Didier da Silva, Le Dormeur , un extrait
Il faudrait toujours commencer par se demander ce que l’on faisait en 1974 quand Pascal Aubier utilise pour la première fois la Louma pour son court-métrage Le Dormeur.
Tout commence grâce au hasard : Didier da Silva découvre le film d’Aubier et n’en revient. Il ne veut tellement pas en revenir qu’il se plonge dans cette extraordinaire interprétation cinématographique du poème de Rimbaud et offre au lecteur avec son Dormeur une histoire de regard, de littérature et de cinéma en retrouvant toutes les traces d’un film et d’une aventure humaine et esthétique. Tout le livre vibre de ces rencontres.
Le Dormeur de Didier da Silva est publié chez Marest éditeur.
En voici un extrait. [SR]
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Version laïque du scoutisme imaginée dès 1911 par un officier de marine, les Éclaireurs de France venaient de s’illustrer dans la Résistance et comptaient déjà cinquante mille membres en 48 ; leur emblème est un arc et Tout droit leur devise. De l’auteur ultérieur des Illuminations, Le Dormeur du val (1870) est l’un des plus fameux poèmes et sans doute le plus étudié, génération après génération, par la jeunesse française ; je me demande ce qu’il en est à l’heure actuelle, moi qui l’avais appris par cœur, dans ma petite ville communiste, le cœur devait y être car je suis encore capable de le réciter, il est un des rares à avoir surnagé — en vérité il n’y en a qu’un second, le Rêve familier de Verlaine, ma mémoire les a mariés : et mon cœur, transparent / … cesse d’être un problème.
Mens sana et ce genre de choses, les Éclaireurs ne snobaient pas la poésie, écusson sur la panoplie, et Pascal Aubier se souvient devant moi qu’à douze ans peut-être — dans ce cas, je ne le relève pas, l’été qui précéda la mort de son père —, comme un de ses camarades au totem oublié psalmodiait, douze pieds sous terre, chaque syllabe un clou enfoncé, le célèbre sonnet, éventant dès l’entame le drame qui ne se noue qu’au quatorzième et dernier vers, il s’était insurgé : ce ton funèbre et compassé — au milieu des années cinquante, on le modulait comme jamais — était un contresens complet qui mettait une taie sur l’œil et empêchait de voir le paysage, toute la douceur et la beauté du paysage, et qui en ruinait tout l’effet ; il ne l’aura pas dit comme ça, mais c’était l’idée. Pascal enfant avait déjà du Dormeur du val sa petite idée.
On ne s’étonnera pas qu’un enfant de douze ans ait des vues arrêtées sur la dramaturgie et l’esthétique ; après tout Rimbaud n’en avait que quinze quand il écrivit Le Dormeur du val entre deux fugues piteuses à Paris, on ignore où et quand au juste, peut-être chez les tantes de son professeur où il avait pris l’habitude emmerdante, pour ce dernier, de se réfugier — il fallait ensuite se frapper La Mother, comme Arthur l’appelait, endurer ses accusations aussi injustes que voilées de détournement de mineur. Quoi qu’il en soit, on en situe avec certitude la composition entre la fin de l’été et l’automne 70, sur la route peut-être entre Charleville et Paris, dans le jardin des sœurs Gindre — car il y a des sœurs Gindre comme il y a des frères Lumière, lesquels n’ont alors que six et huit ans — ou encore en prison où sa toute première escapade le conduit brièvement : il a pris le train sans payer et ne voit de la capitale que le trajet entre la gare et sa cellule, aller et retour, et ce qu’à travers des barreaux il peut en deviner, des toits surtout et des cheminées.
La légende veut qu’Arthur se soit mêlé, en avril suivant, aux événements de la Commune ; il s’est même trouvé de tardifs témoins pour l’assurer, nous le montrer la fourche au poing, descellant des pavés, toute une littérature a prospéré dont les anecdotes n’ont pas la moindre réalité — on pourrait dire sans leur jeter la pierre que certains rimbaldiens, à ce sujet, se sont fait un film : Le Cœur supplicié. Il n’en demeure pas moins que Rimbaud n’était pas du côté des Versaillais et quand il s’est agi pour Pascal, en juillet 1968, de baptiser sa société de production, qu’il rêvait alors épicentre de l’agit-prop cinématographique mais qui, à de trop rares exceptions près, ne produisit que difficilement ses propres courts, moyens et longs métrages (sans hiérarchie, c’est à noter), il était d’une certaine façon inévitable qu’il la nommât Les Films de la Commune — dont le papier en-tête, couleur crème, s’ornait crânement d’une éclaboussure d’encre rouge, autrement dit d’une tache de sang —, de sorte que six ans plus tard les premiers mots du Dormeur, jaunes sur fond vert, seraient Les Films de la Commune présentent.
En 67, ce frimeur d’Aubier, on n’est pas sérieux quand on a vingt-quatre ans, s’était offert, pour onze mille francs, une Rolls de 1939. Avoir si tôt le sens du drame, c’est avoir le goût du contraste. D’ailleurs sa mère était actrice au tnp de Jean Vilar. Belle blonde frivole, égocentrée, elle s’appelait Zanie Campan ; elle venait des États-Unis. Lorsque Jean meurt en 56, laissant leur fils en plan, le divorce est déjà prononcé depuis neuf ans, liquidée l’idylle. Douze ans plus tôt, dans le Paris de l’Occupation, aux côtés de Raymond Queneau (L’Oignon), Simone de Beauvoir (La Cousine), Jean-Paul Sartre (Le Bout Rond) et Dora Maar (L’Angoisse Maigre), Zanie tenait le rôle de la Tarte, et Jean celui des Rideaux, lors de la création, quai des Grands-Augustins, dans l’appartement des époux Leiris et la mise en scène de Camus (Albert), du Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso. Une petite centaine de personnes sont les spectateurs de cette farce parmi lesquelles on reconnaît Brassaï, Braque, Bataille, Lacan et, réfugié dans un coin, un peu ahuri, dira-t-il, par cette espèce de volière bienséante et feutrée venue applaudir l’exécration de toute espèce d’ordre, à commencer par celui du langage, le jeune Claude Simon, dont l’effroi paraît intact dans le récit qu’il en fera une cinquantaine d’années après — trois ans après le décès de Zanie, qui était née en 21 —, en son monumental Jardin des plantes (1997) : « un salon (non pas une cave, quelque local clandestin caché quelque part : un salon, un espace douillet, luxueux même, au centre même de cette ville transformée en caserne, en prison), et réunis à l’intérieur […] des hommes et des femmes […] dont les vêtements cossus ne devaient rien à des ventes clandestines de farine, de fromages ou de métaux non-ferreux mais au produit et au commerce […] d’une autre espèce de denrées, telle que livres, tableaux, poèmes, idées, talent, succès, tous membres […] de quelque cercle d’initiés qu’unissait encore […] le culte inconditionnel et pour ainsi dire philosophique […] d’un moderne et sanguinaire potentat incarné sous l’apparence d’un gardien de square à la moustache et au sourire bonhommes [comprendre Staline]. » Pascal est âgé de quatorze mois et sommeille probablement sous la garde d’une tante pendant que ses parents, en cette froide nuit de mars, font les zouaves sur la rive gauche.
(Les Russes nous ont sauvés des Nazis ; un mort sur deux qu’a faits la guerre est Russe, lui apprendrait son père, qui lui donnait à lire les contes et légendes russes splendidement illustrés par Ivan Bilibine ; une photo le montre à huit ans dans un rutilant costume de cosaque — pantalon bouffant, épaulettes, fausses bacchantes et toque en fourrure — qui ne passait pas inaperçu parmi la multitude banale, dira Pascal à l’âge adulte, des cow-boys et des Indiens du Luxembourg — qu’il rejoignait en un instant : une allée du jardin prolongeait sa rue même, pour ainsi dire c’était son jardin.)
En 1971, un siècle après la fin sanglante de la Commune de Paris, joyeux anniversaire, les Films de la Commune donnent naissance au premier long métrage de Pascal, long déjà par le titre : Valparaiso Valparaiso ou la très fabuleuse et très édifiante vie aventureuse du camarade Balthazar Lamarck-Caulaincourt, au pays des enfants de Blanche-Neige et de Che Guevara, où une ironie au moins aussi féroce que celle de Claude Simon, dans un style plus débraillé certes que celui du futur prix Nobel, s’abat sur les révolutionnaires de salon : surenchères hystériques, crispations reconduites, changement d’œillères réjouit les veaux. Un hilarant Alain Cuny lui prête sa voix d’airain et son premier degré, László Szabó ses airs d’entourloupeur, Rufus sa fantaisie plus ou moins anxiogène, l’inouï Jean-Claude Rémoleux (l’un des assassins d’Anthony Perkins à la fin du Procès d’Orson Welles) son physique de phoque sociopathe et Bernadette Lafont sa renversante plastique : Pascal la filme en pied, nue devant un miroir, belle comme la liberté, mais le plan ne dure que deux secondes.
Tout commence grâce au hasard : Didier da Silva découvre le film d’Aubier et n’en revient. Il ne veut tellement pas en revenir qu’il se plonge dans cette extraordinaire interprétation cinématographique du poème de Rimbaud et offre au lecteur avec son Dormeur une histoire de regard, de littérature et de cinéma en retrouvant toutes les traces d’un film et d’une aventure humaine et esthétique. Tout le livre vibre de ces rencontres.
Le Dormeur de Didier da Silva est publié chez Marest éditeur.
En voici un extrait. [SR]
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Version laïque du scoutisme imaginée dès 1911 par un officier de marine, les Éclaireurs de France venaient de s’illustrer dans la Résistance et comptaient déjà cinquante mille membres en 48 ; leur emblème est un arc et Tout droit leur devise. De l’auteur ultérieur des Illuminations, Le Dormeur du val (1870) est l’un des plus fameux poèmes et sans doute le plus étudié, génération après génération, par la jeunesse française ; je me demande ce qu’il en est à l’heure actuelle, moi qui l’avais appris par cœur, dans ma petite ville communiste, le cœur devait y être car je suis encore capable de le réciter, il est un des rares à avoir surnagé — en vérité il n’y en a qu’un second, le Rêve familier de Verlaine, ma mémoire les a mariés : et mon cœur, transparent / … cesse d’être un problème.
Mens sana et ce genre de choses, les Éclaireurs ne snobaient pas la poésie, écusson sur la panoplie, et Pascal Aubier se souvient devant moi qu’à douze ans peut-être — dans ce cas, je ne le relève pas, l’été qui précéda la mort de son père —, comme un de ses camarades au totem oublié psalmodiait, douze pieds sous terre, chaque syllabe un clou enfoncé, le célèbre sonnet, éventant dès l’entame le drame qui ne se noue qu’au quatorzième et dernier vers, il s’était insurgé : ce ton funèbre et compassé — au milieu des années cinquante, on le modulait comme jamais — était un contresens complet qui mettait une taie sur l’œil et empêchait de voir le paysage, toute la douceur et la beauté du paysage, et qui en ruinait tout l’effet ; il ne l’aura pas dit comme ça, mais c’était l’idée. Pascal enfant avait déjà du Dormeur du val sa petite idée.
On ne s’étonnera pas qu’un enfant de douze ans ait des vues arrêtées sur la dramaturgie et l’esthétique ; après tout Rimbaud n’en avait que quinze quand il écrivit Le Dormeur du val entre deux fugues piteuses à Paris, on ignore où et quand au juste, peut-être chez les tantes de son professeur où il avait pris l’habitude emmerdante, pour ce dernier, de se réfugier — il fallait ensuite se frapper La Mother, comme Arthur l’appelait, endurer ses accusations aussi injustes que voilées de détournement de mineur. Quoi qu’il en soit, on en situe avec certitude la composition entre la fin de l’été et l’automne 70, sur la route peut-être entre Charleville et Paris, dans le jardin des sœurs Gindre — car il y a des sœurs Gindre comme il y a des frères Lumière, lesquels n’ont alors que six et huit ans — ou encore en prison où sa toute première escapade le conduit brièvement : il a pris le train sans payer et ne voit de la capitale que le trajet entre la gare et sa cellule, aller et retour, et ce qu’à travers des barreaux il peut en deviner, des toits surtout et des cheminées.
La légende veut qu’Arthur se soit mêlé, en avril suivant, aux événements de la Commune ; il s’est même trouvé de tardifs témoins pour l’assurer, nous le montrer la fourche au poing, descellant des pavés, toute une littérature a prospéré dont les anecdotes n’ont pas la moindre réalité — on pourrait dire sans leur jeter la pierre que certains rimbaldiens, à ce sujet, se sont fait un film : Le Cœur supplicié. Il n’en demeure pas moins que Rimbaud n’était pas du côté des Versaillais et quand il s’est agi pour Pascal, en juillet 1968, de baptiser sa société de production, qu’il rêvait alors épicentre de l’agit-prop cinématographique mais qui, à de trop rares exceptions près, ne produisit que difficilement ses propres courts, moyens et longs métrages (sans hiérarchie, c’est à noter), il était d’une certaine façon inévitable qu’il la nommât Les Films de la Commune — dont le papier en-tête, couleur crème, s’ornait crânement d’une éclaboussure d’encre rouge, autrement dit d’une tache de sang —, de sorte que six ans plus tard les premiers mots du Dormeur, jaunes sur fond vert, seraient Les Films de la Commune présentent.
En 67, ce frimeur d’Aubier, on n’est pas sérieux quand on a vingt-quatre ans, s’était offert, pour onze mille francs, une Rolls de 1939. Avoir si tôt le sens du drame, c’est avoir le goût du contraste. D’ailleurs sa mère était actrice au tnp de Jean Vilar. Belle blonde frivole, égocentrée, elle s’appelait Zanie Campan ; elle venait des États-Unis. Lorsque Jean meurt en 56, laissant leur fils en plan, le divorce est déjà prononcé depuis neuf ans, liquidée l’idylle. Douze ans plus tôt, dans le Paris de l’Occupation, aux côtés de Raymond Queneau (L’Oignon), Simone de Beauvoir (La Cousine), Jean-Paul Sartre (Le Bout Rond) et Dora Maar (L’Angoisse Maigre), Zanie tenait le rôle de la Tarte, et Jean celui des Rideaux, lors de la création, quai des Grands-Augustins, dans l’appartement des époux Leiris et la mise en scène de Camus (Albert), du Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso. Une petite centaine de personnes sont les spectateurs de cette farce parmi lesquelles on reconnaît Brassaï, Braque, Bataille, Lacan et, réfugié dans un coin, un peu ahuri, dira-t-il, par cette espèce de volière bienséante et feutrée venue applaudir l’exécration de toute espèce d’ordre, à commencer par celui du langage, le jeune Claude Simon, dont l’effroi paraît intact dans le récit qu’il en fera une cinquantaine d’années après — trois ans après le décès de Zanie, qui était née en 21 —, en son monumental Jardin des plantes (1997) : « un salon (non pas une cave, quelque local clandestin caché quelque part : un salon, un espace douillet, luxueux même, au centre même de cette ville transformée en caserne, en prison), et réunis à l’intérieur […] des hommes et des femmes […] dont les vêtements cossus ne devaient rien à des ventes clandestines de farine, de fromages ou de métaux non-ferreux mais au produit et au commerce […] d’une autre espèce de denrées, telle que livres, tableaux, poèmes, idées, talent, succès, tous membres […] de quelque cercle d’initiés qu’unissait encore […] le culte inconditionnel et pour ainsi dire philosophique […] d’un moderne et sanguinaire potentat incarné sous l’apparence d’un gardien de square à la moustache et au sourire bonhommes [comprendre Staline]. » Pascal est âgé de quatorze mois et sommeille probablement sous la garde d’une tante pendant que ses parents, en cette froide nuit de mars, font les zouaves sur la rive gauche.
(Les Russes nous ont sauvés des Nazis ; un mort sur deux qu’a faits la guerre est Russe, lui apprendrait son père, qui lui donnait à lire les contes et légendes russes splendidement illustrés par Ivan Bilibine ; une photo le montre à huit ans dans un rutilant costume de cosaque — pantalon bouffant, épaulettes, fausses bacchantes et toque en fourrure — qui ne passait pas inaperçu parmi la multitude banale, dira Pascal à l’âge adulte, des cow-boys et des Indiens du Luxembourg — qu’il rejoignait en un instant : une allée du jardin prolongeait sa rue même, pour ainsi dire c’était son jardin.)
En 1971, un siècle après la fin sanglante de la Commune de Paris, joyeux anniversaire, les Films de la Commune donnent naissance au premier long métrage de Pascal, long déjà par le titre : Valparaiso Valparaiso ou la très fabuleuse et très édifiante vie aventureuse du camarade Balthazar Lamarck-Caulaincourt, au pays des enfants de Blanche-Neige et de Che Guevara, où une ironie au moins aussi féroce que celle de Claude Simon, dans un style plus débraillé certes que celui du futur prix Nobel, s’abat sur les révolutionnaires de salon : surenchères hystériques, crispations reconduites, changement d’œillères réjouit les veaux. Un hilarant Alain Cuny lui prête sa voix d’airain et son premier degré, László Szabó ses airs d’entourloupeur, Rufus sa fantaisie plus ou moins anxiogène, l’inouï Jean-Claude Rémoleux (l’un des assassins d’Anthony Perkins à la fin du Procès d’Orson Welles) son physique de phoque sociopathe et Bernadette Lafont sa renversante plastique : Pascal la filme en pied, nue devant un miroir, belle comme la liberté, mais le plan ne dure que deux secondes.
12 octobre 2020