« Oh, Florens. Mon amour. Écoute a tua mãe. »

Site officiel de Toni Morrison (en américain).

« Voir comme on ne voit jamais », dialogue entre Toni Morrison et Pierre Bourdieu dans la revue Vacarme.

Rencontre avec Toni Morrison sur le site des Inrocks.


Nous mourons. C’est peut-être le sens de la vie. Mais nous faisons le langage. C’est peut-être la mesure de nos vies.
Toni Morrison, Discours de Stockholm, décembre 1993 [1].




             La nuit fait silence, l’écrivain est à sa table de travail.
             Dans l’obscurité, des voix se font entendre.
             Qui parle ? demande-t-il ou elle.
             Une voix répond « Za » à Raharimanana.
             Une autre voix répond « Hossein Tanzifi » à Réza Barahéni.
             Une autre encore… ceux qui écrivent sont à l’écoute.
             Et celle-ci qu’on entend à peine, quel est son nom ? À qui s’adresse-t-elle ?
             Elle murmure : « N’aie pas peur. »

N’aie pas peur. Mon récit ne peut pas te faire du mal malgré ce que j’ai fait et je promets de rester calmement étendue dans le noir – je pleurerai peut-être, ou je verrai parfois à nouveau le sang – mais je ne déploierai plus jamais mes membres avant de me dresser et de montrer les dents. Je m’explique. Tu peux penser que ce que je te dis est une confession, si tu veux, mais c’est une confession pleine de ces curiosités qui ne sont familières que dans les rêves et durant ces moments où le profil d’un chien se dessine dans le plumet de vapeur s’élevant d’une bouilloire. Ou lorsqu’une poupée de maïs posée sur une étagère se retrouve à valser dans le coin d’une pièce et que les méchantes raisons qui l’ont amenée là sont claires. Des choses plus étranges arrivent sans arrêt et partout. Tu le sais. Je sais que tu le sais. Une des questions, c’est : Qui est responsable ? Une autre question : Est-ce que tu sais lire les choses ? Si une paonne refuse de couver, je lis cela très vite et, ça ne manque pas, cette nuit-là je vois a minha mãe debout, mais dans la main avec son petit garçon, et avec mes chaussures qui gonflent la poche de son tablier. D’autres signes demandent plus de temps pour être compris. Souvent il y a trop de signes, ou alors un présage clair se brouille trop vite. Je les trie et tente de m’en souvenir, mais je sais pourtant que j’en manque beaucoup ; comme lorsque je ne lis pas la couleuvre rayée qui rampe jusque sur le seuil de la porte pour y mourir. Je vais donc partir de ce que je sais avec certitude.

             La voix est celle de Florens, une très jeune fille, presque encore une adolescente. Elle adresse à sa mère, sa mãe qui ne la lira sans doute pas, cette histoire des signes qu’elle a écrite sur les murs d’une maison fermée depuis la mort de Jacob Vaark son propriétaire.
             Nul n’y entre plus qu’elle.
             Une histoire ainsi à l’abandon, sur le point d’être oubliée, est-elle pour autant perdue ?
             Toni Morrison passait là. Elle a entendu la voix de Florens, est entrée dans la maison, a lu l’histoire, a décidé de lui donner forme romanesque. Florens et elle ont tenu conciliabule, se sont réparti le travail chapitre par chapitre : Florens racontera son histoire à la première personne, au temps présent ; l’écrivain racontera l’histoire de la maison, de celui qui l’a construite et de ceux qui auraient dû l’habiter, à la troisième personne, aux temps du passé.

             Dès ses débuts, l’esclavage afro-américain s’abat sur les femmes. Elles aussi sont enlevées, mises en vente, achetées, marquées, enchaînées, battues, elles aussi sont échangées d’un continent, d’un domaine, d’un planteur à l’autre. Violées afin de les soumettre, elles mettent au monde des fillettes esclaves.
             Beloved [2] de Toni Morrison, qui se déroule en Ohio à la fin du XIXe siècle, est le nom d’une enfant tuée par sa mère, esclave noire, afin qu’elle ne soit pas forcée dans le lit du maître. Un don [3], qui se déroule deux cents ans plus tôt en Virginie, dans les années 1680, remonte aux origines, quand la coexistence sur le territoire nord-américain semblait encore une possibilité.

Jacob Vaark sortit de sa tombe pour visiter sa belle maison.
« C’est normal, dit Willard.
— Je le ferais aussi », répond Scully.
C’était toujours la maison la plus grandiose de toute la région, et pourquoi ne pas y passer l’éternité ? Lorsqu’ils remarquèrent tout d’abord l’ombre, Scully, sans être certain que ce fût vraiment Vaark, pensa qu’ils devaient se rapprocher tout doucement. Willard, au contraire, qui s’y connaissait en esprits, le prévint des conséquences qu’il y avait à réveiller les morts qui se relevaient. Nuit après nuit, ils guettèrent, jusqu’au moment où ils furent convaincus que personne d’autre que Jacob Vaark ne passerait du temps à hanter cet endroit : il n’y avait pas eu d’occupants avant lui et Mistress interdisait à quiconque d’y entrer. Les deux hommes respectaient, à défaut de la comprendre, la façon dont elle raisonnait.
Pendant des années les fermiers des alentours avaient constitué tout ce que les deux hommes pourraient un jour connaître comme famille. Un couple au grand cœur (les parents), et trois servantes (les sœurs, disons) et eux, les fils bien utiles. Chacun dépendant d’eux, aucun n’est cruel, tous sont gentils. Surtout le maître qui, contrairement à leur propriétaire plus ou moins toujours absent, ne jurait jamais et ne les menaçait jamais. Il leur donnait même du rhum en cadeau pour Noël, et, une fois, lui et Willard avaient partagé une bonne cuite à même la bouteille. Sa mort les avait assez attristés pour les pousser à désobéir aux ordres de leur propriétaire d’éviter l’endroit, infesté par la variole ; ils s’étaient portés volontaires pour creuser la dernière, sinon l’ultime, tombe dont sa veuve aurait besoin.

             Florens est l’une des trois sœurs (les servantes), les autres s’appellent Lina et Sorrow. Elles sont sœurs en servitude, les parents (le couple au grand cœur) sont leurs maîtres. Un don raconte l’histoire de Florens et de Sorrow jeunes esclaves noires, de Jacob et Rebekka émigrés venus d’Europe, de Lina l’Indienne, de Willard et de Scully des « engagés » d’une propriété voisine qui travaillent afin de rembourser leur passage en Amérique. Décrivant leurs face-à-face dans des situations qui mènent quelquefois à l’affrontement, leurs côte-à-côte solidaires dans les travaux de la ferme, de la maison, dans la maternité et le deuil, le roman pétrit les notions d’appartenance, de dépossession et de déplacement.

             C’est autour du récit écrit dans la maison que se compose le personnage de Florens née d’un viol, donnée par sa mère à Jacob Vaark pour lui éviter d’être à son tour violée ou vendue, rejetée par le forgeron noir et libre dont elle était amoureuse. Feuilles d’un hêtre, tempête de neige, cargaisons d’Angolais, noix de pécan, profits faciles, propriétaires terriens, séchoirs à tabac, papistes et protestants, province du Maryland, chaussures trop grandes, baie de Chesapeake, prairie, vente de rhum, hospice des indigents, taverne, orignal, lecture des signes et des présages, c’est porté par sa voix brisée et une chronologie éclatée que le roman se découpe et s’organise.
             Son histoire ne coïncide pas avec une histoire de l’esclavage.
             Elle la creuse : c’est à sa mère que Florens en veut d’avoir été séparée d’elle et donnée à Jacob Vaark, elle se sent comme une enfant abandonnée, maudite par le destin, et considère l’esclavage comme une tragédie familiale. Elle la déborde : son maître est un petit fermier d’origine hollandaise animé par le désir de voyager et de construire une grande maison, il se montre tendre envers sa femme (anglaise), équitable envers ses servantes que toutes il a achetées. Aucun personnage n’est défini par sa seule qualité d’esclave ou de maître.
             La spatialité romanesque ne se constitue pas, selon Toni Morrison, dans une perspective qui distinguerait des arrière-plans flous d’un premier plan où se déroulerait la scène principale. Du climat et des saisons au commerce international, d’une poupée en feuilles de maïs au désespoir de Rebekka à la mort de ses nouveau-nés, du soutien apporté à l’esclavage par les Églises à la rivalité expansionniste des États, chaque élément narratif y prend place autour des personnages avec leurs rêves d’horizon et d’amour. Ce sont les courbes d’une convergence entre des données préexistantes et les choix de chacun que parcourt le roman. Sans l’épidémie de variole, le point de rencontre, même situé à l’infini, aurait pu jaillir de la maison.

             Dans étranger chez soi, Toni Morrison a parlé des systèmes hiérarchiques basés sur la couleur de la peau et l’origine sociale qui ont nécessité d’instaurer l’exclusion de l’autre pour se maintenir. « Le destin du XXIe siècle sera modelé par la possibilité d’existence ou par l’effondrement d’un monde que l’on peut partager, écrit-elle. Parmi toutes les communautés qui sont à même d’arbitrer les malentendus, de neutraliser les toxines de la haine qui nous assaillent et nous divisent, la communauté artistique est unique. Dans les musées ou les galeries, sur la page, sur la toile ou sur scène, dans les médias nouveaux comme dans les plus anciens, l’engagement artistique dans le projet humain – quelle qu’en soit la beauté, quel qu’en soit le génie – n’est jamais anodin. Bien au contraire, il est à la fois réfléchissant et brûlant comme le fer rouge [4]. »
             Un don n’accumule pas les détails signifiants dans le but de condamner ou innocenter, rendre pitoyables ou terribles des personnages univoques. Attentif à chaque voix, se refusant à ce qu’un récit d’après réitère une curée aveugle, il donne à nouveau sa chance à chacun dans un temps où l’on croyait encore possible d’édifier un monde juste.
             Les prémisses d’une époque proche où les inégalités seront fondées par quelques-uns en nature ou en religion, où ceux qui prennent la parole vont théoriser le racisme afin de justifier les politiques esclavagistes et les appropriations de richesses sont lisibles mais le roman ne les anticipe pas. Il rouvre une porte qui avait été fermée, oubliée, mais qui a bien existé même si, dans le vertige de la lecture achevée, à considérer ce qui nous entoure - campements de sans-papiers sur les trottoirs parisiens, « jungles » de Calais - elle peut apparaître utopique.
             Dans quel état est la maison aujourd’hui ? Sur quelles portes ouvrira-t-elle ? interroge Toni Morrison. Qui accueillerons-nous ?

             Et maintenant, aux dernières pages du roman qui parle dans le noir ?
             C’est la mère de Florens qui a lu ce que son enfant avait écrit et qui s’adresse à elle :

Une chance, me suis-je dit. Il n’y a pas de protection, mais il peut y avoir une différence. Tu te tenais là avec tes chaussures et l’homme de grande taille a ri et il a dit qu’il me prendrait pour clore la dette. Je savais que Senhor ne le permettrait pas. J’ai dit : toi. Prenez-la, ma fille. Parce que je voyais que l’homme de grande taille te regardait comme une enfant, pas comme des pièces d’or espagnoles. Je me suis agenouillée devant lui. En espérant un miracle. Il a dit oui.
Ce n’était pas un miracle. Octroyé par Dieu. Ce fut un don. Offert par un être humain. Je suis restée à genoux. Dans la poussière où mon cœur va demeurer chaque nuit et chaque jour jusqu’au moment où tu comprendras ce que je sais et brûle de te dire : recevoir le pouvoir de dominer autrui est chose difficile ; s’emparer de force de ce pouvoir est chose erronée ; donner ce pouvoir sur soi-même à autrui est chose mauvaise.
Oh, Florens. Mon amour. Écoute a tua mãe.


Photo Michel Hameau ©


9 juillet 2009
T T+

[1Christian Bourgois éditeur, 1994, sans indication de traducteur.

[2Christian Bourgois, 1989, traduit de l’anglais par Hortense Chabrier et Sylviane Rué. Sur ce roman, lire « Images de l’Amérique noire dans Beloved de Toni Morrison : la représentation en question », un article de Bénédicte Alliot.

[3Christian Bourgois éditeur, 2009, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke.

[4étranger chez soi, traduit par Anne Wicke, Christian Bourgois éditeur, collection Titres, 2006.