout de même l’inquiétant grouillement des vipères et des scorpions dans la brousse.
Mais le cœur y est.” ; “Il lui suffit parfois de frapper dans ses mains pour se faire bien comprendre du moustique.).” On rit, comme d’habitude allais-je écrire, mais comme d’habitude le rire est l’instrument du déplacement, aiguillon du doute : “Oh, mais Oreille rouge est parti pour reconquérir à lui seul notre empire colonial ! Car il compte bien exploiter à son profit le sous-sol de l’Afrique : les richesses minérales, toutes les matières premières de l’Afrique seront constitutives de son poème - à quels applications et usages plus importants les destinerait-on ? Marqueterie de bois précieux incrusté d’or et de pierreries, tel sera son poème, et cependant armé de fer, cerclé d’ivoire : une chose délicate mais solide, incassable.
Tout ce qu’il est possible d’extraire, de puiser, de capturer, de cueillir, de produire en Afrique sera extrait, puisé, capturé, cueilli et produit puis précipité pêle-mêle dans son poème.”
L’horizon depuis la table de travail envisagé, rattrapé, observé, détaillé ; et une fois l’horizon rattrapé, depuis là, c’est la table de travail, l’écrivain et son drôle de travail qui sont réenvisagés. Procédé de retournement, mouvance et réservibilité du point de vue, par ces voies c’est un peu de notre complexité, beaucoup de notre humanité, que saisit le distant Éric Chevillard.

Pour en savoir et lire plus sur Chevillard, le meilleur accès c’est ce site remarquable que lui consacre even doualin. Il y a aussi, évidemment, le site des éditions de Minuit
R de réel a également fait souvent intervenir Éric Chevillard, et Laetitia Bianchi y a fait une critique de haut vol de « L’oeuvre posthume de Thomas Pilaster », dansle volume F.

Guénaël Boutouillet

1er avril 2005
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