Benoît Artige | Figures libres, Baruch Spinoza
« Et pourquoi pas opticien ? » lui avait-elle lancé d’un ton un peu badin en le fixant d’un regard dont des lunettes aux verres incroyablement épais soulignaient la myopie. Et soudain, alors que toute perspective d’avenir lui semblait obstruée et qu’il laissait son propre destin hagard et divagant le précéder, cette idée somme toute incongrue de passer son existence à polir du verre diffracta en lui de multiples faisceaux de lumière venant éclairer ici et là d’inexplorés angles morts. « Eh bien oui, pourquoi pas ? » C’était comme si se pencher au plus près des choses lui permettrait d’embrasser plus vaste. « Opticien, c’est intéressant et cela ne demande pas beaucoup d’années d’études », avait renchéri la conseillère d’orientation dont il lui apparaissait que, malgré ses lunettes aux verres épais, elle n’arrivait pas à déchiffrer au-delà des signes que le monde offrait à sa portée, en l’occurrence au-delà de l’absence d’enthousiasme de ce cancre rêveur et taciturne qui lui faisait face, plus disposé à observer des combats d’araignées et à s’étonner sans cesse que la moindre parcelle du monde puisse faire partie d’un grand tout qu’à écouter les leçons de ses professeurs. Ce qu’il voulait, c’était étudier à sa façon – et dans un sens, involontairement, elle avait trouvé l’image juste – en polissant les idées et les repolissant jusqu’à obtenir la pureté du diamant. Mais il n’aurait pu exprimer trop précisément ce désir, qui par ailleurs prenait en lui des formes encore trop confuses, sans provoquer l’embarras de son interlocutrice : cela ne rentrait dans aucune case du formulaire. Elle avait toutefois, sans le savoir, ouvert en lui la voie à une joie qu’il tiendrait longtemps secrète, veillant avec persévérance à ne jamais en tarir la source.