Anne Luthaud | Hoya Bella

Hercule combattant l’Hydre de Lerne (mosaïque romaine)
La vengeance n’a pas d’âge. La folie du géomètre se ressource dans son passé. Le roman ne cesse de s’ouvrir comme un sol sous ses pieds pour montrer des strates oubliées. La vengeance est un nom pour le passé qui exige réparation. Il y a de la haine chez Mitka, terrible fléau. L’amour a mal tourné. Depuis quand ? Il se remémore des scènes, changement de point de vue, de narrateur. Ce roman originalement construit, économe, rapide, déroutant à certains égards, a lui aussi plusieurs têtes.
« J’ai vu mes parents s’embrasser deux fois avant qu’ils ne se séparent, j’avais 9 ans. Deux fois, c’est pas beaucoup. Mitka scrute le bleu des azulejos de la gare de Jerez. Et qu’est-ce que ça peut faire ? De combien de baisers avec Giulia je me souviens ? »
Le sol est mouvant et le géomètre fait des calculs pour prévoir ses mouvements : surgissements impromptus, glissements périlleux. Il passe aussi des frontières. Il va voir de l’autre côté. La mort distille quelque chose d’excitant. D’érotique. Le poignard est évidemment phallique, et l’étreinte du tueur avec sa victime une variation du coït. Le corps est une géographique, le sang qu’il répand quand on le blesse découvre des scénarios inédits, des embryons d’histoires étouffées. Mitka ne sait pas vraiment ce qu’il fait, qui il est. Il comprend cependant qu’à un moment ce n’est plus possible. Il ne peut plus se porter, se supporter. Il y a comme un écartèlement de ce personnage, physique, mental, géographique, linguistique.
« Et toi, Mitka, pourquoi tu parles si bien espagnol ? - Ma mère. Mais ton prénom est plutôt russe ? - Oui. Mon père. »
Pas très loquace Mitka. Mais il a une très bonne descente. C’est le côté « grande beuverie » du roman d’Anne Luthaud, on picole pas mal, beaucoup même. Un jour, on est en France, dans le Nord, Mitka est seul, c’est une journée de travail comme une autre, il achète un lapin à cuisiner, avec la tête, il ne l’avait pas demandée, et un pot de moutarde. Il promène le tout dans un sac plastique, en plus de sa sacoche, de ses clous, de son tachéomètre. « Et soudain j’en ai marre. »
« Mitka vide sa sacoche au sol, la boîte à clous d’arpentage s’ouvre et les clous glissent jusqu’au caniveau, le marteau pour frapper les poteaux de repérage écrase la chaussée, la ficelle ne reliera plus un piquet à un autre, elle s’est dévidée le long du trottoir. »
Fin du premier acte. Mais on n’est pas dans une tragédie, ce livre ne compte que trois parties (avant, pendant, après). Sans omettre le préambule, ouverture singulière qui donne à voir dans un montage rapide une série de meurtres qu’il faudra élucider. Non, pas vraiment, on n’apprendra pas grand-chose, ni sur les mobiles ni sur le personnage. Mitka, ce prénom a-t-il un sens ? « Désolé, nous n’avons pas encore de définition pour ce prénom » me répond internet. C’est parfait. Je n’en demandais pas plus. Hoya Bella est le nom d’une fleur, cela la romancière ne l’a pas inventé. Comme certains sentiments, elle a sa saison de floraison et de flétrissement. La haine meurt aussi, l’hydre s’endort ou sa tête tranchée. Même si ailleurs la guerre fait rage.