Clinamen de Frédéric Neyrat
Zygmunt Bauman
On peut très certainement tenir Clinamen pour un livre critique, au sens où les descriptions qui y figurent ne se séparent pas d’un jugement, de même que le jugement appelle plus ou moins explicitement des actions pratiques. (Exemple : dans un monde où tout est en mesure de venir grossir les flux d’information, de savoir, de mots et d’images, une manière de s’opposer à cette tendance ne consistera pas tant à s’inscrire dans le mouvement général pour dire « non », qu’à perturber son déploiement. Interrompre ou couper le flux, bloquer deviennent les mots d’ordre de la manifestation. Dans le cadre de la guerre des flux, c’est flux contre flux, courant contre courant.) Mais qu’on ne se méprenne pas, ce livre n’est pas un manuel de résistance, il s’agit bien d’un ouvrage de philosophie, qui cherche à comprendre, à expliquer, en vue de déconditionner. Il a pour ambition de réformer l’entendement, de libérer l’imaginaire. En effet, une de ses hypothèses est que le matérialisme contemporain participe d’une fantasmagorie. On croyait s’être émancipé d’une référence à l’absolu sous la forme d’un monde séparé (celui des dieux ou des Idées) ; en fait, l’absolu circulerait parmi nous, plus ou moins rapidement, faisant miroiter un lieu utopique, harmonieux, protégé, qui ne ferait que nous conduire insidieusement vers plus de catastrophe (économique, écologique, civilisationnelle...).
Le monde capitaliste coïnciderait avec le règne de l’équivalence. D’une part tout s’achète, chaque chose peut s’échanger contre de l’argent ; d’autre part tout se vaut ou tend à s’équivaloir (différence de degré ou de prix). La contradiction tend à disparaître, les frontières s’estompent, tout s’uniformise en raison d’un mouvement perpétuel (24h/24, 7 j/7). En un sens on touche à tout mais on a accès à rien ; en un autre on a accès à tout mais on touche à rien. Devant une telle liquidation de ce qui pouvait passer jusque là pour une assise du monde (une substance fixe, inaltérable, un être immuable, etc.), Frédéric Neyrat émet une hypothèse qui devrait nous aider à comprendre pourquoi face au désastre ou à l’inéluctable (dimension écologique), on ne chercherait pas tant à changer qu’à résister. Son hypothèse s’appelle l’indemne, elle postule qu’un imaginaire soutient les politiques du risque actuelles : la croyance en l’existence d’un lieu, d’une zone où rien n’arrive, rien ne peut arriver. Une zone sans danger, une zone pure. Il en repère l’évocation dans la philosophie la plus contemporaine (Heidegger, Derrida, Badiou). Il la qualifie de transcendante et écrit : « Le capitalisme a rendu possible la production d’une sorte de substance-de-remplacement, dans laquelle les qualités d’un absolu immanent se sont coulées : la totalité, l’immuable, l’éternité. [...] Dans la substance-de-remplacement ou substitut intégral, circule de l’être absolument intouchable, indemne — la Transcendance clivée entourée d’une résine d’immanence. » Pour dire les choses autrement, ce que produit le capitalisme c’est une fétichisation des marchandises et de l’argent (un absolu - bonheur, jouissance - se loge dans les objets ou les billets) ; et au-delà de ce premier stade décrit par Marx, une addiction aux flux digitaux par lesquels transite tout un monde qui tend à ne plus être perçu comme représenté (une image, une fiction) mais comme existant réellement (le virtuel ne s’oppose plus au réel, il advient en temps réel et tend à se confondre avec lui). L’absolu n’est jamais saisissable comme tel, il se tiendrait à l’intérieur des choses, entre elles, ou derrière l’écran. Telle serait notre croyance en un « Autre » qui nous ressemblerait de plus en plus (réduction de l’altérité) et avec lequel il n’y aurait alors plus de conflit (c’est comme une version pacifiée du monde conservant dans sa doublure l’image d’un pays en guerre). Dans le sillage de Baudrillard, Neyrat questionne la place de la négativité au sein d’un monde que rien n’arrête et où toute chose semble ne présenter qu’un côté, qu’une face (la doublure est devenue visible, c’est par exemple l’écran télévisuel où la guerre se déchaîne sans altérer le calme de l’appartement). La « dés-intégration » est alors pensée comme l’opération qui contredit la tendance à l’intégration absolue de tout dans tout. Le clinamen désigne cet écart salutaire, cette brèche faite dans le système qui tout en le parasitant lui ouvre de nouveaux possibles, voire le contraint à une transformation en profondeur.
De nombreux préfixes marquent l’opération négative : décroissance, décélération, démobilisation. Mais au-delà de cette négativité, c’est bien une forme d’affirmation qui est recherchée ou même qui s’énonce, fût-ce obscurément. La physique atomique de Lucrèce et le commentaire qu’en a donné Michel Serres fournissent à Frédéric Neyrat l’occasion de penser la complexité en jeu au sein du vivant.
Trois états sont considérés : 1. Un état initial où les atomes circulent sans se rencontrer (ils chutent verticalement). Cet état est appelé laminaire. À l’instar d’un flux automobile à plusieurs voix, ce flux matériel se compose de lamelles aux mouvements parallèles. Tout bouge, mais rien n’arrive, aucune rencontre. 2. Un événement dévie le cours d’un atome, ce qui provoque un choc désordonnant tout le système. Ce stade est un stade de formation, il se situe entre un stade antérieur comparable à un vide quantique et un stade ultérieur où le système s’organise pour trouver une forme de stabilisation (on ne parle ni d’inertie ni d’équilibre car ici tout flue et rien n’est symétrique). 3. Le système perdure, jusqu’à ce qu’il atteigne un seuil critique nécessitant une reconfiguration.
Au sein d’un tel monde, plus que la question de la nature des choses, c’est celle de leurs relations qui prime. Un certain type de relation ou de rapport peut générer du changement, mais, et c’est un paradoxe, une multiplication des relations (réseaux) neutralisera leur effet et assurera une stabilité (de plus en plus de messages — style fil continu de dépêches AFP ; de moins en moins de distance pour penser autrement — on ne pense plus vraiment, on se contente de faire circuler des mots d’ordre). Il y aurait donc des changements substantiels et des changements superficiels, des micro-variations et des transformations radicales. La question du devenir, inséparable d’une forme de répétition, est de savoir si le changement (de Président par exemple) revient au même (figure de la boucle) ou si, pour parler dans le vocabulaire de Deleuze, c’est le Différent qui revient et qui proteste en vue du nouveau (figure de la spirale [1]). Neyrat dit que « la possibilité d’un monde se tient entre le Chaos et l’Ordre ». Chaos des relations multiples et affolées ; ordre où le mouvement simule un déplacement tandis que rien ne bouge et qu’on se sent incapable d’imaginer autre chose que ce qui est. C’est également « entre » qu’il cherche à inscrire sa pratique de l’exercice philosophique, sa pensée oscillant entre une certaine rigueur conceptuelle et la mise en jeu d’un imaginaire. Il convoque par exemple Le Pavillon d’Or de Mishima pour y repérer une métaphore de l’absolu (le Temple), mais telle qu’elle ne peut se comprendre qu’en relation avec l’étang au bord duquel il est érigé. Voir le Temple indépendamment de l’eau qui le borde, ce serait voir « du temps solidifié qui ne coule plus ». À l’inverse, l’étang seul symbolise une puissance sans image qui appelle une construction, une formation, une genèse. Une fois de plus c’est « entre » les deux que tout se joue. En ce sens, on pourra voir dans le reflet du Pavillon dans l’eau paisible de l’étang l’image intermédiaire d’une construction en puissance, laissant circuler en son sein les flux vitaux desquels elle procède. ...« la prodigieuse sensualité qui flottait sur l’étang était la source de la force cachée qui avait construit le Pavillon d’Or »...
Rien n’est plus étranger à ce livre que la volonté de conclure. De toute évidence, il préfère mettre en mouvement ou faire bifurquer une pensée — celle du lecteur — que lui imposer une forme. L’auteur écrit cependant, à l’approche du terme de son livre : « Nous avons tout de même parcouru un certain chemin, nous ne nous ferons plus prendre aux rets de l’Immuable, nous apprenons à conjurer le spectre de l’Absolu, y compris sous la forme de la souveraineté. Mais nous cherchons aussi à décrire d’autres manières de vivre, capables de soigner les malheurs de l’hydroglobe. » Et d’ajouter plus loin, un rien prophétique, sans que l’on sache s’il s’agit là d’une calamité ou d’une chance : « Peut-être que nous allons redevenir nomades par la force des choses. » A force de ne plus pouvoir habiter ce monde que l’on détruit progressivement, sans trop savoir si nos peurs sont fondées en raison ou si, comme certains le prétendent peut-être un peu vite, nous ne faisons que céder à l’émotion. L’auteur de Biopolitique des catastrophes semble avoir choisi son camp : inutile de chercher à se rassurer en revoyant à la baisse les discours à caractère catastrophiste, ce sont les seuls en mesure de provoquer une prise de conscience conséquente, c’est-à-dire un changement de politique.
[1] J’en profite pour mentionner le sous-titre de Clinamen : flux, absolu et loi spirale. Où flux désigne une organisation plus ou moins chaotique du monde ; absolu une sorte d’enkystement, une jouissance mortifère ; et loi spirale la forme du devenir.