La plus grande honte de l’univers
C’est une histoire que j’ai souvent racontée à des élèves lorsque je suis invité à les rencontrer. Quand j’étais collégien puis lycéen, les professeurs nous demandaient en début d’année de remplir une fiche sur laquelle on inscrivait notre nom, notre prénom, notre adresse, la profession de nos parents, nos loisirs, nos projets professionnels. Une professeure de français nous avait également demandé de citer des titres de livres qui nous avaient marqués. En toute confiance, j’avais inscrit une longue liste de romans de H.P. Lovecraft, Stephen King, Arthur C. Clarke, Ray Bradbury, Isaac Asimov, Philip K. Dick, etc. Quand elle a ramassé les fiches, la professeure a demandé qui était Eric Pessan. J’ai levé le doigt. Elle m’a dit qu’il valait mieux ne pas lire que de lire des conneries pareilles. Puis, elle a ajouté qu’avec un père gardien de prison et une mère remplissant des cartons dans un entrepôt, il ne fallait pas s’attendre à autre chose.
Fin de l’histoire.
Longtemps, j’ai fait mienne la honte, je l’ai intégrée, j’ai agi, lu, écouté, pensé, jugé au travers du filtre de la honte. Je ne voyais mes parents que comme les représentants d’un milieu populaire dont je voulais plus que tout effacer en moi les traces. Les fleurs artificielles dans ses vases posées sur des napperons de dentelle industrielle me faisaient honte. Les puzzles 5000 pièces que mon père assemblait et collait sur des lames de contreplaqué pour décorer le salon me faisaient honte. Ma bibliothèque remplie de BD Marvel et de romans de science-fiction me faisait honte. Les intérieurs de certains amis du lycée me paralysaient et me dissuadaient d’inviter qui que ce soit chez moi. J’ai grandi dans ce désarroi, dans cette sorte de déracinement : en luttant contre mes goûts et mes origines. Je suis devenu un jeune homme très snob, écoutant des musiques expérimentales, méprisant un livre s’il obtenait la moindre reconnaissance publique, m’ouvrant à des cinémas d’art et essai. C’était une fuite puisqu’il s’agissait toujours d’être un pas en avant, de ne pas tomber dans la honte du populaire. Des cinéastes comme Lars Von Trier, Jim Jarmusch, David Lynch ou Peter Haneke m’éblouissaient jusqu’au jour où leurs noms quittaient le cercle des happy few, alors je décidais que c’était mieux avant. Sur ce chemin-là, j’ai commis bien des erreurs, en particulier celle de me délester d’une grande partie de ma bibliothèque d’adolescent. Si à 15 ans, je voulais devenir écrivain de science-fiction et de fantastique, à 25 ans je ne cherchais plus qu’à être publié par Paul Otchakovsy-Laurens ou Jérôme Lindon. J’écrivais honteux, en secret. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me sentir légitime, pour douter un peu moins de la misère de ma langue. Ma première publication (en 2001, j’avais 31 ans) m’y a aidé, mais encore une fois, à mesure que j’approchais les écrivains et les éditeurs, nombreux ne se sont pas gênés pour me remettre le nez dans ma honte.
Longtemps, j’ai confondu talent et aisance.
Puis, avec le temps, j’ai muri enfin. J’ai appris à ne plus avoir honte de ma culture. L’époque aussi changeait, Star Wars était un objet d’étude et plus un film pour ados attardés. J’ai racheté certains romans, j’ai osé aussi reparler de mes origines, affirmer d’où je venais ; et clairement attester que sans la science-fiction et le fantastique, jamais je ne serais devenu écrivain. J’ai alors eu honte de ma honte.
Je repense à ce parcours sinueux en relisant une vieille nouvelle de Ray Bradbury intitulée Le promeneur [1], j’ai toujours aimé ce texte, il raconte en quelques pages l’histoire d’un homme qui marche, le soir, dans une ville déserte, il avance, simplement pour le plaisir de flâner le nez au vent, il emprunte des rues vides, longe des façades de maison où – au travers des vitres – palpitent les lueurs des téléviseurs. Forcément, arrive un véhicule robotisé qui embarque ce dangereux sujet pour le conduire à un centre de rééducation. Cette nouvelle a été publiée deux ans avant le célébrissime Fahrenheit 451 et j’ai toujours pensé qu’elle en était comme le premier chapitre, ou le résumé. La relisant en plein confinement où la promenade n’est pas un motif valable, où drone et caméras de surveillance épient les imprudents, où les rues des villes sont devenues désertes, cette nouvelle me sidère une nouvelle fois par sa terrible force. Ce Promeneur est pour moi essentiel, comme l’est l’animal calfeutré du « Terrier » de Kafka : il est une métaphore du pire, un signal d’alarme. Bien trop longtemps, j’ai perdu de vue cette fonction de la science-fiction : être une conscience politique.
J’ai 50 ans, j’ai bataillé pour me débarrasser de mes complexes, ma langue est la mienne. Lors de cette résidence brusquement suspendue depuis deux mois, j’ai entrepris d’écrire non pas un roman de science-fiction mais bel et bien un roman avec la science-fiction, un livre qui puise ses racines dans ma propre adolescence, un livre qui dit mon effarement de vivre dans un monde qui – en un sens – est bien pire que les plus pessimistes prévisions des écrivains. Il était grand temps que je remercie la science-fiction de m’avoir éveillé et d’avoir implanté en moi le désir d’écrire.
[1] The Pedestrian publiée pour la première fois dans The Magazine of Fantasy & Science Fiction en 1951, publié en 1956 en France dans le recueil Les pommes d’or du soleil Denoël