Emmanuel Régniez | C’est assez d’être

1
Je ne sais plus sa voix
Je ne sais plus la voix de mes parents
Je ne sais plus la voix de mes sœurs

2
Toutes ces paroles échangées
Qui avaient un sens et
Qui n’en ont plus maintenant
Des paroles vides, déplacées
Comme dans un film mal doublé
Où le son ne correspond pas aux mouvements des lèvres

3
Ne jamais revoir les personnes qui ont été chères
A un moment de ma vie
Qu’elles disparaissent à tout jamais de mon horizon et
Pourtant elles continuent à vivre
A vieillir
Peut être elles aussi
Pensent-elles à moi
Se souviennent-elles de ces moments tendres
Passés ensemble
De ces moments de bonheur
Que l’on espérait éternels
Mais qui comme tout
Passent
Ne reviennent pas

4
Déchirer le voile et
Voir ce qu’il y a derrière
Avoir une véritable vision des événements
Pas simplement le peu
Qu’il est possible d’apercevoir
De deviner

5
Dans le grand hôtel
Regarder l’aquarium
Aux poissons phosphorescents

6
Être comme Proust
Faire remonter tout le passé
De manière si vive et
Pouvoir en faire le récit détaillé
Précis
Je suis loin de cela et
Il me faut faire un effort incroyable
Pour faire remonter des brides
De ma jeunesse
Je n’ai que des traces de ma jeunesse

7
Vouloir que le jour ne se lève jamais
Qu’elle reste en face de moi
Dans cette semi-pénombre

8
L’absence est un état et
Il est renforcé quand on sait
Que telle ou telle personne
Etait présente à ce moment là et
Que l’on essaye de la faire remonter
A sa mémoire

9
Demeurer dans l’anonymat

10
Ceux qui n’ont pas de mémoire
Ne souffrent pas
Ils sont constamment dans le présent
Peut-être un peu dans le futur
Mais on peut difficilement être dans le futur
Sans un pied dans le passé

11
Un moment de grâce
Qui n’arrive qu’une fois
Dont on se souvient avec nostalgie
Car on sait qu’on a vécu un moment heureux
Et il revient
Ce moment
A notre esprit
De manière claire et
Précise
Pas comme embué
Sous le voile étrange du rêve
Pas comme le matin
Quand on se souvient de son rêve de la nuit
Rêve que l’on n’arrive pas à compléter
Dont on a que des bouts et
Des fragments
Non
Un souvenir clair et précis
Des vacances à Saint-Malo
Ville de toutes mes vacances
Jusqu’à l’âge de dix-huit ans

12
Le temps passant
Les souvenirs s’estompent
Deviennent moins précis
Dans les faits
Dans l’ordre
Il y a ceux qui ont
Une mémoire précise et
Qui peuvent faire remonter
Simplement leurs souvenirs
Comme s’ils classaient de vieilles photographies
Je n’ai qu’un brouillard
Un songe
Oui
Un songe

13
Plus l’action avance et plus la nuit s’obscurcit

14
Comme attendre un train
Qui n’arrivera peut-être jamais

15
Il ne me reste qu’à imaginer
Je ferme les yeux
Je m’imagine le début de ma vie
Le milieu de ma vie
Et même la fin de ma vie
Par pendaison
Car oui
Je sais que je finirai
Par me pendre ou bien prendre des médicaments

16
Je me suis toujours demandé
Ce que recherchait mon père dans la vie et
Cette réflexion je la porte aussi sur moi
Me demandant ce que je cherche aussi dans la vie
Le bonheur
Comme tout le monde
Mais j’ai l’impression qu’il file entre mes doigts
Comme du sable fin glisse entre les doigts
Qu’il file entre mes doigts et
Que je m’arrange pour le saccager
Quand il est trop présent
Quand il est trop proche de moi

17
Et si le fantôme c’était moi ?

18
La mémoire est une couche épaisse sur laquelle on n’a pas peur de marcher

19
Des lambeaux de rêve
Que l’on essaye de récupérer au réveil
Pour restituer le tout
Le tout du rêve
Le tout de la nuit passée

20
Je me plonge
Dans une ambiance
Crépusculaire
Pour faire remonter
Mes souvenirs anciens

21
Ce ne sont que des souvenirs mythiques
Légendaires
Tout n’est que reconstruction

22
Je m’appuie sur
De faux souvenirs
Pour faire remonter
J’essaye
De vrais souvenirs
Le vrai appelle le faux
Le faux appelle le vrai

23
Tout se brouille à mon imagination

24
Des rêveries qui prennent
Pour toile de fond
Mon enfance
Ma petite enfance

25
Un pourrissement

26
Donner l’odeur du temps

27
Le futur se fait passé
Je n’ai pas de futur
Juste un pied
Dans le passé et
Quand je pense à demain
C’est en regardant derrière

28
Sage et romantique jeunesse

29
Un présent sans cesse renouveler
Un passé qui ne passe pas

30
La mémoire est là pour redonner
Vie au passé
Mais en ai-je envie
Je voudrais plutôt me
Débarrasser de certaines
Pages jaunies du passé

31
Se plonger dans le passé
C’est chercher l’amnésie
C’est purger
Sa mémoire
Des mauvais souvenirs
C’est essayer
De ne plus être
Envahi pas ces souvenirs

32
Le temps a éparpillé mes amis
De hasard
Je ne sais
Ce qu’ils sont devenus
Pensent-ils encore à moi
Comme je pense à eux
Parfois

33
Il faut rêver
Ecrire
Mettre sur papier
Ce qui passe par la tête
Essayer de faire revivre
Les moments passés

34
Et si nous devions nous
Retrouver
A quoi ressemblerions nous
Porterions nous les mêmes masques
Ou bien d’autres masques

35
La vie est éphémère

36
L’espoir de retrouver
Ceux et celles que l’on a perdus
Dans le passé et
Les faire revenir dans le présent
L’irréparable n’a pas eu lieu
Tout peut recommencer comme avant

37
Feuilleter un vieil album
Voir des vagues qui viennent
Mourir
Sur le rivage
Ecume blanche

38
Quelle faute ai-je bien pu commettre ?

39
Je revois le visage de mon père
Je revois le visage de ma mère

40
Ma mémoire précède mon enfance
Sans doute à cause des histoires
Que l’on m’a raconté
Que j’ai fini par intégrer
Comme étant les miennes

41
Contre le temps qui finit par tout ensevelir
Par tout recouvrir d’une épaisse couche

42
La pesanteur d’une mémoire empoisonnée

43
Achever soi-même le souvenir
Non pas le finir
Mais lui donner le coup de grâce
Et se réfugier dans l’oubli
Le grand oubli

44
Qui me fera encore découvrir les plaisirs amnésiques de l’éther ?

45
Laisser ma mémoire
S’épaissir
Comme la peau d’un animal de la savane
Plus de passé
Plus d’avenir
Etre dans le présent

46
Il y en a qui sont
Plus prompts à oublier
Qui sont capables
De mettre leur souvenir
Dans une petite boîte et
De la ranger dans l’armoire
Ce que je croyais avoir fait
Mais quand j’ouvrais l’armoire
Je voyais tout de suite
La boîte à secret

47
Garder une trace de mon passé
Comme on garde un vieux passeport

48
La trace demeure sensible
En creux

49
Des traces jaunies par le temps
Ce ne sont que de pauvres souvenirs.

50
Les voix et les visages
Ont maintenant disparu
Je suis seul