Camille Loivier | Torii
Le lendemain, le balcon parisien est calme, vide. Plus personne ne le visite. Alors qu’hier, le père, le petit étaient encore là comme si de rien n’était. Pour moi il ne s’était encore rien passé. Le merle chantait, ne cessait de chanter. Il a nourri son petit. Il est resté là à attendre. Puis il a plu des cordes toute l’après-midi et le merle (un merle) ne cessait de chanter, entre et pendant les averses.
Vinciane Despret qui a écrit merveilleusement sur le deuil et qui a écrit sur les oiseaux, ne parle pas du deuil des oiseaux, de ce qui se passe quand une mère meurt et que le petit n’est pas complètement sevré, que d’autres peut-être restaient au nid et que le mâle, le père, reste seul.
Je ne peux dire qu’une seule chose, il continue de chanter.
Frans de Waal, dans La dernière étreinte, ne pense pas que les animaux savent qu’ils vont mourir. Même s’il a observé comme d’autres que l’animal se cache, il n’en déduit pas qu’il le sait. Pour lui, cela reste de l’anthropocentrisme, une projection sur l’animal. Que nous sommes. On ne sait pas toujours que l’on va mourir. Mais si quelqu’un sait qu’il n’en a plus pour longtemps, il ne connait pas le moment précis de la mort à l’intérieur de cette durée si courte soit-elle. À part quelques personnes.
J’aurais aimé trouver plus de précision dans les livres sur les oiseaux qui sont pléthore. Il ne semble pas que l’ornithologie ait son Henri Fabre. Cette ignorance est bien sûr un appel. Excepté la rare et délicieuse revue La Hulotte qui a consacré plusieurs numéros au merle. Les ouvrages plus nettement ornithologiques ont le travers de concerner des oiseaux des Etats-Unis, or je ne les connais pas, pas plus que leur environnement. Les oiseaux sont analysés, décortiqués, comptés, on leur fait passer sans cesse des tests d’intelligence, et toujours en fonction de l’intelligence humaine. Vinciane Despret rappelle que lorsque des chercheurs étudiaient une espèce d’oiseau, ils n’hésitaient pas à analyser « ce qui se passerait si l’oiseau n’était pas là. Et pour ce faire, on le tue. » Cela se passe dans la forêt du Maine. On n’hésite pas à exterminer les mâles afin d’évaluer la vitesse de remplacement. Ce sont des massacres à répétition orchestrés par Robert Stewart et John Aidrich en 1949, qui ne seront pas sans successeurs. Une telle hécatombe au nom de la science désespère.
Olivier Messiaen, quant à lui, refuse le classement des oiseaux par « Ordres scientifiques ». Il a dressé un ordre plus simple, pratique, collant d’avantage à la réalité : « Un même paysage contient généralement les éléments nécessaires à la vie de plusieurs espèces différentes, elles sont donc groupées non par ordre ou par famille, mais par biotope. Telles et telles espèces affectionnent un lieu parce qu’elles peuvent y vivre : c’est le classement que j’ai choisi : l’ordre naturel, l’ordre vivant, l’ordre par habitat. »
Ce que j’aimerais connaître des oiseaux, c’est l’exacte teneur de notre relation. Qu’est-ce que me procure ces rencontres, quelles sont leurs formes, comment imprègnent-elles mon corps-pensée ? Elles touchent d’abord mon ouïe, puis ma vue. L’ouïe ne réclame pas de vérifier par la vue, l’ouïe s’oriente avec les sons, évalue la distance, ne cherche pas à voir un oiseau qui ne se montrera de toute façon pas, apprécie le chant, le reconnaît. Et pourtant, le roitelet triple bandeaux me nargue avec son chant dès que je passe sous les ifs, mais il est impossible de le distinguer entre les branches sombres. Le seul moment est le printemps, non pas parce que les ifs perdraient leurs aiguilles, mais parce qu’il s’égare un instant, ose quelques échappées dans les symphorines, sur les arbres sans feuille, j’ai alors une petite chance de l’apercevoir. Je n’aurais jamais pu penser qu’à trois reprises, à la tombée du jour d’été, vers dix-heures du soir, je lui serais rentrée dedans, alors qu’il devait être suspendu au bout d’une branche d’if. M’en suis voulue de le réveiller. Il n’a pas poussé un cri.
La vue est importante, quand l’ouïe ne perçoit aucun signal. Je scrute dans les arbres, le ciel, mais aussi au sol, où le merle est à la recherche de nourriture, au pied des arbres, ou dans cet interstice entre la route et le trottoir, ce caniveau où coule parfois un liseré d’eau, cette ligne de démarcation où il se passe encore de petites choses inconnues. La merlette, je l’ai vue se laver, se baigner dans un peu d’eau pour se débarrasser de ses parasites. On ne pouvait la confondre car elle était toute déplumée, dépenaillée, entre l’indienne et la punk.
Ce matin, j’ai vu puis entendu le merle pousser un cri plaintif du côté de la cour qui est aussi le territoire du nid, vers sa femelle ? Vers son petit ? J’imagine et je ne cherche pas à analyser, que tantôt il oublie que sa femelle est morte et il la cherche : où est-elle ? Tantôt il s’en souvient. Elle ne va pas revenir, et il n’a pas d’autre choix que de continuer à vivre. Il s’agit sans doute d’anthropomorphisme, et cela m’est égal.
Je n’ai jamais entendu autant parler d’oiseaux sur les ondes, lu autant de fois le mot « oiseau » sur la couverture d’un recueil de poésie, d’un roman, d’un essai que ces derniers temps, ce qui est l’exact opposé de la situation : les scientifiques constatent le déclin d’au moins 25% de la population d’oiseaux en quarante ans, et même de 60 % des oiseaux en milieu agricole (la majeure d’entre eux donc…) en raison de la politique agrochimique. D’autres chiffres encore plus alarmants clignotent dans nos têtes, petites lumières rouges qui éclairent nos nuits mais disparaissent dans l’activité diurne. Il faut croire que seule la disparition nous émeut. Quelle genre d’émotion est-ce d’ailleurs ? Est-ce notre âme romantique qui s’apitoie ou pleure sur elle-même, ou cette philosophie de la mort dont la racine et aussi profonde et forte que celle d’une ronce ? Parfois cette disparition annoncée n’est pas celle d’une espèce (quel sera l’effet de l’annonce claire de la nôtre ? 60% de l’espèce humaine vivant principalement dans les terres a disparu en quarante ans…) mais d’un pays. Ce pays va mourir, il est sur le point de disparaître, on court pour le photographier, l’avoir vu comme le dernier pingouin, le dernier ours, avec ceux qui se font une gloire d’avoir tué le « dernier ». Le dernier est-il l’exact opposé du « premier » à aller au Pôle, sur la lune, au fond des abysses ? Peut-être plus de première fois à l’horizon, si ce n’est dans l’étroite cabine de notre propre vie.
Pour en revenir à l’oiseau, c’est finalement l’ouvrage que lui consacre Olivier Messiaen qui me passionne le plus avec sa sensibilité intime et musicale. Il m’a appris quelque chose du comportement du merle, un étrange soubresaut qui le caractérise : « lorsqu’il se pose, il relève vivement la queue et l’étale, puis l’abaisse ensuite très lentement. » Mais je ne sais toujours pas pourquoi il écarte très légèrement les ailes de chaque côté du corps, un peu comme on met les mains sur les hanches, ce qui lui donne une forme un peu carrée. Qu’est-ce que cela signifie ? Inquiétude ou au contraire satisfaction ? Pour le moment cela m’indique que j’ai encore beaucoup à lire et à apprendre, les livres d’ornithologie s’accumulent.
Olivier Messiaen voit des couleurs dans les sons, mais surtout ceux de la transposition musicale des chants d’oiseaux. Pour le merle de roche présent dans La Transfiguration de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il parle d’un « premier accord à la résonance contractée » (...) qui, « bleu fluorine, violet améthyste, gris bleuté pierreux— est éclairé par le blanc et l’or de l’entrée des flûtes et clarinette. » La précision de la couleur est digne d’un peintre, et si elle n’évoque pas le chant de l’oiseau lui-même, elle reflète son plumage. Même le chant simple, répétitif, du Pouillot Véloce est pris en considération par Olivier Messiaen comme un chant « sautillant, d’une régularité moqueuse presque un métronome. » Son nom savant « phylloscopus » veut dire : « qui examine les feuilles ». Et collybita signifie « celui qui compte la monnaie ». C’est pour cela qu’on l’appelle dans certaines régions : « le compteur d’écus ». Cette histoire de nom permettra d’identifier son chant et de le reconnaître encore plus facilement.
Le Pouillot Fitis quant à lui « possède un chant flûté, liquide » (…)« Toutes les conclusions du Fitis meurent invariablement dans un pianissimo lointain, irréel, délicieusement proche des gouttes d’eau, du vent dans les feuilles, de bruissements les plus délicats. La voix du Fitis adoucit la souffrance, éloigne les soucis : c’est un enchantement magique ». Avec les sécheresses estivales, je ne l’entends plus qu’en juin, puis en septembre. Il ne s’approche plus du jardin dans la touffeur, comme bien d’autres de ses congénères repliés dans les fourrés ou les hauts arbres. L’été est presque silencieux tout au long du jour. Les descriptions d’Olivier Messiaen ne sont pas toujours lyriques, il n’hésite pas à parler du « bruissement de moulin à café de la Fauvette Pitchou ». On peut se rafraîchir inlassablement à la lecture des pages de ce musicien qui lorsqu’il allait faire un concert ne réclamait ni suite, ni champagne, mais une promenade à l’aube avec un ornithologue confirmé.
Un autre oiseau, plus archaïque, plus ancestral, reste à découvrir, il s’agit de la déesse-oiseau à qui Marija Gimbutas a consacré un impressionnant ouvrage. Figure contestée de l’archéologie, comme le sont souvent les femmes savantes, elle a révélé un culte de la déesse grâce à l’étude exhaustive de motifs symboliques, géométriques sur des centaines d’objets depuis le Paléolithique supérieur jusqu’au Néolithique, présents sur des sites de la vieille Europe, de l’Anatolie et de la Crète minoenne. La déesse-oiseau est au centre de la croyance « que toute vie provient de l’eau. Symbole aquatique et oiseaux aquatiques sont associés à la déesse sous la forme d’un hybride femme-oiseau aquatique » écrit Marija Gimbutas. Elle a tout particulièrement relevé et étudié le motif de V, simple, en chevron double ou triple, associés à d’autres motifs, lignes, triangle, serpent, filet qui sont des signes polysémiques « associés à la création de la vie et à la régénération ».
On peut s’interroger sur le lien entre l’oiseau, le règne aquatique et la déesse-mère, pourquoi l’oiseau, pourquoi l’eau, pourquoi une déesse ? L’archéologue ne nous apporte pas de réponse, juste des preuves : « L’association étroite entre le signe V, le chevron et l’oiseau est pleinement démontrée par la présence d’un seul V (en chevron) sur des vases en forme d’oiseau, appelée « askoi », sur des figurines d’oiseaux ainsi que sur des oiseaux anthropomorphes et des figures féminines ornithomorphes. » Ailleurs, « cette déesse — ou l’idée d’un lien entre le féminin et les oiseaux— est représentée dans des hybrides femme-oiseau reconnaissables à leur visage à bec ou à leur masque à bec (culture ancienne de Vinca) »(cf. illustration). Sur plusieurs siècles, dans des lieux très éloignés les uns des autres, les mêmes motifs se retrouvent. On en déduira ce que l’on pourra, en attendant, ils existent.
Olivier Messiean a retenu comme critère de classement des oiseaux, le biotope, le lieu de vie qui, pour les oiseaux, pourrait se dire en japonais torii.
Torii, ce terme de l’architecture japonaise désigne un portique séparant l’espace, sans le fermer ni l’ouvrir. D’un côté ou de l’autre du torii, c’est le même espace, en apparence, et le portique est la seule marque du changement que l’on est donc invité à percevoir de l’intérieur, depuis sa pensée, comme un lien mais aussi un passage, un seuil.
Les deux kanji (ideogrammes) de torii鳥居signifient respectivement : oiseau 鳥 et habitation 居 Habitat de l’oiseau. Contrairement aux scientifiques qui tuaient toutes les espèces d’une forêt pour en étudier « scientifiquement » une seule, atteindre ainsi ce qu’ils pensaient être l’essence et par là même la perdre, l’oiseau est tout de son habitat et tous les autres êtres, humains y compris, en font partie. On s’aperçoit que ce que l’on considère comme son habitat est un être à part entière lui aussi, l’arbre pour l’oiseau mais aussi l’eau, mais aussi l’air qui nous constituent, nous traversent. Peut-être que l’on s’attarde trop sur le torii en tant que séparation alors que c’est bien des deux espaces ainsi formés, ainsi désignés grâce à lui, avec qui il s’agit de coïncider. Pourquoi l’habitat de l’oiseau, son nid, sa nourriture serait-il représenté par un portique dans un espace vide ne séparant rien de particulier ? Ce n’est pas l’ouverture vers le ciel qu’il nous importe de dénicher ni même un perchoir qui permet de sonder l’horizon tout en se reposant. Peut-être que le moment où nous entendons les oiseaux avant de les voir, cherchons à les percevoir dans l’espace nous aide à nous repérer, à nous orienter, à reconnaître le lieu et la saison dans lesquels nous nous trouvons et permet donc de se sentir chez soi. « On affectionne un lieu parce que l’on peut y vivre » rappelle Olivier Messiaen. Leur présence nous importe pour dire notre existence encore possible, qu’un monde sauvage à proximité du nôtre, dans les villes aussi, l’accompagne, l’évite, et ne se laisse pas apprivoiser, c’est ce que dit aussi le torii.
Livres qui me sont passés par la tête en écrivant ce texte :
Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019. Au bonheur des morts, Paris, La Découverte, 2015.
Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur, et d’ornithologie, en sept tomes, Paris, Alphonse Leduc, 1999.
Marina Gimbutas, Le langage de la déesse, Paris, Editions des femmes, 2006.
Frans de Waal, La dernière étreinte, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.