Benoît Artige | Figures libres, Diego Vélasquez
(Hommage à Pierre Michon)
Ce n’était pas un grand artiste, mais l’un de ces petits maîtres dont le nom n’avait jamais franchi les frontières d’un territoire se résumant à quelques gros bourgs à peine distants d’une journée de cheval, autrement dit un royaume modeste mais à sa mesure et dans lequel il jouissait d’un succès qui suffisait à son contentement et à sa richesse, acquis en portraiturant de sévères bourgeois entourés de leur maison — sèches et froides épouses sanglées dans des robes aux plissés impossibles, fils à l’œil morne, filles dont la blancheur presque livide des gorges et des épaules tranchait avec l’obscurité sépulcrale des fonds —, tous ces gens appartenant au même royaume d’à peine dix mille âmes dont ils se voulaient les princes et se faisant représenter ainsi, en habit et avec attributs, par celui dont ils avaient fait leur grand peintre sans que les uns et les autres soient dupes de la distance qui les séparait, en gloire et en magnificence, des princes et des grands peintres. C’est ainsi que le petit maître avait laissé, ici et là, dans des bibliothèques et des chapelles sombres et désertées, le témoignage d’un métier solide, particulièrement dans sa manière qu’il avait de retranscrire le mouvement d’une main ou le tombé d’une étoffe sans pour autant qu’on y retrouve ce qui met tout le monde d’accord dans ces fulgurances inexplicables de la main et de l’œil propres aux véritables maîtres et qui s’appelle le génie. De chefs-d’œuvre, le petit maître n’en commit aucun. En revanche, il découvrit ce dont il serait pour toujours incapable quand il rendit visite à Diego Vélasquez au Palais de l’Escurial : il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Il considéra alors qu’il était préférable d’arrêter la peinture et de se murer dans le silence plutôt que de continuer à vivre de si médiocres chimères.