Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 49
Extrait du Journal au lundi 30 novembre :
« Suis plus sorti. Question de prise sur les choses : la mienne va diminuant. De feuilleter l’album des visages que les paysans d’ici retrouvent peints sur les momies romaines m’a redonné l’envie d’examiner le mien. La vitre renvoie mal, les contours s’émoussent, la chaleur s’en dilue dans l’effrayant monde noir dont ce reflet de nous n’est qu’une pointe émergée. J’ai pris de la pâte dans le bas des joues, l’œil toujours un peu éteint, celui des hommes dont la mère s’évertua trop longtemps à leur faire leur dessert préféré et qui pour justifier l’autorité de leurs diplômes doivent froncer les sourcils ridiculement. Je cherche en vain les traits de mon père dans les miens ; je n’ai gardé de lui que l’espèce de grande colère vague qui vous fait battre, au moment du journal télé, la grosse veine des tempes. Le plaisir pris dans l’excès que je sais m’a désorganisé les rides du front, de sorte que ma présence généralement inquiète les femmes ou les fait rire. J’ai trente-trois ans. Il m’est arrivé de rencontrer la mort dans le visage d’autrui : d’en sentir les progrès sous les moues, ça tenait je crois à une certaine qualité de couleur et, aussi, aux yeux qu’on dirait renfoncés au pouce. Autre image –concurrente, disent ceux qui ne comprennent rien aux images – celle de billes chaudes posées sur un bloc de cire et la question de savoir à combien de centimètres les températures s’équilibreront. C’est vrai qu’à une certaine profondeur de leur regard les gens ne sauraient plus remonter seuls : ce qu’on appelle mourir. Depuis, naturellement, avant d’interroger les miroirs je me passe toujours la gueule à l’eau glacée. »
Extrait du Journal au mardi 1er décembre :
« Il y a deux mois de cela Hernandez me demandait une traduction récente d’Au Bonheur des dames et, comme il s’y attendait, je le déçus. J’ai parcouru les librairies du centre-ville, le délai bien sûr bien passé, dans celle de la rue N. j’ai fini par faire descendre de l’étagère du haut un très vieil exemplaire du Déluge dans une version pirate, agrafée main, le titre au gros bic bleu et le tampon de la bibliothèque d’Al Azhar ; l’ironie fut que ce jour-là il plut à verse. Je n’ai pas revu Hernandez, le livre payé trois fois son prix sédimente dans une pile du bureau. De le feuilleter ce soir rallume mon agacement à l’égard des librairies en général : c’est une gageure, depuis que Paris les rouvre, de ne pas gâcher la fête chaque fois qu’on sollicite mon avis. Je n’ai pas le culte du livre, encore moins de ses détaillants ; comme tout le monde le renouvellement des étals m’écœure, le gâchis de belle pâte, l’unanimité suspecte des Coups de cœur. De prendre part moi-même, de temps en temps, à cette avalanche de prétention me ramène aux contradictions toujours les mêmes dont la bonne – c’en est une très spirituelle – se croit autorisée de se moquer chez moi. Est-ce qu’il faut lire, seulement ? J’ai passé mon enfance devant K-2000 et Supercopter, il y avait là-dedans de la vitesse, des forêts et des femmes : le reste ne compte pas. Je n’ai jamais ouvert un Goncourt, ni un Renaudot, ni un... C’est quoi les autres ? Et puis, aussi, on n’a pas digéré nos génies ; j’en sais des qui achètent du neuf sans avoir jamais ouvert Gracq. La littérature est un culte à mystères, elle a des embranchements dont le seul usage est de semer les indics. Si j’étais un homme un vrai, je renoncerais moi-même à cet exercice saisonnier de l’asphyxie collective. Les brochés neufs des meilleures maisons blanchissent au soleil, la colle est affreusement mauvaise et, d’ailleurs, ça coûte un bras. »
Extrait du Journal au mercredi 2 décembre :
« En arrière-plan de l’exploration que permet cette formidable foreuse dans la masse écrivante, la matinée sur remue.net soulève tout un nuage de peurs parasites, au premier chef desquelles l’argent. Je parcours avec curiosité et effroi le catalogue des résidences, des dispositifs, des ateliers des uns et des autres ; tableau complet de ce que la bohème exige d’arrangements, d’inquiétudes, de café-croissant Mie Câline dans le Corail de 6h parce que la vie, tu vois. Un cadavre exquis sur Rimbaud dans une MJC du Grand-Est transpire trop ouvertement l’angoisse des fins de mois pour que je ne me précipite pas boire un grand verre d’eau dans la cuisine –comme un dingue, ajoute Elsa que je fais sursauter. C’est sûrement un truc très bien, ces bourses-là bravo très salutaires, moi-même il m’est arrivé d’animer de petits groupes de curieux ; et cependant l’admiration pour ces renonçants de l’art vrai ne vainc pas dans la balance des destins le poids panique de la poche vide. J’eus très tôt la lâcheté du service de l’État : le maigrissement progressif de Jean, le calvaire de J. S., le silence de G. qui valait cri m’avertissaient de quelle force d’âme cela exigeait, la littérature à plein temps. Pas les épaules. Suis un bourgeois des choses, c’est-à-dire que je les veux tenir toutes dans le périmètre d’une possession possible. Ce qui m’autorise d’écrire, en plus du temps libre que vous dégage l’avancement à l’ancienneté, c’est de savoir que je pourrais tout aussi bien m’abstenir, il y aurait toujours à dîner du steak premier choix et du café de grande marque. Pour satisfaire à ce besoin je passe l’essentiel de mes après-midi à assurer la bonne entente entre le pays natal et les prytanes de la Ville : à leur rewriter aussi peu inexactes que possible les notices de tout le bric-à-brac dont ces messieurs veulent bien se fournir chez nous. »
Extrait du Journal au jeudi 3 décembre :
« Ce pays est trop vieux pays : la réflexion me vient vers 15h, quand au hasard d’un virage le regard soudain domine la Ville au loin. C’est le grand reflux des salariés vers le bercail de Downtown, la congestion générale, sept millions de braves types au point mort sur la 4 x 4 voies. Trop vieux, je dis, le sol trop tassé ne se creuse plus guère, on n’y bâtit désormais que des kiosques et des cabanes : le reste s’effondrerait. D’où je suis je vois les tours le long du fleuve, le dédale du souq fatimide et, plus haut, accrochés aux falaises du Moqattam, les faubourgs de brique crûe où l’on blanchit le vieil alu sur des réchauds, où l’on émiette au marteau les vertèbres de bœuf, où l’on meurt à quarante ans la bouche pleine de bénédictions. Il m’est arrivé, en voyageant, de sentir sous mes pieds le sol des origines, la terre vierge imprévue qui vous remonte dans le corps quand une envie de pisser vous fait vous éloigner de la route ; il n’y a pas ici, au contraire, un seul mètre carré où la foule formidable n’ait pas déposé au moins une écume. Cela les préoccupe, on le voit à leurs efforts trop visibles pour n’en parler jamais. Ils construisent d’énormes cimetières le long des autostrades, tous engorgés déjà, où le manque d’espace les contraint d’enterrer les morts debout. Ils dépêchent des ambassadeurs en Australie où, disent-ils, les hectares ne manqueraient pas pour y déverser leur trop-plein. Depuis soixante ans leurs statues, toutes ailées, donnent l’impression de chercher d’avance le sommet des montagnes de poussière où toutes les Babel se résolvent. »
Extrait du Journal au vendredi 4 décembre :
« Je suis né avec, chevillée au corps, la tentation de vivre de front tous les destins possibles : parce que ces désirs-là ne mènent à rien j’en suis réduit à me distraire de peu. Dans le registre des hôtels j’inscris chaque fois un nom inventé, une adresse fausse, un motif absurde. Je garde dans mon portefeuille des dollars américains, des thallers de Marie-Thérèse, des tickets de viande du GPRF et ces amusants kröners de nickel que je ramassai jadis sur les plages du détroit d’Øresund ; et je laisse le temps à tout le monde de les voir et de retenir leur question. Je mêle à la langue de la Ville des mots tombés des autres langues, les mots qu’une bifurcation infime dans le sort il y a dix ans aurait faits miens, oubliés comme par inadvertance mais en fait tout exprès. J’achète les journaux allemands et grecs, les tabloïds d’Alexandrie et systématiquement les photographies de femmes qui, j’en suis sûr, furent ma femme dans d’autres plans de l’être, plus ou moins loin du nôtre. Parfois, aussi, je donne au taxi une rue fantaisiste et vois où le pauvre gars parvient à m’amener ; alors j’entre dans les immeubles au hasard, je fais ma gueule d’important, les bawabs n’osent pas me poser de question parce que j’ai un manteau cher et les chaussures je te dis pas. Je monte quelques étages, j’écoute aux portes, j’attends ; puis je redescends incognito par l’escalier de service. En rentrant je raconte à Elsa qu’un rendez-vous m’a retardé : pour les images qu’il sème dans son esprit ce mensonge-là me plaît particulièrement. »
Extrait du Journal au samedi 5 décembre :
« Le docteur était en retard, du coup j’ai erré. Ce qu’on entend par hôpital, ici, semble aux yeux de l’étranger tout au plus une scénographie de l’attente : une sorte de parabole sur le temps qui passe, qui applique sur vous mille diminutions de l’être, le temps qu’ils mesurent avec une imprécision respectueuse parce sinon c’est la mort elle-même qu’on effarouche ; et s’il restait des carreaux aux fenêtres nul doute qu’ils ne refléteraient déjà plus votre visage. Le premier corridor était noir de monde : des réfugiés d’on-ne-sait-où, leurs papiers tamponnés de républiques disparues, la tête roulée dans leur mouchoir comme s’ils venaient la faire recoller. L’étage suivant, plus rien. Le bruit tombe tout d’un coup. Ils ont coupé l’électricité. Le couloir est jonché d’assiettes cassées, de ficus secs et d’affiches de prévention anti-tabac. De l’odeur de frigidaire crevé, le fréon qu’on dit efficace contre le Covid et qu’on diffuse jusque sur le parking, il ne reste rien non plus : c’est ce qui me troubla le plus. Mon récit de la Ville, je songe, sera celui de ses zones de failles, les discontinuités imprévues de sa matière : ce que les guides ne signalent jamais. D’où vient que l’étage paraît plus grand que les autres ? Le cœur, sans doute, qui bat plus ample. D’une pièce à l’autre ils ont descendu les grilles anti-émeute mais il suffit de tirer pour qu’elles tombent, je vais où je veux : les faux plafonds gondolent dans la lumière du Samsung et les chevilles s’arrachent. Au bout du couloir de gros registres reliés de toile noire couvrent une sorte de table à manger ; dedans, sur les quarante dernières années, la liste des admissions à la maternité anglo-américaine. La ressemblance avec une scène célèbre de X-Files me coupe les jambes. Je cherche, de plus en plus nerveusement, le volume d’avril 87, où aurait été mon nom si... et si... et si... »
Extrait du Journal au dimanche 6 décembre :
« Ma femme a pris des billets pour Noël : contre mon avis, cela va sans dire. Passons l’argument financier. Passons la peur, aussi, de cette pulvérisation dont l’avion pour un crac de pas grand chose régalerait instantanément la Méditerranée, passons les avisos de la Marine grecque et la sordide repêche aux morceaux ; passons qu’avant chaque voyage j’inscrive sur les extrémités de mon corps mon nom à l’indélébile pour arranger tant que peux les stagiaires du légiste : les mythes à ce sujet sont assez clairs, si je les relisais je crois que je me vomirais sur les chaussures. Passons, passons la peste que tu sais. Passons, enfin, qu’en France nous ne puissions qu’être accueillis, des gens charmants vraiment, la famille les amis mais à sept heures du matin je ne suis pas un homme poli, je ne comprends pas que les gens parlent toujours d’eux, de moi jamais ; passons que toute cette société me fera boire plus que faudrait, question de contenance et là, Doué benniguet ! les dégâts sont irréparables. Passons – c’est la concession qui me coûte le plus– que je n’aime pas les Fêtes : ce sont, d’où la majuscule, essentiellement les fêtes des autres, or je n’ai moi que des célébrations très personnelles, du genre où je n’invite personne et qui disparaîtront avec moi. Elsa, comme prévu, a balayé tout cela, elle a cette façon de sourire suggérant que personne, sur terre, ne m’écoutera plus jamais sur rien. Quand j’assène le seul argument qui vaille, le truc que j’ai à écrire et qui, sûr de sûr, renouvellerait puissamment le roman français, elle répond que j’ai le style prétentieux et que ça n’intéressera jamais que des mecs dans mon genre. »