"Que l’oeuvre soit comme le Temps, un mouvement d’épaisseur infinie..."

A partir des Jardins de Morgante
Une étude d’Annie Clément-Perrier (III)


Faire référence au "maillon d’une longue chaîne très loin ancrée dans le temps" d’une histoire généalogique (la mention d’un roman de Stifter dans Lamentations des Ténèbres), c’est aussi rappeler la génération des histoires, des textes, c’est vouloir en comprendre et en prolonger la trame tissue, c’est en comprendre et en accepter le nécessaire principe continu de vie et de mort. Sentir la continuité d’un lignage, d’un héritage, c’est se sentir porté par le courant de la vie, c’est en comprendre le principe continu et lié. C’est encore dans Lamentations des Ténèbres qu’il faut chercher l’origine de la métaphore du fil, du lien qui relie au monde, dans les moments primordiaux de plénitude confiante dont le narrateur-écrivain cherche à retrouver la puissance, la force énergétique et dynamisante en évoquant ainsi l’enfant : "immobile, très ferme, lisse, inattaquable, tendu et fort parce que rien ne pourra te blesser, parce que tout dépend de toi et que ta main et ta voix tirent les fils bien visibles qui te maintiennent dressé". Parce qu’alors elles sauront, cette main et cette voix dépositaires des pouvoirs de l’enfance, dominer les choses et organiser le monde dans la "masse dense" et le "filet aux mailles étroites" des mots. Peut-on penser le monde sans cet héritage qui nous rattache aux autres et aux siècles passés ? il y a de la terreur à imaginer que ce qui nous entoure peut "défaire fil à fil ses liens, [...], nous abandonner au froid comme le jusant découvre un îlot rocheux" (Le Triomphe du temps).

Une phrase est significative, dans La Commémoration, de cette hantise de la déliaison : la mort d’un oncle ; la maille qui avait filé dans le tissu familial, "la trame venait de lâcher en l’un de ses points, plus rien ne l’empêcherait de se défaire, ils allaient tous mourir maintenant". Fil, chaînon, maille ou boucle de la lettre, noués, liés, participent de la même entreprise contre la déliaison et la mort, ils s’inscrivent dans un même "principe du vivant" (La Maison forte) en tissant la trame continue de l’écriture (la phrase infinie), de la trame familiale, de la trame du temps, et celle exemplairement continue de l’oeuvre.

La reprise (musicale ou couturière) des motifs dans le tissu de l’oeuvre, la poétique des traces, la récurrence des images, ou la compacité sans rupture des pages manuscrites passées au bleu de l’encre (que l’écrivain appelle son "fantasme d’écriture"), sont une même manifestation du désir de durer, du désir d’une continuité sans faille. Si certains motifs repris annoncent des titres de romans à venir, ils contribuent aussi à nourrir la matière ininterrompue de l’oeuvre, ils en forment les sédiments temporels déposés couche après couche, livre après livre. Il y a le motif des visages rencontrés de roman en roman, des portraits de femmes dans les tableaux anciens ou des jeunes filles marchant les bras croisés sur des livres, dont la présence singulière est semblable "à celle de l’eau et à celle d’un parfum" (Lamentations), ou qui semblent "venues de la nature des pierres, des ciels et des eaux du fleuve" (La Jeune fille en bleu). Celui du "Jardin" d’où le jeune narrateur-écrivain du Montreur d’ombres doit sortir pour se confronter au monde ; du jardin d’enfance de Lamentations des Ténèbres "qui enferme dans un seul mot tant de choses" ; des jardins sublimes du XVIè siècle dont Chaunes cherche à retrouver l’ordonnance, l’histoire et le secret. Il y a le motif de la maison, depuis la "formidable bâtisse" (ce Mérande si proche phonétiquement des Mélède ou Morgante des Jardins) du Montreur d’ombres ou du Triomphe du temps (la "vieille maison" de la Littérature dont parle Gracq), jusqu’à La Maison forte, jusqu’aux maisons qui enferment des strates de temps et nous donnent l’illusion d’être éternels.

Et enfin, comme un écran entre soi et le monde, entre soi et les autres, il y a le motif insistant des chambres "encloses au coeur des maisons" : chambres d’écriture où dès l’aube brûle une lampe éclairant des "ronds de plus en plus pâles" les feuilles de papier saturées de bleu ; chambres de Morgante, inquiétantes et incompréhensibles ; ou fabulatrices, évocatrices, délicates et odorantes, qui se sont refermées sur les mille fragrances que le temps et la mémoire y ont déposées, se révélant à chacun de façon différente ; chambres accueillantes qui ont gardé des odeurs de bois, de cire, de fruits, ou celles troublantes de l’enfance ; chambres aux odeurs "si difficilement définissables que nous étions, [...] portés à désigner par des couleurs ce parfum des chambres qui accueillait nos entrées". Il y a la chambre fermée sur les archives familiales de La Commémoration. Et la chambre élue par Maren dans la petite maison de verre des jardins, la chambre couleur d’ambre et de miel de ses vingt ans, préservée du désastre de Chauvel dans La Maison forte. Et bien sûr, cette chambre tout en haut de la tour (qui fait écho à celle du Montreur d’ombres comme une proue dans la nuit) dans laquelle Chaunes après sa terrible brouille avec Wilhem livre sa dernière bataille, renonçant aux mots, affrontant en peinture ce qu’il avait affronté dans ses jardins, et tente de fixer sur la toile "les machineries si complexes des nuages" envahissant la pièce haute comme elles envahissent son esprit. Toutes sont des chambres mentales qui semblent rêver encore l’espace de solitude, de désir, de tourments et d’enthousiasme dans lequel les romans ont vu le jour.

C’est aussi La Maison forte qui montre l’avancée de l’écriture vers d’autres territoires plus intérieurs, ceux de la vie secrète, tissée des innombrables expériences que le temps inscrit en nous. Tout ce qui se trame dans le silence de ce "for intérieur" que désigne la langue ayant si justement emprunté au "forum" latin (l’ancien enclos autour de la maison) pour nommer l’espace secret de la pensée, avec ce que le temps et la vie nous révèle. La métaphore de l’épreuve photographique (les milliers de photographies archéologiques prises par le père de Maren) que seul le temps et notre "petite chimie intime" nous permettent d’interpréter, est dans La Maison forte une autre forme de l’exhumation de soi qui est au coeur de l’entreprise des personnages de la trilogie des "Champs de fouilles", révélant à chacun un aspect de lui qu’il ne connaît pas ou qu’il ne comprend pas. Chaunes devenu la proie d’une "envahissante et toute-puissante perfection vorace" est vaincu par sa quête hallucinée menée dans les jardins, par l’expérience qu’il fait du Sublime. Ce qu’il découvre en lui le brûle et le consume, comme sont consumées par le feu les racines du vieux pin laissant dans la terre "le moule complexe et torturé de leur réseau souterrain". L’enfoncement de Maren dans la maison épouse sa propre démarche intérieure qui lui fait découvrir, à travers la folie maniaque de son père, sa passion pour le Clos. Dans cette passion, Maren lit désormais leur "seul lien". Et parce qu’il "arrive qu’en nous parlant à nous-mêmes nous fassions venir au jour ce qui n’avait aucune chance d’exister jamais si notre parole ne l’avait pas arraché au néant", elle prend conscience de la force qui la porte vers Wilhem, tout en gardant vivant en elle le souvenir de Chaunes. Comme Wilhem garde vivant le souvenir de Chaunes à travers l’oeuvre accomplie dans ses jardins. Et c’est à l’écriture, aux lentes avancées de la phrase, à ses retours sur elle-même, ses explorations et ses rapprochements, ses complexités temporelles et ses volutes sinueuses, de figurer la lente découverte que les personnages font d’eux-mêmes, le lent déploiement de leur conscience.

Et c’est au Clos de La Maison forte de nous montrer la forme emboîtée de l’oeuvre : "ses portes et ses fenêtres s’ouvrent sur le dedans qui est toujours le plus vaste, elle a des couloirs qui mènent aux chambres où sont les armoires et les commodes à tiroirs, les placards et les boîtes, et on ouvre les portes, les tiroirs et les boîtes, ce qu’elle tient au secret, elle vous l’offre, quand la main légère sait faire jouer le déclic, elle n’a rien à cacher, elle attend seulement qu’on le cherche". Sous les boîtes et les tiroirs, sous l’imaginaire de l’écrivain enquêtant autour "du secret enfoui, qui est découvert et qui reste enfoui", pour qui l’énigme de l’existence et celle de l’écriture sont infinies et insondables, se devine l’aventure romanesque et l’emboîtement des livres qui naissent les uns des autres, le désir relancé sans fin de la forme (les emboîtements successifs de la narration), et du ton (la distance), le rêve d’une fin contenue dans l’origine et dans la première phrase du roman qui balayerait toutes les angoisses d’une écriture interrompue, brisée, arrêtée.

On se souvient de la hantise du discontinu dans le flux de l’écriture, de la comparaison que fait le narrateur de Lamentations des ténèbres avec l’escalier "resté inachevé" au-dessus du vide : l’escalier devient l’axe autour duquel se déploie le roman qui suit, Les Jardins de Morgante. La longue description de corps de femmes à l’ouverture de La Fable des jours s’étire sur de nombreuses pages et infléchit sa courbe sinueuse pour les montrer "exhibées là toutes ensemble comme les livres sur une petite table près du catafalque d’un grand écrivain au matin des obsèques" : ce sera le thème d’ouverture du roman à venir Lamentations des ténèbres. La Jeune fille en bleu et son narrateur se penchant sur son passé et sur son oeuvre offre un exemple identique, un même besoin de continuité : "Il faudra que je retrouve ce passage de Lamentations..." La nécessité de créer du continu, de lutter contre la fragmentation, contre la déliaison, est lisible dans toute l’oeuvre, lisible dans les réseaux qui circulent entre les romans, dans les échos des "lectures antérieures" qu’ils éveillent pour le lecteur, et des temps qu’ils mêlent. Dans le roman initial, Le Montreur d’ombres, le jeune narrateur-écrivain souhaitait que la lecture d’un seul mot provoque en une sorte de "mémoire fabuleuse" des réminiscences en chaîne, des souvenirs en cascade, ou des entrelacs de rapports nouant de subtiles connexions entre eux, "un peu", écrit-il, "comme l’audition [...] d’un passage d’opéra ou de pièce de théâtre vous renvoie nécessairement aux diverses mises en scène que vous connaissez, et plus encore à l’ambiance de chacune d’elles, à vos dispositions d’esprit d’alors, aux amis qui vous accompagnaient, à la femme que vous aimiez alors". La Maison forte, roman dont le mouvement narratif est conduit sur le mode de la découverte que font d’eux-mêmes Maren et Wilhem, sera merveilleusement construit d’après ce principe. Et un des mots provoquant une mémoire fabuleuse, est ici celui de "neige" : celle qui se met à tomber pendant le trajet en voiture de Maren en route pour Chauvel. Une neige qui efface les contours du monde visible et l’installe dans une sorte d’enveloppe silencieuse, ouatée, l’habitacle de sa voiture devenant, comme celui des maisons, "plus vaste que son enveloppe", ouvrant "sur le dedans qui est toujours le plus vaste". Un court moment d’inquiétude au coeur du paysage enneigé, et voici qu’adviennent les souvenirs de l’enfant qu’elle était, les moments passés avec son père et avec la neige au-dehors, ou l’incroyable nuit de l’orage de neige sur les jardins pendant le séjour des quatre amis à Morgante, une neige qui donne aux jardins une beauté surnaturelle et y accomplit un désastre irréparable. Tous ces moments différents de sa vie qu’elle tient là réunis à présent dans la coupe de sa main. L’oeuvre, comme le roman, est semblable "à ce paysage que découvre lentement le voyageur qui se déplace à pied", elle est "un espace en lent déplacement", "un territoire en mouvement" que l’on découvre toujours à partir de nouveaux points de vue.

Ce fil qui ne rompt pas, qui permet d’étirer le temps sans ruptures et sans cassures et la phrase à l’infini, ce "fil qui repasse à la verticale du même point, mais chaque fois un peu plus haut" (Le Triomphe du temps) parce qu’entre les deux points s’est écoulé du temps, le lecteur (lire, legere, c’est aussi lier) peut aussi le tendre entre deux romans éloignés dans le temps. Et par exemple, entre la joie ressentie par le narrateur du Triomphe du temps de voir coexister l’hiver et l’été dans un même lieu (la brume hivernale, la neige, et aussi le rose des bruyères, les arbrisseaux, la tiédeur de l’air) par la seule puissance des mots, dans la promenade rêveuse qu’il fait entre table d’écriture et paysage fictif - et l’émotion qu’éprouve Wilhem dans La Maison forte, lorsqu’il remarque, grâce à Chaunes qui lui avait appris à voir dans la nature ce qu’il avait transposé dans ses jardins, la lumière hivernale qui transforme le paysage et fait coexister dans un même site des saisons différentes. Ces expériences éloignées dans le temps ne relient pas seulement Le Triomphe du temps et La Maison forte aux Jardins de Morgante, elles rendent vaine désormais la brouille entre Chaunes, le jardinier des jardins sensibles, et Wilhem, l’homme des idées et des concepts, qui pensait qu’un "grand livre avait plus de valeur qu’un grand jardin, et un poète qu’un jardinier" (La Commémoration). Et si l’expérience d’un roman à l’autre est révélatrice de ce que peut le travail de l’art, de la rêverie qui fixe les rapports du visible et de l’invisible (d’un côté le paysage créé par les mots, de l’autre la transposition), elle révèle aussi le travail du temps dans le paysage d’une vie (la compréhension par Wilhem de la personnalité de Chaunes, sa vision des jardins), de la mémoire que nous gardons des êtres et des choses et que nous recevons comme un héritage à transmettre à notre tour.

L’imaginaire du fil ininterrompu dans l’oeuvre, c’est avant tout celui qu’instaure "l’entre-deux", un moment fondamental et poétique dont il faut à nouveau chercher la source inspiratrice du côté de l’enfant de Lamentations des ténèbres, immobile sur son lit, qui ne sait du temps que l’immédiate conscience qu’il en a, la conscience d’être "dans l’entre-deux, à la frontière du matin et de l’après-midi, en suspens, à la crête du jour, regardant ses versants si différents". Un instant révélateur en ce qu’il ôte au temps son caractère irréversible et fait communiquer ce qui a été et ce qui viendra. L’instant qui se souvient et anticipe. Revenons à une page du Triomphe du temps et à son narrateur-promeneur cherchant à ramener au jour des couches de temps, à en "arracher la chair indurée", un peu, écrit-il "comme on découvre le jaune éteint des champs sous la plaque de neige fraîche qu’on soulève à chaque pas à l’époque des dernières promenades d’hiver". Cette couleur jaune de l’herbe cachée et révélée par la plaque de neige que l’on soulève me retient, parce qu’elle est récurrente dans l’oeuvre, et qu’elle est bien proche de la "couleur jaune d’après-midi de printemps" pleine de promesses que le narrateur du Montreur d’Ombres découvrait sur la couverture d’un livre (A Rebours). Plaque de neige et couverture de livre sont à leur manière un palimpseste, un écran entre deux saisons, entre deux moments (promesse d’une saison, promesse d’une lecture), elles portent en elles la "latence des choses" (Le Montreur d’ombres).

Et cette couleur jaune de l’herbe d’hiver annonce ces journées d’avant-printemps et leur "puissance invisible grosse de choses à venir" (La Fable des jours) lorsque "quelque chose travaille partout en profondeur", ces "journées miraculeuses et rares de l’avant-printemps" qui vous rendent heureux sans que l’on sache bien pourquoi, ces moments précieux entre tous de l’année, où "les reflets jaunes de la vieille herbe viraient [...] au vert de jeune pousse" (La Maison forte). Elles sont les journées préférées, les plus propices aux travaux de la terre mais également à ceux de l’écriture, des journées qu’aime particulièrement Chaunes parce qu’elles semblent porter en elles "la puissante réserve des choses", grosses du passé et tournées vers l’avenir. Des journées qui montrent ce qui est en train d’apparaître, en train de prendre forme, qui mettent en lumière dans les instants de dévoilement ou d’exhumation des choses, leur devenir, leur potentialité, leur virtualité. Un moment offrant "cette sorte de conjonction de deux mondes distincts qui permettait à chacun d’eux de se révéler à la lumière de l’autre" que l’on peut aussi trouver dans la rencontre avec une jeune fille (La Jeune fille en bleu). Ou dans la voix de Maren laissant entendre, dans cet âge que l’on dit au milieu de la vie, "l’épaisseur des années accomplies et celles des années encore à accomplir" (La Maison forte). Ou encore dans la période si intéressante, nous dit Jean-Paul Goux, que représente "cet entre-deux-livres où l’on tire partie de l’expérience antérieure et où l’on n’est pas encore à proprement parler dans le nouveau livre."

Mais ces journées "d’hiver finissant, de printemps commençant" n’ont pas encore livré tout leur secret. C’est en pensant à la prédilection de Chaunes pour ces journées qui lui suggéraient l’image élue "de la vieille écriture présente et cachée sous une autre plus récente" dans La Maison forte, que Wilhem évoque une soirée avec des amis réunis avant leur départ pour Morgante, et avec elle, le trouble qui avait envahi Chaunes lisant dans les groupes différents qui s’étaient formés, des périodes différentes de sa vie. Et le principe de liaison invisible qui relie et organise tous les sédiments temporels différents dans le "site unique" d’une vie, et qui s’impose aujourd’hui, à lui, Wilhem, lui apparaît soudain sous la forme de la spirale : "un ressort tendu, d’abord, avec ses fins anneaux qui semblent seulement empilés les uns sur les autres, mais lorsqu’il se détend, voici ses spires qui apparaissent et le lien qui les unit d’un bout à l’autre - un fil continu qui s’enroule autour d’un axe immatériel et qui tient ensemble le plus lointain et le plus proche, le commencement et la fin, et ce qui circule ainsi du commencement à la fin et qui les enchaîne, [...], c’est la spirale continue de ce que nous sommes". La spirale n’est-elle pas une métaphore insistante, inspirante, dynamique, dans l’esthétique baroque ? une métaphore dont on comprendra toute la portée dans cette oeuvre qui demande que l’on s’y enfonce à la verticale ou selon les volutes de la spirale, mais qui est portée par la houle, soulevée par la vague déferlante des mots, fascinée par les métamorphoses des nuages ou des jeux de la lumière, par la sinuosité de la phrase ou la "ligne serpentine et sans attaches, qui ondulait parmi les ombres et les lumières, attirait l’oeil d’en bas par l’extraordinaire puissance ascensionnelle de sa vrille" de l’escalier intérieur de Morgante, une oeuvre qui emprunte aux flux des eaux et aux mouvements des vents leur force dynamique et leurs énergies motrices. La spirale qui est la "courbe propulsée par elle-même" (La Maison forte), une forme prise dans un mouvement infini, est la métaphore même de cette oeuvre infiniment ouverte.

Il y a, se dit Wilhem à la fin de La Maison forte, pensant à l’image élue des "épaisseurs traversées" qui avait immédiatement rapproché Chaunes et Maren dans leur passion pour les jardins et les maisons, "ceux qui se figurent la continuité dans le temps par l’image d’une spirale qui s’enroule dans l’espace, et ceux qui voient le temps empiler ses traces couche après couche, ceux qui pensent en volutes et en cercles s’élevant haut dans le ciel, et ceux pour qui cela s’enfonce et se cache à la vue en s’accumulant"...En volutes et en cercles ? Ces paroles de Wilhem, je les lis à la lumière de celles de Virginia Woolf, à la lumière de ses intuitions romanesques lorsqu’elle dit son désir de voir le roman de l’avenir, le roman "encore sans nom", assumer "certaines fonctions de la poésie" restée "à l’écart entre les mains de ses prêtres", et emprunter des voies nouvelles qui sauront nous donner, dit-elle, "les rapports de l’homme avec la nature, avec la destinée, ses images, ses rêves", mais aussi "le contraste, le doute, l’intimité et la complexité de la vie", toutes ces choses qui, si l’on sait s’en approcher, rendent les romans si étranges. Ces romans qu’elle voyait "à l’horizon", sont maintenant avec nous.

6 février 2005
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