Étienne Vaunac & Guillaume Artous-Bouvet | Entretien sur la poésie 2/3

Je résumerai notre dialogue en cours ainsi – de deux affirmations apparemment non conciliables, mais que tout art poétique doit à mon sens faire tenir l’une avec l’autre : d’une part, nous n’habitons que dans la langue ; d’autre part, nous ne pouvons qu’inhabiter la langue. Et c’est dans cette soudure qu’intervient ce j’ai appelé le réel qui échappe à la langue. Pardonne-moi d’y revenir pour clarifier maintenant un peu mieux ma position.
Celle-ci est un peu différente de la tienne. Et s’il peut m’arriver de paraître rhétorique, c’est toujours faussement. Tu demandes dans une parenthèse qui cache bien son jeu : « Qu’est-ce qu’un arbre pour nous sans la possibilité du mot arbre ? » C’est une question en réalité redoutable. Car, en formulant les choses ainsi, n’y a-t-il pas un risque dans notre temps écocide – qui impose peut-être un retour à un certain « réalisme » (pas de la réalité, donc, mais du réel) – de valider, même involontairement, cette situation C’est Valéry : « Le temps du monde fini commence. » Et dans ce temps, si – comme tu le dis – l’arbre ne peut rien signifier pour nous si nous n’en avons pas le vocable, alors de très nombreuses espèces devraient être condamnées, végétales, animales, sans que nous puissions rien y faire parce que notre mode vie de plus en plus urbain, de plus en plus éloigné de nos campagnes, nous a retiré la connaissance de leurs noms exacts. Ainsi appelons-nous, par exemple, « sauterelles » des animaux très différents, et qui la plupart du temps ne relèvent pas du tout du genre Tettigoniidae : éphippigère, decticelle, phanéroptère… S’il n’y a qu’un mot, y a-t-il une seule espèce ? On voit bien ce que cela a de potentiellement inquiétant. On retomberait tout à fait dans ce que Derrida a appelé « l’animot » : des mots (des maux) généraux neutralisant l’altérité animale face à la rationalité humaine. Car l’animal, ça n’existe pas. L’arbre, ça n’existe pas. Mais quand cette plante, cet animal, hêtre, laîche, harfang, cétoine dorée, n’a plus de nom dans la langue, si c’est le mot qui lui donne un sens, non seulement une acception langagière, mais un sens d’être, à être, alors que peut bien nous faire qu’il disparaisse, puisqu’aussi bien il est déjà mort depuis longtemps, expulsé de notre lexique et de nos usages linguistiques ? Je n’ai évidemment aucune réponse à cette question, qui me paraît toutefois importante à soulever, et c’est l’une des raisons pour laquelle je suis toujours très attaché à des mots qui peuvent parfois paraître techniques ou vétustes, souvent mal connus de la plupart des lecteurs. La question de ce qui vient à point nommé dans la langue.
“On devrait peut-être juger les poètes au nombre de langues dans lesquelles ils sont capables de se taire. Car il n’y a pas de silence en dehors de la langue. (É. V.)”
Car ce qui vient à point nommé dans la langue, c’est justement le réel, pour y revenir donc, ce qui n’est point nommé dans la langue – mais ici plus par défaut, par excès. M’intéresse dans les mots le hors-langue, qui est précisément ce qui permet à la langue de fonctionner, absolument inatteignable, à jamais asymptotique. Ce que je ne pourrai jamais dire. Dans Discours, figure, Jean-François Lyotard avait une très belle formule pour en parler. Il écrit : « l’œil du discours » – comme on dit l’œil du cyclone pour désigner, au centre même du cyclone, une zone sans vents qui permet précisément à la tornade d’exister autour d’elle comme autour de son axe. De même, écrit Lyotard, nous sommes dans la langue sans être englués dans la langue. Il existe dans la langue une zone où le discours n’atteint pas. Mieux : « On ne peint pas pour parler mais pour se taire. » On pourrait en dire autant du poète. Il écrit pour se taire. Concomitamment, écrire des poèmes et faire (poiein) de la poésie sont deux choses bien distinctes.
On devrait peut-être juger les poètes au nombre de langues dans lesquelles ils sont capables de se taire. Car il n’y a pas de silence en dehors de la langue. Cet « œil du discours », c’est deux choses donc : c’est le silence ; c’est la figure. Peut-être pouvons-nous échanger aussi sur ces deux aspects : le rôle de l’image et le rôle du silence dans le poème ?
É.
Cher Étienne,
Avec mon affaire d’arbre, je prenais par commodité l’exemple de l’hyperonyme (l’arbre en général, et pas une espèce d’arbre en particulier), mais je ne dis pas autre chose que toi, à savoir que notre accès au réel est conditionné par les mots, raison pour laquelle tu dis être « toujours très attaché à des mots qui peuvent parfois paraître techniques ou vétustes ». Il faut les mots, pour que le monde ait lieu, oui.
Mais réciproquement, tu fais bien de soulever – au moins latéralement – une objection plus fondamentale, à savoir : ne peut-on pas désirer accéder aux choses sans passer par les mots, et ce « court-circuit » rêvé n’est-il pas l’utopie même du poème ?
Et c’est peut-être ce qui te conduit à Lyotard, et à l’idée que le poète écrit pour « se taire » : mais que ce silence n’est encore, sans doute, qu’un effet du discours – ou ce qu’on peut appeler, donc, au sens lyotardien, la « figure ».
Je reprends. Peut-être bien (je ne suis pas philosophe) que les choses peuvent exister pour nous hors des noms qui prétendent les saisir (au stade d’un certain antéprédicatif, donc) ; mais dans l’exercice du poème, cet « état des choses » est rigoureusement hors de portée.
Mais, et tu y viens, la poésie dispose en effet d’instruments (ou « procédés ») pour, sinon signifier, du moins indiquer ce monde des choses pur de tout langage : le silence ; l’image.
Comment un poème peut-il « faire (le) silence » ? Il ne le peut qu’en s’interrompant, c’est-à-dire par le blanc (graphématique), ou le silence (phonématique), qui ne sont eux-mêmes que deux formes superlatives d’une diacriticité immanente au langage, et dont, en effet, la poésie fait son objet par le travail du rythme.
Comment un poème peut-il « faire (l’)image » ? On peut l’entendre au sens des « figures du discours », qui répertorient les façons dont les mots peuvent justement « figurer » une chose (métaphore, hypotypose, ekphrasis). Mais on peut aussi le comprendre en un sens littéral, selon lequel le poème se confronte matériellement, sur la page ou l’écran, à une « image » qui lui donne une réplique toujours, d’une certaine façon, agonale (car le « sens » de l’image, s’il y en a, ne saurait se réduire au poème, ni le poème se laisser simplement illustrer par l’image : ce qui se complique d’autant plus que le poème est hanté par les images, et l’image elle-même, habitée par les mots – « Toute image est une maison hantée », écrit Bailly). Si le silence et l’image sont donc les moyens pour le poème de laisser le réel faire effraction, ce n’est ni « dans » le poème, ni « dans » l’image, qu’un tel surgissement a lieu, mais bien plutôt dans le jeu interstitiel de leur distinction.
G.
Cher Guillaume,
Je te suis tout à fait – comment pourrait-il en aller autrement ? même si nous pratiquons des poésies très différentes ; ce qui est le meilleur des signes pour la bonne santé de la poésie ! Je vais essayer de m’orienter à mon tour le long de cette double piste périlleuse du silence et de l’image. Nous avons beaucoup dit et peut-être un chemin peut commencer d’être aperçu. Reste à savoir par qui – ou par quoi.
1) Le tien silence, je le vois plutôt immanent au poème, au cœur du poème, le poème en est tissé, tressé, texturé ; le mien est plutôt comme ce qui vient le ronger, le grignoter par ses bords extérieurs : le « stresser ». Lyotard – dont on a un peu parlé – opposait deux menaces pour le centre : l’agression, la clandestinité. Le blanc que tu évoques, et que tu pratiques, s’inscrit dans le prolongement et le renouvellement de celui qui est né avec la poésie moderne et dont Collot a rappelé dans L’horizon fabuleux qu’il cherche à s’immiscer entre les lignes et même dans les lignes, « les dispersant et les ouvrant à l’infini ». Pour ma part, je travaille sur une poésie différente, plus proche de l’inscription funéraire, antique, peut-être au premier abord « rétrograde », où le texte compact et ramassé sur lui-même compose une paroi que blancs et silences entourent, assiègent, et dont ils font le siège, comme d’un animal prêt à bondir. Parce que tout autour du poème, c’est le monde. (Phrase pour moi terrifiante…) Et que la force de la poésie, c’est quand même de manquer d’étanchéité. Ce n’est pas comme la philosophie ou le roman. Tout ça, c’est très étanche.
Écrire, c’est pour moi toujours affronter ce que tu nommes « hors de portée », et que j’ai appelé autrement – « l’autre côté » (c’est finalement la même chose à peu près) ; et le texte n’est jamais suffisamment clos à mes yeux pour que j’accède par lui à une certaine forme de tranquillité, ou disons d’ininquiétude. Je n’ai jamais vraiment cru dans la clôture du texte. Le hors-de-portée, qui est aussi le hors-progéniture, le hors-création, « la chose » encore une fois, ne cesse de brûler tous mes mots. En fait ma question poétique est simple : à quelle condition de possibilité le poème peut-il inclure ce qu’il n’est pas, puisqu’on ne peut accéder à son propre qu’en s’appropriant ? Et en s’appropriant quoi exactement, comment ?
À titre personnel, je suis toujours en lutte avec les mots qui me paraissent toujours trop nombreux, trop présents, et en même temps je n’ai de cesse de chercher, asymptotiquement, à dire le silence. L’antéprédicatif, je confesse ne pas tellement y croire. Je suis un phénoménologue finalement bien mécréant, ou bien décréant… Si l’on peut sans doute imaginer qu’il existe des expériences possibles en dehors de la langue (dans un stade antérieur de l’anthropomorphose, par exemple), j’ai la conviction que seule la langue nous permet de faire l’expérience de l’expérience. Nous en avons convenu. Tant que ce n’est pas dit, l’expérience est inexpérimentée. Elle est naïve et vierge. Le silence, c’est, comme on dit, tout un poème. Ce silence est aussi le « silence des bêtes », le silence des plantes, des galets mouillés sur la grève. Il en va du silence comme de l’invisibilité. Comment distinguer à l’œil nu et en soi-même, sans passer par autre chose, ni avant ni après, comment distinguer comme phénomène l’invisibilité d’une machine à écrire ou d’un gorille ? Comment distinguer en propre le silence d’une espèce disparue, d’un caillou, de Dieu ou du poème ? Ce sont là des questions obsédantes – qui me ramène autrement à l’impossibilité de la clôture…
2) Tu parlais dans une lettre précédente de l’habiter et tu disais, je te cite, que le monde est pour toi « essentiellement inhabitable ». C’est là pour moi le rôle de l’image (verbale – pour l’autre, nous n’aurons pas assez de temps…) : rendre le monde (plus) habitable. De nos jours, la poésie est devenue l’un des hauts lieux de la parole écologique. Peut-être n’a-t-elle jamais cessé de l’être : pensons à Virgile, pensons à Ronsard. Contre le discours géo-constructiviste qui estime que, si nous avons fait du mal à la Terre, c’est parce que nous avons mal fait la Terre, et que nous pouvons la reconstruire, la réhabiliter, ailleurs (voir ici-même : en terraformant, en terra-formatant la Terre), la poésie a pour charge de faire valoir l’habiter, la terrestration plutôt que la déterrestration programmée par l’ingénierie et la technoscience qui s’ingénient depuis des années à nous préparer à changer de « vaisseau spatial » (comme disait Buckminster Fuller de la Terre en 1969). La poésie nous apprend à nous terrestrer. Et elle le peut principalement – sans doute pas seulement, sûrement pas seulement – par les images, celles que les textes contiennent, celles aussi qui font venir dans l’esprit du lecteur (et donc qu’ils contiennent).
Pour moi, l’image est indissociable de la phénoménologie et de la présence authentique de l’être des choses à la terre. On croit souvent que la phénoménologie et l’image ne peuvent que s’excluer, mais 1) d’une part, Michel Deguy a bien montré comment dès la phénoménologie philosophique, la proximité de l’être ne peut être qu’approximative, ce qui est aux environs n’est justement qu’à environ, et l’on doit prolonger la phénoménologie philosophique par une phénoménologie poétique, une phénoménologie de l’être-comme où les choses sont aussi prises par le rapprochement avec les autres choses qu’elles ne sont pas ; et 2) dès le fondateur de la phénoménologie Husserl, comme il le fait remarquer dans une célèbre lettre à Hofmannsthal de 1907, le phénoménologue et le poète font la même chose : ils mettent le monde ordinaire entre parenthèses pour parvenir à la chose pure, et pour cela le phénoménologue lui-même n’hésite pas à recourir à la fiction imaginative (cette idée revient souvent chez Husserl). Mettre en place des images déroutantes, qu’on taxe souvent (à tort) de « surréalistes », relève chez moi de cette seule exigence.
Mais restons, veux-tu, entre nous, sur cette question de l’image, car j’ai le sentiment que nous n’avons pas tout dit, non pas tout de ce qu’il y aurait à dire, bien sûr, mais tout ce que nous pouvons modestement dire…
É.