Benoît Artige | Figures libres, André Malraux
Tout le monde reconnaît aussitôt l’image autant que la voix : au pied du catafalque recouvert d’un immense voile noir, la silhouette lugubre qui se dresse à la tribune comme un mort exposé debout, la mèche au vent, la bouche gâtée, invoquant les héros et croyant ainsi se placer à leur hauteur, l’ancien trafiquant, aventurier, aviateur, tentant désespérément, sur la dernière ligne droite, de se garantir une place dans l’empyrée républicaine où résident les Grands Hommes. Parmi tous les rôles qu’il a déjà endossés, celui-ci, le dernier, est sans doute le pire : vizir cacochyme, courant après ses dents comme après la postérité, la voix grelottant d’un lyrisme aussi effrayant que risible, avec cet air farouche et cet œil sombre que, dans sa jeunesse, on a pu prendre pour signes de bravoure, mais dont les excès de mots, de mensonges et d’opiacées ont presque immédiatement entamé le capital. Les destins successifs endossés lui ont toujours paru trop étroits et mal ajustés à sa mythomanie – pas même, sans doute, celui d’écrivain au métier constamment gâché par le goût immodéré pour les longues boursouflures narratives que personne ne peut lire sans soupirer ou se perdre. Ce discours n’y fait pas exception, mais l’effroi qu’on y perçoit est avant tout pour lui : Monsieur le Ministre est pris de panique : il s’en faudrait de peu pour que son nom ne soit pas inscrit sur les marbres gravés de l’Histoire ; alors il soliloque – comme à l’accoutumée, son écriture est drue, intarissable, un peu à la manière d’un Hugo qui n’aurait pas eu toute la maîtrise de son génie –, il espère ainsi que de l’illustre Résistant qu’il honore et de lui-même les deux images se confondent, traficotage de dernière minute sous l’immense voile noir. L’Histoire n’est pas dupe : l’entrée au Panthéon du voleur de bas-reliefs se fera trente ans plus tard, mais comme monte à bord du bateau qui prend le large pour un exil définitif, à la suite de l’Empereur et de sa Cour, l’indispensable Janus courtisan, à la fois hagiographe et fou.