Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949
R.W.
Le fait de connaître la biographie d’un auteur modifie certainement le regard que l’on porte sur son œuvre. Ainsi peut-on être tenté de voir dans certains romans de Walser une écriture partiellement autobiographique alors que le choix du roman indiquerait plutôt une volonté de mettre le vécu à distance. C’est moins vrai pour les proses brèves qu’il publie d’abord en revue, où l’auteur tend davantage à s’identifier au narrateur. Encore est-ce là une manière de dire, un point de vue que l’on doit pouvoir réfuter facilement en faisant valoir la part d’inventivité et de jeu propre à son écriture, laquelle projette le « je » dans un espace de transformation, de métamorphose, où la notion d’identité devient poreuse et accessoire. Dans le texte qui introduit la correspondance, Peter Utz établit une analogie entre « le “je” épistolaire et le “je” de l’œuvre ». C’est un parallèle plus ou moins tenable, selon les lettres et les périodes auxquelles elles sont écrites. Ce qui est sûr, c’est qu’un lecteur de Walser ne sera pas surpris par la teneur de sa correspondance, en raison précisément de la part autobiographique de son œuvre, laquelle comporte d’ailleurs un certain nombre de lettres, genre qu’il affectionne. Cependant, hormis la correspondance des années 1925/1928 — période où, selon la traductrice Marion Graf, Walser se montre particulièrement ardent et prolixe — l’écrivain Walser surpasse le plus souvent l’épistolier, et c’est bien normal, car de toute évidence l’écrivain n’a pas pour but de hausser chacune de ses lettres au rang d’une œuvre d’art, alors qu’il travaille consciencieusement les textes qu’il destine à la publication (et ce n’est pas le moindre des intérêts de cette publication que de montrer combien Walser tenait à ce qu’il écrivait et quels efforts il était prêt à faire pour obtenir gain de cause).
Au fil de la lecture on peut donc suivre les multiples chantiers d’écriture que l’écrivain met en œuvre, ses relations quelquefois tendues avec certains de ses éditeurs, mais aussi les liens qu’il entretient avec sa famille (ses sœurs) ou avec la gent féminine, ses déplacements, ses emménagements successifs, en Suisse, en Allemagne, puis à nouveau à Bienne, à Berne, jusqu’aux années d’asile de la fin, où la correspondance se tarit. Outre sa maîtrise de la langue, ce qui charme le plus dans son écriture, c’est son humour, sa liberté de ton, son sens de la provocation aussi, sa recherche d’une complicité qui, paradoxalement, à force de clin d’œil, de références, de jeux mots, risque parfois, on l’imagine, de décontenancer ses interlocuteurs. Il serait fastidieux de chercher à résumer cinquante ans de correspondance, j’évoquerai donc plus particulièrement ce moment de grande fécondité qui voit la tonalité de la correspondance changer, se faire plus hardie, ironique, familière voire à la limite de la vulgarité, période un rien exaltée, euphorique, qui donne l’impression que Walser se joue des choses, des êtres, à mesure qu’il survole avec allégresse le tableau du monde en émettant des cris à la manière d’un rapace. Jeu épistolaire donc, à ceci près que, quand on sait qu’il sera hospitalisé au début de l’année 1929 après une « crise psychique » dont on ne sait pas grand-chose, à la clinique psychiatrique de la Waldau tout d’abord, puis à partir de 1933 à Hérisau, on peut se demander si derrière l’écran que dressent devant nous telle image poétique ou telle tournure particulièrement bien senties, ne se dissimulent pas des gouffres, des abîmes de sens où se précipitent l’angoisse et l’affection.
Malgré une méfiance avouée à l’égard des rédacteurs et autres directeurs de revues auxquels Walser a affaire, il n’hésite pas à les traiter avec une certaine hauteur ou franchise, sans se soucier des éventuelles conséquences. Il y a chez lui un mélange de timidité enfantine, de respect presque exagéré des conventions et un penchant à l’arrogance, lié peut-être à une forme de susceptibilité, de sensibilité, qui en fait un personnage unique. À un certain Efraim Frisch, directeur de de la Neuer Merkur qui vient de lui refuser un article tout en l’incitant à lui envoyer quelque chose de plus personnel, Walser écrit, profitant de l’occasion qui lui est donnée de dire ce qu’il pense de cette revue où il a publié et publiera encore :
« Vous ne faites pas votre devoir, cher Monsieur. Au nom de la culture, au nom de l’humanité qui attend, moi, obscur petit Walser, je vous le dis tout de go. Vous semblez apprécier les opinions. Eh bien ! en voici une, la mienne. Votre publication n’est ni drôle, ni profonde, ni distrayante, ni, au sens noble, instructive.[...] Je serais navré que vous vous fâchiez contre moi, mais les temps sont trop graves pour que l’on ait envie de se contenter de badiner et de dire des gentillesses. »
Nous sommes en 1921, c’est-à-dire peu après la Première Guerre mondiale. A la fin de l’année 1924, à Max Rychner, rédacteur de revue, il s’adresse en ces termes : « Monsieur le doctor Rychner, et non plus Mon cher ! », pour se plaindre d’une baisse d’honoraires. Il signe : « Robert Otto Walser, car tel est bien mon nom complet ». C’est le début d’un jeu sur le nom propre ou le surnom. À son amie et confidente, à qui il fait une cour assidue, il signe Walser Röbi, puis « votre Walserounet » (mai 1924). Dans un courrier adressé au même Rychner, il signera : Röbeli Wauser (septembre 1925). Mais ce n’est pas seulement son nom qui fait l’objet d’une transformation, la manière dont il s’adresse à ses correspondants change également. Il abandonne les conventions, jouent avec elles. À Madame Mermet il use de formules du genre : « votre altesse », « Chère puissante dame, Très haute souveraine », « ma chère patronne » (en référence à son activité de lingère, « ô patronne de la lingerie »), ou bien il ajoute des qualificatifs à son nom : « Madame Mermet, la plus noble », « Madame Mermet, dite l’Admirable ! ». On ignore comment cette personne réagit à ce lyrisme ironique. A Rychner encore : « Mon inestimable Monsieur, Haut bienfaiteur et éventuellement cher ami. » Voilà pour les salutations et les signatures.
Au sujet d’une lettre sans doute rédigée à la hâte, il écrit à Madame Mermet, sa correspondante la plus régulière : « À la vue de ce paragraphe, vous aurez constaté que de la vitalité jaillit en tourbillon - et vrombit - et bouillonne encore en moi » (décembre 1923). À la même personne, début 1925 : « Ma santé est en parfaite santé, toutes mes maladies maladent et mon esprit vous envoie un grand salut en esprit, tout rempli de je ne sais trop quoi. » À un éditeur qui lui a envoyé une anthologie intitulée Humour des nations où l’un de ses textes figure, il écrit : « Et maintenant, m’avouez-vous, vous partez au début du printemps prochain pour la Sicile, c’est là me mettre sous le nez quelque chose comme du lard bien fumé en sorte que le parfum de l’excursion me régale en imagination. » L’image peut surprendre. Il faut dire qu’il est souvent question de nourriture dans cette correspondance. La lingère ne fait pas qu’envoyer des chemises et des chaussettes à Walser, elle le pourvoit en saucisses et fromages, et pas seulement durant la période où il est soldat. Une lettre datée datée de « l’an de grâce 1924 » se termine ainsi : « J’ai trouvé votre fromage maigre excellent, je vous en remercie et salue Madame l’Abbesse, si vous êtes d’accord avec ce titre, rempli de joyeuse considération et d’une petite prise de cordialité. » La cordialité se fait parfois familiarité : « J’embrasse, tel un paysan de Galicie, l’ourlet de votre ravissante petite culotte et vous prie d’agréer les salutations cordiales de votre Robert Walser ». La trivialité flirte avec la poésie, comme dans cette lettre écrite en octobre 1925, où l’épistolier se lance dans une sorte de méditation sur le cocuage de laquelle la littérature n’est pas absente : « Un Monsieur Boule-de-beurre, ou comment s’appelle donc cette célébrité bien barattée, va bientôt donner ici une conférence, ou parler de ses propres affaires, ou plus encore, bardjaquer ou batoiller. Quels moulins à paroles publics sont devenus nos écrivains. » Un pas de plus semble franchi dans une lettre où il évoque une scène entre Madame Mermet et lui dont on ne comprend pas tout :
« Mais je me salis en parlant de cette chienne de bonne femme, qui du reste m’a couru après et m’a prié de bien vouloir venir un peu voir si elle me paraissait désirable ou pas. Par esprit chevaleresque, j’ai accepté son invitation à la suivre à l’étage. Mais comme je manifestais un intérêt très médiocre pour aller plus loin dans l’examen de certaines plasticités, elle s’est mise en rage, elle a crié à la cantonade à travers toute la salle à manger : il ne vaut rien, ce type ! Et c’est vous qui avez dû payer pour cette mégère apprivoisée déguisée en ménagère. [...] Dommage qu’il ait fallu qu’une pareille cochonne à son frotteur de couleurs nous ait gâché les vacances. »
À un moment donné de la lecture de cette correspondance, j’ai pensé au Journal d’un fou de Gogol. Contrairement au personnage créé par l’écrivain russe, Walser n’a pas joué avec le calendrier, davantage avec les mots, les noms, oscillant entre le nul et le prétentieux, le petit et le grand. Walser est un modeste, tout comme le Ferdinand VIII de Gogol était « un zéro, rien de plus », ce qui ne l’empêche en rien de méditer sur les honneurs, tel un moraliste ou un peintre du XVIIe s’absorbant dans une vanité. Dans une lettre datant d’avril/mai 1925 où il s’entretient de littérature avec Madame Mermet, Walser écrit après avoir évoqué Proust :
« Toutefois, je me sens très bien, dans ma langue allemande, l’Allemagne est justement tout, tout autre chose que la France. Dans les régions de langue allemande, les poètes semblent avoir été inventés essentiellement pour composer des hymnes à la gloire des petits souliers des serveuses de taille moyenne, ce qui n’est nullement une vocation à dédaigner. » Puis il parle de Gogol justement, « le grand poète Gogol, dont votre excellence n’a peut-être encore rien lu, est devenu tout joliment fou et il est mort d’une mort misérable, à ce que j’ai appris dans le Journal de Genève ». Au moment de mourir Gogol réclama une échelle. Qu’a réclamé Robert Walser, une fois couché dans la neige ? Nul ne le sait. Peut-être n’a-t-il rien réclamé du tout. Il avait cessé d’écrire depuis plus de deux décennies.