Samy Langeraert, Journal en friche, 1/2
Assis dans le fauteuil de Z., les bras posés sur son bureau, autour de moi les murs sur lesquels elle accroche dessins, tissus, objets divers, enveloppé dans sa veste en jean (moi qui n’en porte jamais !) pendant qu’un avion la transporte à l’autre bout du monde. Je pourrais rester là toute la journée sans plus penser, sans rien faire d’autre que regarder l’espace de l’atelier devant moi, et par la fenêtre le terrain vague, les peupliers et les immeubles d’en face. Mais aussi insouciant que je sois, inactif, immobile, je me retrouve toujours à formuler une phrase sans même m’en rendre compte (« Assis dans le fauteuil de Z., les bras posés sur son bureau… »).
Dimanche
J’ai fait mes premiers pas dans la cuisine commune, avisé la cafetière et les deux plaques d’appoint, préparé mon premier café, infect, que je me suis forcé à boire en grimaçant, et j’ai repris le livre en cours, d’abord dans le fauteuil en cuir, puis sur l’espèce de pouf, puis sur la chaise cannée qui s’avère être le siège le moins inconfortable des trois, mais après un quart d’heure c’est comme si le silence était devenu trop fort, les phrases que j’avais dans la tête, à l’arrière de la tête, se sont mises à évacuer celles que j’avais devant les yeux. J’ai eu tout à coup l’impression de n’avoir rien à faire ici, et que c’est quelqu’un d’autre qui a visité cet endroit il y a dix jours, après avoir épluché des annonces et passé un coup de fil, cet autre qui a rencontré Z., l’occupante habituelle du lieu, et convenu avec elle qu’il le lui sous-louerait pendant un mois, qui a vu Z. une deuxième fois pour la remise des clés, la veille de son départ pour la Nouvelle-Zélande, qui est revenu ici le lendemain, sûr de son droit, qui a ouvert la porte comme si c’était la sienne, et aujourd’hui encore, jusqu’à ce que peu à peu, d’un siège à l’autre, le goût amer de son café aidant, et ce silence auquel il n’a pas l’habitude, l’invraisemblable de la situation lui apparaisse.
Mardi
Il suffit de jouer le jeu une demi-heure à peine, de montrer un peu d’assurance, de prononcer les formules attendues avec le ton approprié, de se défaire d’une somme d’argent très raisonnable, et on se retrouve à occuper un atelier perdu au beau milieu d’une zone industrielle à moitié désertée, à suivre des yeux toute une après-midi des pies qui se poursuivent l’une l’autre, l’une après l’autre.
Mercredi
Par la fenêtre, à gauche : le terrain vague tout en longueur, un arbre dont je ne connais pas le nom, une carcasse de scooter, un tout petit immeuble à droite et à côté un autre de taille moyenne (« C’est un squat », a dit Z.), des bâtiments récents derrière, des entrepôts, ici et là des peupliers. Quand je suis arrivé ce matin il y avait des adolescents installés sur le terrain vague, assis en cercle ou bien debout, marchant par deux, ou couchés sur le dos, mais quand il a commencé à pleuvoir ils se sont éclipsés, et à présent j’ai l’impression d’être le seul ici, à cent mètres à la ronde.
Jeudi
À la moindre perturbation, plus d’écriture possible (quinze heures : dans l’atelier voisin que seule une mince cloison sépare du mien, quelqu’un travaille en écoutant du jazz sur une petite enceinte).
Vendredi
Première apparition du faucon crécerelle.
Dimanche
Je m’assieds au bureau, j’allume l’ordinateur, j’ouvre le fichier texte, je vois du coin de l’œil un mouvement noir sur le toit du petit immeuble, je tourne la tête, c’est une corneille qui bat des ailes, elle s’envole dans ma direction, passe au-dessus du bâtiment, et juste après il reste tout sauf elle, le terrain vague et le petit immeuble, le squat, les peupliers dont la cime élastique se penche de temps à autre, mais le vent qu’il y avait tout à l’heure est pratiquement tombé, les cimes se courbent à peine, et moi je n’écris presque rien non plus, je n’en finis pas d’absorber le silence de la friche.
Mardi
« Silence » : ce dont on peut faire quelque chose, ce qu’on peut transformer.
Mercredi
La pie sur le rebord du toit, le va-et-vient des peupliers, l’écume très fine des cirrus immobiles en altitude, les vieilles traverses de chemin de fer en tas, gris-brun, que l’eau de pluie et le soleil imprègnent depuis dix ou vingt ans.
Dimanche
Silence extrêmement doux de neuf heures à onze heures. À onze heures vingt, quelqu’un arrive, referme la porte en la claquant très fort, renifle à deux reprises. Au grognement que j’entends ensuite, j’identifie un homme. À peine entré dans l’atelier voisin, il téléphone à un ami (« Nico ») et se met à parler à toute vitesse, en reprenant chaque fois ses phrases, comme s’il ne pouvait s’exprimer qu’en boucle. Il évoque un artiste dont il trouve la démarche intéressante (« C’est sûr que sa démarche, elle est intéressante, c’est sûr qu’elle est intéressante »), mais qu’il suspecte d’amateurisme. Puis plusieurs fois il rugit quelque chose, une syllabe ou un mot que je n’arrive pas à comprendre (sans doute une plaisanterie entre « Nico » et lui ? une habitude qu’ils ont de hurler ensemble un mot quelconque ?). On dirait qu’il est hors de lui, qu’il n’est plus en mesure de s’exprimer correctement, mais à l’instant suivant il reprend ses attaques en règle contre l’artiste amateur dont le début de célébrité lui semble injustifié. Peut-être que l’autre, au bout du fil, émet des doutes sur ce qu’il dit, peut-être que la liaison n’est pas très bonne, peut-être que c’est lui-même qu’il s’efforce de convaincre, qui sait, en tout cas il affirme encore et encore qu’en dépit d’un ou deux travaux intéressants, l’artiste en question est un nul qui n’aurait jamais dû avoir une exposition personnelle au Carré d’art, ça doit être une erreur (« Attends, c’est juste un bug ! C’est forcément un bug ! »), ou bien du copinage, ou bien le directeur du Carré d’art a « déliré ». Puis tout à coup, silence. J’entends seulement ses déplacements de l’autre côté de la cloison. Il n’a pas dit « Allez, salut Nico ! Allez Nico, à plus ! », il n’a pas changé la cadence de ses répétitions, il n’a pas parlé d’autre chose que de l’artiste du Carré d’art, il s’est tu simplement, sans transition. J’en viens à me demander s’il était réellement au téléphone avec quelqu’un, s’il y a vraiment un « Nico » quelque part qui l’écoutait comme je l’écoutais moi. Le fait est qu’il ne parlait pas en permanence. Il y avait des silences qui, même s’ils étaient courts, laissaient supposer l’existence d’un interlocuteur. Peut-être a-t-il été coupé ? Peut-être que « Nico », au bout du compte, n’en pouvait plus d’entendre encore et toujours la même chose et qu’il a fini par lui raccrocher au nez ? Quelques minutes plus tard, mon voisin d’atelier met la radio à plein volume et le silence d’avant son arrivée disparaît pour de bon. J’attrape d’un geste machinal une paire de boules Quiès flambant neuves, très tendres, que j’introduis délicatement dans mes oreilles après les avoir comprimées entre le pouce et l’index. Elles produisent en se dilatant un bruit mousseux et me chatouillent très légèrement les conduits auditifs, après quoi un silence buté s’installe : un blanc artificiel, obtus, fermé sur lui, qui procure à court terme un soulagement notable, mais que je ne peux généralement pas supporter plus de deux ou trois heures.
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