Une année dans la vie de Paul Gauguin
Le vertige danois de Paul Gauguin, roman de Bertrand Leclair, est à paraître aux éditions Actes Sud, collection « un endroit où aller » (en librairie le 4 février).
Lire les premières pages.
Précédemment paru, Chantier Gauguin chez publie.net, collection « Critique et essais ».
Bertrand Leclair sur remue.
À Copenhague il a peint Moulin de la Reine que décrit ainsi Bertrand Leclair :
C’est une symphonie de verts et de jaunes sous le bleu du ciel retrouvé, un hymne à la joie de peindre – et ce petit paysan marchant vers le spectateur, une figure minuscule qu’il a rajoutée après coup dans le bas de la toile et qu’on croirait sortie tout droit d’une tableau de Pissarro, littéralement fondue dans le paysage, pas du tout à l’échelle des arbres ou de la barque amarrée plus loin, au bord de l’étang, mais si l’on s’en fiche, de l’échelle, quand sa présence et son allant de marcheur équilibrent l’ensemble de la toile : est-ce que ça ne frise pas la perfection ?
une Nature morte dans un intérieur :
Imaginer un appartement danois de la fin du XIXe siècle, tel qu’il en a représenté un dans sa Nature morte dans un intérieur, un intérieur tellement sinistre que les exégètes ont longtemps pensé, sans aucune raison sinon sentimentale, que la scène mystérieuse de l’arrière-plan, rassemblant trois femmes et deux enfants, était une veillée funèbre. La correspondance ne déroge pas, à lire cette description qu’il envoie à peine arrivé, sincèrement surpris : « Vous n’avez pas idée d’un salon danois. Des meubles en noyer verni toujours neufs dans les coins des bustes de poète avec des fleurs et des rubans autour. Partout des photographies sur les tables et sur les murs. Par terre un pot de lierre dont les branches courent délicatement entre les portraits photographiés. Sur les chaises des petits ouvrages d’aiguille très difficiles très compliqués et d’une laideur effrayante. Par exemple il est de règle d’avoir quelques paysages à l’huile comme des chromos. »
et cet Autoportrait :
Engoncé dans son gros manteau fermé jusqu’au col, il se peint pour voir, comme l’on dirait au poker, du coup il se raconte, évidemment, dès lors qu’il nous invite dans son atelier, dévoilant les conditions dans lesquelles il travaille : l’atelier du peintre est donc cette cellule étroite et glaciale où l’on peinerait à se tenir debout, plongée dans une lumière d’aquarium, de marécage, même, où dominent les verts d’eau et les bruns, une lumière poissarde qui lui fait le teint lépreux. Le visage à moitié dévoré d’ombre, il n’y dispose d’aucun recul, écrasé entre son chevalet et d’anciens tableaux retournés contre le mur, juste derrière son siège. Il peine à maintenir la tête haute, sous la grosse poutre qui traverse l’angle supérieur droit de la toile, accentuant le sentiment d’écrasement. C’est tout le poids du monde qui lui arrondit les épaules. Les traits tirés, les yeux cernés, il semblerait presque plus âgé de dix ans que dans les autoportraits bretons de 1888.
Le roman de Bertrand Leclair nous fait entendre le monologue du peintre découragé par les conventions de la bourgeoisie danoise et son dialogue enfiévré constant avec la peinture qui traverse aussi sa correspondance avec ses amis Camille Pissarro et Émile Schuffenecker. En face, le chœur des voix familiales (au sens large) et sociales qui lui reprochent en vrac de ne pas peindre de « beaux » tableaux qu’on aurait orgueil à accrocher au mur et montrer à ses invités comme signes culturels de la réussite, de ne pas parler danois et de renoncer à l’apprendre, de ne pas avoir le sens du commerce et de ne pas gagner de quoi faire vivre sa famille. Ces négations lui ferment autant de portes qui vont l’amener à quitter le Danemark et à franchir définitivement le seuil de la seule issue : la peinture.