Paula, en profil perdu | Anne Walter


Les livres d’Anne Walter sont des pépites d’or. Petits, parce qu’elle l’a choisi ainsi, bien qu’on lui ait dit dans les années cinquante : « Maintenant écris deux cents pages et tu as un prix. » C’était François Nourissier qui l’encourageait. Mais la jeune femme n’en fait qu’à sa tête. Elle écrit court et dense. Chaque phrase soulève tout un monde, chaque réplique recèle une réflexion sur les thèmes qu’elle approfondit à chaque livre. Et lisant, on ne peut s’empêcher de souligner ces phrases, de les recopier pour les garder vers soi.

Une femme peint. La narratrice de Paula, en profil perdu que vient de publier Actes Sud, peint seule mais proche de Louis, Jacob, et bientôt Cyril, puis des chats Félicité et Sophie. D’autres personnages envahissent les pensées et les conversations : Rainer, Paula, Otto, Clara, Lou. On croise aussi Paul Cézanne, Paul Klee, Auguste Rodin. Il s’agit bien d’un roman où l’atmosphère et les références se distillent tout en finesse, et nous sortons de la lecture chargés de mille sensations et de désir d’en savoir plus sur la peinture des premiers représentants du mouvement expressionniste en Allemagne.

Mais le propos d’Anne Walter, celui qui court dans ses livres, émerge vivement à nouveau : comment peut-on être artiste, comment se démettre de la vie sociale imposée, comment être femme et obtenir de créer seule sans obligations familiales, puisque la beauté est à cette condition ? Enfin, comment rompre avec la tradition de la peinture du passé (ou de l’écriture) ? Comment garder courage quand on invente forcément seul ou seule ?

Le livre nous fait vivre dans le présent de la Villa, son quotidien, ses sommeils, ses réflexions sobres et denses sur les bouleaux et le jardin, le voisin russe et une conversation sur Nabokov :

- Nabokov et le passé disparu. Comment a-t-il pu survivre ?
Je lui parle du jardin et de marcottage.
Perplexité de Jacob qui ne voit pas le rapport.
- On se sert d’une branche basse et souple d’un buisson, fixée au sol par une broche, on patiente, la branche connaît le secret et va durant l’hiver pousser des racines à l’endroit prévu. On coupe au printemps ce cordon nourricier : la branche est devenue un buisson nouveau, autonome ; on pourra, le jour venu, le planter ailleurs.
- Je crois que Nabokov apprit à vivre à Berlin. N’est-ce pas là qu’il aurait le plus souffert ? Ses nouvelles sont âpres et violentes. Tout est menacé.

Dans la Villa, on n’est pas riche. On a choisi de peindre.

On ne peut tout gagner : recevoir un salaire, vivre en sécurité, c’est aussi faire abdication de soi. Le métier vous envahit en tout, il use les forces créatrices.

Comment défendre les préoccupations de l’artiste, comment les partager :

Que sait-on d’une couleur, pourquoi m’en inquiéter ? La promesse légère de ce bleu m’a-t-elle conduite à la libérer ?

C’est dans le musée avenue d’Iéna où l’amène Jacob que la narratrice découvre la peinture de Paula Becker, peintre des toutes premières années du XXe siècle.
Et tout se tisse : la Villa de la narratrice et la communauté de Worpswede où se retrouvent les peintres comme Otto Modersohn en 1900 ; le voisin russe et sa collection de tableaux, le vitrail vert et rose de Nabokov ; l’amitié entre la narratrice et Jacob, celle de Paula et Rainer ; les chats et le tableau de Paula Petite fille avec un chat dans un bois de bouleaux ; la peinture de la narratrice et celle de Paula :

Je vais à la toile enfin sèche sur le chevalet, dépose des tons ocre et chair sur ma palette, un soupçon de carmin, tâte les couleurs du bout de ma brosse et le reste s’impose. Un regard au miroir pour vérifier : voici le nez de Paula, son imperceptible sourire. Le regard, intense, les sourcils relevés, l’air perplexe et moqueur.
Mes traits s’ajoutent à ceux de Paula, pris dans la même attente. Est-ce là, maintenant, y sommes-nous ? Les dahlias sur ma table ont remplacé les résédas d’automne. Ici en la Villa, ou à Worpswede, peu importe. Rainer le sait : il faut « devenir un cloître au-dedans de soi » !

La rencontre entre Paula Becker et Rainer Maria Rilke est courte, sans avenir mais forte. À Worpswede puis à Paris, Paula travaille dans son atelier rue du Maine. Rainer la croise, il la décourage devant la misère à venir. Il disparaît, préfère sa chère Russie. Paula cherche, Paula peint :

Que d’ampleur dans ce qui doit venir, naître du dedans et prendre forme. Rien à voir avec cette oppression dite progrès.

Paula sait qu’elle mourra jeune, aura-t-elle le temps pour l’œuvre ? On la rappelle dans sa famille, il est incompréhensible qu’elle reste loin, seule, sans confort. Elle rentre auprès de son mari, Otto Modersohn, met au monde sa fille Mathilde à Noël et meurt aussitôt.

Les morts ne nous ont pas abandonnés, ils nous portent une attention aimante, ôtent les peurs, les obstacles sur notre chemin.

Les morts nous apprennent à peindre :

J’ai repris mon dessin : la lampe de cuivre dont la base renflée s’orne de feuilles d’acanthe, puis repose : attendre un peu, effleurer sans rien finir. Laisser êtres et choses en suspens. Ne pas toujours viser un résultat programmé, tangible.

Ainsi, le livre d’Anne Walter se relit en ouvrant une page ou deux dans lesquelles on trouve toujours de quoi se nourrir et laisser murir en soi une éclosion, parfois bien longtemps après la lecture. Son écriture efficace, pertinente et impertinente, emprunte de lenteur vive et de poésie ferme, sa narration qui met en scène l’avancée de la pensée en ses méandres qui retrouvent toujours leurs chemins, éveillent le lecteur et créent les images très vivantes d’un scénario parfait de film.


Paula, en profil perdu de Anne Walter, a paru chez Actes Sud.

Anne Walter a publié une douzaine de livres dont :
Les Relations d’incertitude
Monsieur R
La Nuit coutumière
Rumeurs du soir
L’herbe ne pousse pas sur les mots
La Leçon d’écriture
Les Rendez-vous d’Orsay
C’était un jour très lent, également chez Actes Sud.

8 mai 2009
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