Benoît Artige | Figures libres, Barbara
(Pour Joëlle et Anne.)
Elle appelait souvent aux heures les plus inhabitées de la nuit, quand elle ne débarquait pas les bras chargés d’huîtres, de champagne et de chocolats, libérant de l’arrière de sa voiture un chien tout ce qu’il y avait de plus gros, de plus sale, de plus poilu et de plus affectueux. Elle était couverte – comme une austère tante Léonie de province, veuve pas joyeuse du tout, mais enivrée de son veuvage – d’innombrables couches de vêtements longs et sombres sous lesquelles elle semblait vouloir disparaître alors qu’on ne voyait qu’elle. Pour éloigner de vous la tristesse, elle vous houspillait, vous malmenait, elle essayait de vous faire sourire, rire, parfois même à ses dépens. A cause et seulement à cause de vous, elle n’avait pas réussi à fermer l’œil ; elle avait donc décidé que vous ne dormiriez pas non plus : on jouerait du piano, on raconterait des bêtises, on laisserait filer le temps – celui qui pèse de tout son poids et nous entraîne dans les eaux sombres – comme une écharpe de soie autour du cou. Elle ne s’éclipsait qu’au petit matin, toutes bouteilles bues et mélancolies défaites, longue silhouette tracée à l’encre des dernières ombres sur la blancheur fragile d’une aurore naissante, qu’épaississaient anormalement les multiples épaisseurs superposées de tissus, comme autant de traces de la tristesse dont elle avait déjà débarrassé d’autres valétudinaires de votre espèce. Suivie de l’énorme touffe de poils, elle s’engouffrait dans sa petite auto qui démarrait en trombe et s’éloignait, zigzaguant, suicidaire, dans le matin brumeux et blême. C’était son heure à elle où elle pouvait enfin aller se coucher avec le sentiment du devoir accompli : elle venait de redonner à vos nuits leur lumière.