Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Carpaccio



Il suffit de passer le pont, c’est tout de suite la peinture

À l’époque des riches heures du Dogado, le nonce apostolique ne faisait pas mystère de ce que le Saint-Siège voyait d’un œil très mauvais le pouvoir de ce doge qui voulait à la fois être prince et être pape. Rome se sentait alors menacée dans ses privilèges spirituels – cependant que s’imposait une science picturale d’une sensualité tranquille (Giorgione, Titien, Véronèse) bien éloignée des convulsions maniéristes transappeniniques et où la religion chrétienne s’accommodait sans en prendre ombrage de la réalité érotique de la chair. La paix signée par les Vénitiens avec les Turcs de Sélim II après la victoire de Lépante en 1571 ne fit qu’envenimer la situation et mettra fin à l’alliance conjoncturelle de la Sainte-Ligue (malmenée depuis la bataille de Marignan de 1515). Entre la ville des ponts et celle du Pontife – qui s’étaient opposées pendant plus de trois siècles dans plusieurs conflits territoriaux (pour le contrôle de Ferrare en 1307, pour l’occupation de la Romagne en 1503-1504) – le divorce était de nouveau consommé. Plus moyen de communiquer. Venise sait construire des ponts ; elle sait aussi les couper.

Un homme qui a très bien parlé des ponts, c’est Michel Serres. Serres a très bien parlé des ponts et il a très bien parlé aussi de la peinture de Vittore Carpaccio. En 1977, Pierre Samson l’a filmé à Venise dans un petit documentaire intitulé L’archipel Carpaccio, qui prolonge son ouvrage de 1975 Esthétiques sur Carpaccio. (Le philosophe reviendra au peintre en 2007 avec Carpaccio, les esclaves libérés.) En un mot : pour Serres, l’originalité de l’homme de la Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni – un de mes lieux préférés à Venise – est d’avoir pensé picturalement l’espace comme un archipel composé de blocs séparés, dépareillés et isolés, toute la question de la peinture revenant à trouver comment faire communiquer ses « îles » entre elles.

Le songe de sainte Ursule, 274 × 267 cm, 1495-1500
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia

Dans Le songe de sainte Ursule de 1495, un ange porteur d’une funeste nouvelle (il tient dans sa main la palme du martyre) apparaît en rêve à Ursule qui dort, de l’autre côté du tableau. Près d’elle il est écrit ce mot : « INFANTIA ». Ursule est fiancée et n’est plus une enfant. Peut-être s’agit-il plutôt d’un enfant qu’elle pourrait porter ? Dans le fond de la frontalité, deux plantes en pot sont placées de part et d’autre des montants du lit caissonné, qui coupent le tableau en deux moitiés à peu près égales – l’une dans l’espace d’Ursule (la myrrhe de l’amour sacré), l’autre dans celui de l’ange (l’œillet de l’amour charnel). Cependant « INFANTIA » ne se rencontre pas dans la moitié de l’œillet… mais du côté du mystère divin. « INFANTIA » dit donc autre chose que l’enfance. Il dit ce qui est écrit littéralement : le manque de parole ; le « non-parlant » [in-fans] ». L’absence de communication entre les deux espaces traversés par une croix : la position dressée de l’ange et la position couchée d’Ursule (unique dans l’iconographie, en dehors de ses funérailles : la sainte est toujours représentée debout ou agenouillée). Entre le Ciel et la terre. Entre l’antre (le même) et ce qui entre (l’autre). Comment Dieu nous « parle »-t-il ? Comment communiquer quand, comme ici, personne n’ouvre la bouche parle ? Quand, comme ici, personne ne regarde personne ? Comment va-t-on de la droite à la gauche du tableau, si ce n’est pas le trajet de la Lumière ? Mais que faut-il comprendre dans cette Lumière si pure, si dure qu’elle nous aveugle, et qui s’arrête net au caisson du lit ? La communication, c’est au même moment le « truc en plumes » de Serres, qui lui a consacré entre 1969 et 1980 toute la série des Hermès.

La rencontre passionnante entre Serres et Carpaccio illustre la justesse d’une remarque de Walter Benjamin (probablement de 1920) où l’auteur de l’Origine du drame baroque allemand affirme que « le médium par lequel les œuvres d’art agissent sur les époques ultérieures est toujours un autre que celui par lequel elles ont agi sur leur époque ». La raison principale en serait que le médium originel est toujours pour le créateur « si dense autour de son œuvre qu’il ne peut sans doute pas le traverser en se mettant en relation avec l’approche que l’œuvre réclame des hommes ». Il y faut pour cela « le détour d’une relation indirecte », exigeant la prise en charge par un autre médium – ici le concept philosophique –, plus éloigné (techniquement, matériellement, temporellement…), « toujours relativement plus mince », plus accessible pour le regard du spectateur postérieur parce qu’appartenant à la même époque que lui, et non à l’époque lointaine de l’œuvre. Pour nous, le concept de communication signifie quelque chose de plus précis et de plus ordinaire que du temps de Carpaccio. Ainsi une part du sens que contient l’œuvre picturale ne peut être appréhendée rétroactivement que par un discours tra-ducteur, littéralement : guidant-à travers (la densité des images).

Ballotté dans une gondole, Serres dit des choses importantes sur Carpaccio. Ça balance pas mal à Venise. Il dit : feu rouge, feu vert. L’espace n’est pas un réceptacle isotrope. Nous devons plutôt l’imaginer comme un patchwork de plaques hétérogènes. Entendons : l’espace habité. Dans le vide, tout est partout pareil. C’est là une conséquence de la théorie de la relativité générale : l’espace n’existe pas a priori comme un placard toujours identique à lui-même dans lequel on rangerait ou bien des chemises ou bien un cadavre, mais la forme de l’espace est régionalement déterminée par les objets (choses ou gens) qui l’occupent. Il n’existe pas d’espace global indifférent aux objets qu’il contient – sinon comme un emballage linguistique ; il n’existe que des espaces locaux (dé)formés par les objets qu’ils contiennent. Toute la question est alors de savoir comment l’on passe d’une de ces localités à une autre. C’est cela, selon Serres qui voit très juste, dont Carpaccio a fait l’enjeu de sa peinture. Non que Carpaccio doive être reconnu comme un précurseur d’Einstein – il n’est jamais bon d’exagérer ; mais il vivait à Venise, ce qui est bien suffisant. Einstein aurait bien mérité d’y voir le jour. Venise est une pointe folle de zones compartimentées : entre la terre et l’eau, entre des cultures de langues différentes, entre la terraferma et le large de l’actuelle côte croate, et ainsi de suite.

Serres alors de donner des exemples exemplaires. Dans l’église San Vidal, aujourd’hui désacralisée, le retable de saint Vital à cheval montre un cavalier tenant une hache entre deux espaces en miroir de part et d’autre d’une arche centrale. Cette arche (d’aqueduc vraisemblablement) est un pont. C’est une affaire de passage : « Il y a un cheval. Avec le cheval, on peut passer. Et puis il y a une hache. Avec la hache, on ne peut pas passer. » De très nombreuses œuvres de Carpaccio sont construites de manière pontale. À moins de deux kilomètres de là, dans Saint Georges et le dragon de 1502, le duel des deux combattants pareillement hérissés de piques et d’épines épouse parfaitement la forme cambrée d’une passerelle. Parfois, comme dans Le retour des ambassadeurs en Angleterre (de la légende de sainte Ursule) ou la Sainte Conversation de la collection Campana, le pont est littéralement présent : c’est même lui seul qui assure la liaison, la « conversation », entre des personnages qui ne se parlent pas, qui ne se regardent même pas. À ce titre, la peinture de Carpaccio met en jeu le principe même de la civilisation : comment sortir de soi, de son isolement, pour aller à la rencontre de l’autre sur son territoire ? « L’évolution de l’homme a consisté à chercher tous les moyens […] possibles pour faire le nœud, la couture, la liaison entre ces haillons. »

Saint Georges et le dragon, 141 × 360 cm, 1502
Proprietà della Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni

Carpaccio peint des tableaux pontaux et cherche à mettre en rapport des personnages représentés comme des insulata. « Carpaccio est Vénitien, alors il sait dans son corps […], il sait ce que c’est qu’une île, […] dans sa manière de vivre il est toujours obligé de passer par un pont […] et toute la difficulté a induit chez lui les formes que nous voyons. » L’ange, si présent chez Carpaccio, y est avant tout ce qu’il est : un « messager [angélos] ». En ce sens, Carpaccio est bien un peintre de Venise – qui compte plus de cent îles rien que dans son centre historique et ne fut rattachée au continent qu’en 1846 par un pont ferroviaire. La Reine de l’Adriatique n’est pas seulement riche de plus de quatre cents ponts, elle est elle-même – la basilique San Marco et les pérégrinations de Marco Polo suffiraient à en attester – un pont entre l’Occident et l’Orient : entre le christianisme et l’Islam, entre la papauté et l’empire ottoman (qui s’est emparé de Constantinople en 1453), entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe, entre les Byzantins et les Lombards. Regardant depuis Venise du côté de l’Orient, Carpaccio met moins l’accent sur la dimension humaine (romaine) du Christ que sur sa dimension angélique. Le Christ est le télégramme de Dieu. N’est-il pas le premier des ponts, l’« arche d’alliance » par excellence – ce que signale pour nous le tiret de son nom ? Verticalement entre l’Homme et Dieu, mais également, et peut-être surtout, horizontalement, dans l’humanité, entre ses racines hébraïques et la culture sémite de son prénom (Yeshoua), d’une part, et, d’autre part, la langue grecque du Nouveau Testament ? Le Christ au loin joint l’oint (kristòs).

Carpaccio est bien peintre de Venise. Car la peinture de Venise ne commence pas avec Giorgione, même si – je ne me dédie nullement – il n’y a jamais eu jusqu’à Giorgione de peinture vénitienne, mais seulement de la peinture à Venise. C’est tout à fait juste, mais cela appelle désormais aussi quelques précisions. Avant, il n’y avait pas rien pour autant. Il y a eu la rencontre entre la fin de l’ancienne peinture à Venise et ce qui allait rendre possible l’avènement de la peinture vénitienne. D’un côté, Carpaccio ; de l’autre, Giovanni Bellini. L’un et l’autre ont rendu possible l’avènement de lapeinture vénitienne. Je reviendrai plus tard sur Bellini, mais que pouvons-nous déjà dire de Carpaccio ? On peut dire une chose relativement simple : sa peinture pontale substitue à un art de la profondeur (Florence, Rome), de la réalité, un art de la latéralité. Chez Carpaccio, la perspective va d’un bord à l’autre du tableau. Tout l’art « épineux », difficile et embarrassant, de Carpaccio se résume en deux mots : dragonalité, diagonalité.

Carpaccio termine une époque : celle de la triple influence – proche, temporellement distante, spatialement distante – de Mantegna, (à travers lui) de la sculpture antique et des peintres du Nord de l’Europe ayant séjourné à Venise (Bosch, Dürer) ou dont la technique avait été promue sur place par Antonello de Messine à partir de son séjour de 1474 (Memling, Van Eyck) – c’est par exemple frappant dans Le songe de sainte Ursule ou Saint Georges et le dragon). De Mantegna, « trop préoccupé de statues », « cet affectionné des Dolomites » comme écrit Yves Bonnefoy dans Dessin, couleur et lumière, Carpaccio a conservé un certain goût pour la grisaille des couleurs, le hiératisme des figures et la minéralité des actions. Élie Faure disait de Mantegna dans son Histoire de l’art qu’il a voulu resusciter les « pierres mortes » de l’Antiquité dans un temps où « un monde avide de connaître se consolait de moins sentir ». On ne saurait mieux dire. Carpaccio prolonge ce Mantegna-là et sa peinture de Carpaccio est la dernière peinture solide de Venise ; avec Giovanni Bellini, cette dureté laissera la place à la douceur, à la couleur et à la lumière.

Ce n’est pas la profondeur qui intéresse Carpaccio, quand bien même il est tout à fait passé maître dans l’art de la perspective linéaire (il fallait toute cette virtuosité pour la faire oublier), car la profondeur suppose que l’espace est quelque chose dans quoi l’on peut s’enfoncer. Pas de perspective sans un espace mou. Or la solidité carpacienne y est tout à fait opposée. La communication s’y fait toujours de la droite vers la gauche et inversement, ou bien entre le bas et le haut, voire dans le sens des diagonales. Dans un tableau de Carpaccio, c’est comme sur une patinoire. L’illusionnisme tridimensionnel est constamment désamorcé par la réalité du tableau comme platitude. À ce titre, Carpaccio est plus moderne qu’il pourrait paraître au premier abord : Heinrich Wölfflin a bien montré en 1915 comment la cohérence visuelle de la nouvelle peinture perspective a fait que « plan et profondeur sont devenus un seul et même élément, et précisément parce que tout est saisi en raccourci, la restriction au plan nous paraît volontaire ; il s’en dégage une impression de richesse parvenue, par simplification, à son plus haut point de repos et de visibilité » (Principes fondamentaux de l’histoire de l’art).C’est là tout le contenu du message pictural de Carpaccio. Pas plus que le patineur le regard n’a vocation à entrer dans les choses (le lac gelé, le tableau) : à le faire on détruirait la chose même par quoi il est possible de glisser sur la glace, par quoi il est possible de regarder. Dans les grands cycles vénitiens des Dalmates ou de Sant’Orsola, dans Saint Georges et le dragon, dans Le songe de sainte Ursule, dans La vision de saint Augustin, dans Saint Jérôme et le lion, dans L’arrivée des ambassadeurs anglais à la cour du roi de Bretagne, La rencontre des fiancés et le départ des pèlerins, mais encore dans La lamentation sur le corps du Christ mort conservée à Berlin ou La présentation de la Vierge au temple conservée à Milan, toute la scène n’est organisée que par la latéralité du regard. La grande passion de Carpaccio, c’est le profil. Ce n’est pas tant qu’il aime peindre des profils qu’il peint dans le profil du tableau.

Saint Jérôme et le lion, 144 x 211 cm, 1502
Proprietà della Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni
La vision de saint Augustin, 141 x 210 cm, 1502
Proprietà della Scuola Dalmata di San Giorgio degli Schiavoni

Chez Carpaccio, on coulisse sur l’image comme une embarcation sur l’eau. Bertrand Rougé a parlé à son propos d’« œil éraillé ». Il s’agissait pour lui de diagnostiquer la « voix narrative » dans ses tableaux. Il ne m’en voudrait pas de reprendre cet adjectif et de le prolonger – d’enroué vers rayé, enrayé – dans une direction phénoménologique. Les tableaux de Carpaccio n’exigent aucun regard perçant, traversant, mais uniquement un regard éraflant. Égratignant. Frottant. Avec Carpaccio, voir devient une opération de dérapage. La perspection (de la perspective) est détournée au profit de la seule inspection de la surface de l’image. On ne fait que passer par là. C’est comme sur un sentier : on regarde où l’on marche, mais se mêle-t-on seulement que ce que les taillis renferment, sans parler des bosquets là-bas, des collines ? Et si l’on regarde loin, ce n’est que vers une image plate tendue comme une toile au fond du décor. Le relief n’est que sous nos pieds. Il ne manquerait plus que l’on se foule une cheville ou que l’on marche dans une bouse de vache ! Quiconque a essayé de descendre des escaliers en dirigeant les yeux horizontalement devant soi sait que le pas est mal assuré pour qui aventure son regard plus loin que la perquisition de la basse proximité de contact.

Tout tableau est un pont. Cela m’amène à trois observations finales. La première sera épistémologique ; la deuxième, cosmologique ; la troisième, ontologique.

Le tableau est moins un pont entre la représentation et la réalité qu’entre des images. C’est ce constat qui amènera Aby Warburg à poser les fondements de l’iconologie moderne en traquant les mêmes formules visuelles (Pathosformeln) d’images en images et en jetant des unes aux autres, malgré les distances linguistiques, temporelles, spatiales, etc., un « regard pontife » (Andrea Pinotti).

L’image est un pont entre des tableaux : cela veut dire que l’image est un pont entre des ponts. Un pont ne relie que des ponts à d’autres ponts. Le pont n’est pas ce qui vient relier après coup deux morceaux de terre. Mais il n’existe d’abord que des ponts. La terre est la conséquence de l’eau. Venise est une cosmogonie.

Dire enfin qu’il n’y a de tableaux que de ponts, c’est dire que les tableaux comme choses visibles (fixes) ne sont que des refroidissements passagers de flux visuels consécutifs au fait que nous nous arrêtons devant eux pour les regarder. Et symétriquement, c’est le fait de nous arrêter devant le tableau qui nous institue en tant que sujets (d’un sentir). Ce qui fait art, c’est ce qui fait arrêt. La peinture offre ici la grille de lecture d’un monde où, pour pasticher Gilbert Simondon, les individus ne sont plus des êtres en relation mais les êtres de la relation. La peinture devient, en tant que détermination pontale, la catégorie première de l’être. La métaphysique cesse d’être la prima philosophia pour devenir la prima pictura.

À partir de là, tout ce que lapeinture allait devenir à Venise pouvait entrer en scène. Si Giorgione peut être vu ceteris paribus comme le Kant de la peinture vénitienne, Carpaccio est son Descartes.

Rien n’est ce qu’il est si ce n’est parce qu’il est en lien avec autre chose. Dans le vide, aucune chose ne ressemblerait à ce que nous en percevons dans le monde qui nous entoure. Le monde est un réseau de processus. C’est cela aussi – qui est devenu notre bain quotidien – à quoi Carpaccio n’a cessé de nous préparer.

Iconologie gritchtèque (éléments de verbologie)

Quel est le sujet de La crucifixion et l’apothéose des dix mille martyrs du mont Ararat commandé en 1515 à Carpaccio par Ettore Ottobon pour l’église Sant’Antonio di Castello ? Son titre à rallonge n’en fait pas mystère : cette toile époustouflante adapte un épisode emprunté à la tradition martyrologique dont l’édition augmentée de La légende dorée de Jacopo da Varazze par Jean Bolein a fixé la variante la plus précise au début du XVIᵉ siècle. En l’an 120, neuf mille soldats romains, envoyés combattre les rebelles arméniens, subissent une grave défaite. La survenue d’un ange, qui les convertit au christianisme sur le mont Ararat, leur assure finalement la victoire. La nouvelle de cet événement parvient aux oreilles de l’empereur (Dèce ou Dioclétien d’abord, puis Hadrien ou Antonin le Pieux), lequel se rend sur place pour punir les néophytes. Soutenus par leur foi, les mercenaires sont rejoints par mille légionnaires supplémentaires. Ils seront tous crucifiés après avoir subi les sévices du Christ : lapidation, flagellation, couronnement d’épines.

La crucifixion et l’apothéose des dix mille martyrs du mont Ararat, 311 x 204 cm, 1515
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia

On peut tout de suite remarquer que Carpaccio s’éloigne de la tradition textuelle que je viens de redire – celle d’Eusèbe de Césarée, de l’antipape Anastase III, de Pietro de’ Natali encore – pour laquelle le martyre en question doit être présenté comme une imitation littérale de la Passion du Christ. Au grand dam de l’amateur éclairé qui se flatte de s’y connaître assez en matière de religion, nos martyrs sont moins crucifiés qu’embrochés dans des arbres… Seulement voilà : savoir sa religion est une chose ; savoir sa peinture en est une autre.

En toutes circonstances, on le voit, on a toujours besoin d’un iconographe. Qu’est-ce là donc que ce barbecue ?

Carpaccio ne laisse pas libre cours à une imagination dissidente. Si le sujet est totalement inconnu de la peinture italienne quand il s’en empare, il suit à la lettre un programme visuel bien attesté ailleurs depuis certaines enluminures gothiques que nous pouvons observer dans l’exemplaire en dialecte alsacien de La légende dorée détenu par l’université de Heidelberg ou (partiellement) dans Les grandes heures d’Anne de Bretagne. Dans cette variante de la légende – dont j’ignore la source textuelle exacte – les soldats sont jetés d’une hauteur et empalés sur les branches épineuses d’un acacia ; en référence au nom putatif du général-évêque qui les commandait : Acace (Acathius). On peut imaginer qu’a prévalu son aspect spectaculaire pour l’œil. Problème : cette variante est typique du nord de l’Europe, et plus précisément de l’actuelle Allemagne. On peut le vérifier, entre autres très nombreux exemples, et en respectant l’ordre chronologique, dans un diptyque sur bois du Maître de Cologne réalisé entre 1325 et 1330, un tableau de 1410-1415 signé par le Maître de la Petite Passion, un exemplaire du Bréviaire de Waldburg de 1486. En France, on préfère a contrario la version-souche avec croix (voir les vitraux de la cathédrale de Moulins). Comment expliquer la présence de cette interprétation germanique dans un tableau italien ?

Quoique Carpaccio ait été au contact de tableaux flamands ou néerlandais par l’intermédiaire d’Antonello de Messine ou par des rencontres directes (comme avec l’auteur du Jardin des délices qui séjourna dans la Sérénissime probablement entre 1499 et 1502), aucune tableau de l’école flamande de l’époque ne représente les dix mille martyrs, et il faut pour se sortir de ces difficultés très précisément se diriger vers une solution elle-même allemande. Celle-ci est fournie par Albrecht Dürer. C’est par son intermédiaire que le thème est probablement parvenu jusqu’à Carpaccio. Dürer venait justement de le reprendre à son compte pour donner sa propre conception de la chose en 1508. En 1506-1507, il avait séjourné à Venise pour la seconde fois et rien n’empêche de penser qu’il y ait rencontré Carpaccio – malgré des relations tendues avec les peintres locaux : « J’ai beaucoup de bons amis parmi les Italiens, qui me recommandent de ne pas manger ni boire avec les peintres, car ils me sont très hostiles, et imitent mes œuvres dans les églises et partout où ils peuvent les voir, en les critiquant cependant, puisqu’ils disent qu’elles ne sont pas faites à l’antique, et donc qu’elles ne sont pas bonnes » (lettre à Willibald Pirckheimer du mois de février 1506). Rien n’empêche, non plus, que Dürer ait déjà été en possession d’esquisses dessinées de ce qui allait devenir, immédiatement après son retour à Nuremberg, Le martyre des dix milles chrétiens (nous en possédons de nos jours une seule ébauche connue par une copie)… d’autant qu’il avait déjà proposé une grande gravure du même épisode vers 1496, mais inversée, au retour de son premier voyage en Italie – et présentant des « réminiscences italiennes » (Panofsky). Carpaccio fait toutefois subir une inflexion de taille au panneau durérien – qui nous autorise à penser, sans obligation cependant, qu’il est susceptible d’être entré en contact avec d’autres représentations du sujet (comme celles mentionnées dans le précédent paragraphe), sans non plus que nous sachions exactement comment ni lesquelles. Alors que chez Dürer, les martyrs crucifiés dans les arbres sont relégués à l’arrière-plan, ils occupent désormais le devant de la scène et sont éparpillés – dans la manière latérale caractéristique de Carpaccio – sur toute le surface de la toile. Nous l’avons vu aux Dalmates avec Saint Georges et le dragon : Carpaccio aime les dards et les piquants.

La composition de La crucifixion et l’apothéose des dix mille martyrs du mont Ararat illustre à merveille la science pontale de Carpaccio. Une foule imposante s’étire depuis le premier plan vers le fond du tableau où sa progression horizontale est arrêtée par un trou bizarrement creusé dans la colline. Dans les hauteurs des arbres : les transpercés. Les troués. Punaisés sur la planéité de l’image. Nous ne savons que trop toute l’importance des trous dans lapeinture. C’est un bon début mais il faut – comme toujours – mieux regarder. En réalité, le peintre a choisi de représenter dans une seule image les moments successifs de l’anecdote hagiographique (bataille, visite de l’empereur accompagné des rois païens, etc.) – cette foule n’est pas homogène – en les répartissant dans la profondeur. C’est un archaïsme médiéval mis au goût de la nouvelle peinture perspective. Rien de plus garni que ces trous.

Levons les yeux en combinant les deux mouvements – de la pénétration illusionniste et de la longitudinalité plate du tableau – que nous avons jusque-là dissociés. Sur les flancs du mont et sur son sommet, l’on voit d’autres hommes dorénavant disposés dans le sens de la hauteur. Il est difficile d’indiquer comment on peut aller de l’un à l’autre espace par-dessus le trou. C’est que ces deux sites, apparemment dans la continuité géomorphologique l’un de l’autre, signalent, en formant une croix, deux spatio-temporalités ontologiquement bien distinctes : dans le fond on peut voir ce qui se passe après la mort des malheureux accueillis par cinq anges à la Porte du Ciel. On est passé du monde matériel au monde spirituel. Cette solution de continuité fait du mont une arche. Ce n’est plus le mont mais le pont Ararat, et c’est ce pont lui-même qui assure la communication entre l’avant-plan (les deux tiers inférieurs) du tableau, où sont exposés les crucifiés dans le détail de leur chair, et l’arrière-plan (le tiers supérieur) aux figures humaines seulement esquissées (des âmes ?). Ce manquement aux règles de la continuité marque la frontière impénétrable entre la sphère terrestre – qui s’ouvre dans l’horizon sur une lumière jaune crépusculaire – et les voies célestes : nous retrouvons la même lumière mais verticalisée (c’est l’apothéose annoncée) et sortant d’un autre trou « creusé » désormais dans le ciel. Sa forme spiralée exprime l’aspiration au et dans le Ciel infigurable et dissimulé dans l’absentement infini de la toile. Le mont est la mort est le pont à bon port. Comme toujours chez Carpaccio, comme dans Le songe de sainte Ursule ou La vision de saint Augustin, tout procède de la lumière : la dualité de la lumière n’est qu’un leurre pour nous faire comprendre que la lumière réelle n’est que « l’épiphanie » (Laurent Bolard) de la lumière surnaturelle.

Alors que la variété avec épines restera a parte post vivace en Europe du Nord, comme en attestent le Retable de la Crucifixion de 1536 dans l’église Sankt Johannes de Lüneburg et le Retable des dix milles martyrs de l’église Saint-Pierre de Crozon sculpté dans le chêne au XVIIᵉ siècle, le tableau de Carpaccio est, à ma connaissance, sa seule occurrence dans toute lapeinture italienne. Dès 1529, chez Pontormo, les soldats sont suspendus à des arbres qu’on ne voit presque plus, et se contorsionnent dans d’extravagantes poses maniéristes replacées dans le fond de la toile. À peine un an plus tard, chez son élève Bronzino, ils sont comme expulsés de l’image et entassés à la pointe du coin supérieur droit de l’invenzione. Dans la suite du Cinquecento puis au Seicento, tant que le sujet reste picturalement actif, on ne trouve plus au sud de l’Europe que des croix : chez Michele Tosini (v. 1550) ; chez Alonso Allori (1574) pour la basilique San Spirito de Florence ; chez Sebastiano Vini (v. 1596) pour l’église San Desiderio de Pistoia ; chez Elisabetta Sirani (v. 1660) pour l’église Santa Maria dei Servi de Bologne.

Se souvenant peut-être du « trou blanc » du tableau de Carpaccio, l’écrivain américain de science-fiction Dan Simmons en proposera dans Les cantos d’Hypérion une version interstellaire et moderne, en contexte de transports supraluminiques à travers l’hyperespace, demeurée jusqu’à présent inaperçue de ses commentateurs. Mais comment Simmons pourrait-il, au vu de ce qu’on lit (j’insiste d’ores et déjà sur une telle expression…), ne pas avoir fréquenté l’œuvre de Carpaccio ? Nous sommes au XXVIIIᵉ siècle. Sur la planète Hypérion, les Tombeaux du Temps sont en train de se rouvrir et menacent d’entrer en phase avec le présent. Attaquée par les Extros (des peuples extérieurs au système politique galactique), l’Hégémonie dépêche des pèlerins pour aller à la rencontre du Gritche qui veille sur les Tombeaux. Le Gritche – Shrike – est comme son nom l’indique une sorte de pie-grièche. La pie-grièche est connue pour empaler ses victimes sur des arbustes spinescents, églantiers ou aubépines, prunelliers. Ainsi fait le Gritche sur les épines d’un immense arbre métallique, l’Arbre de la Douleur, où ils brochètent des holocaustes humains qui souffriront là des tourments éternels (dans l’univers de Simmons, l’Homme est la seule espèce véritablement intelligente). Pour les disciples de l’Église gritchtèque, le Gritche est un dieu cruel. Conçu par la « Faucheuse » pour éliminer des intelligences artificielles, il exhibe une forme vaguement humanoïde haute de trois mètres et possède quatre bras ; sa peau ressemble à du mercure et est composée d’irisations argentées en déplacement perpétuel ; son front est orné d’énormes scalpels chromés ; ses yeux luisent d’un rouge intense ; son cou et toutes ses articulations sont équipés de piquants acérés. C’est une créature carpacienne. Le Gritche est considéré comme la seule forme de vie pouvant mettre fin à la suprématie humaine. Ceux qui le craignent et le vénèrent le surnomme « l’Avatar » ou « l’Ange de l’Expiation finale ». Il existe en dehors du flux du temps.

« Il se souvint […] de la lueur métallique encore plus glacée et irréelle qui émanait de l’arbre impossible du Gritche, hérissé d’épines métalliques. Il se souvenait des hurlements qui montaient dans la nuit et du regard de rubis et de sang du Gritche lui-même. » —

« Scintillant tel un mirage, un arbre aux épines d’acier apparut à travers la brume et une soudaine tempête de sable ocre. La chose semblait remplir la vallée, s’élevant à au moins deux cents mètres jusqu’à la hauteur des falaises. Les branches bougeaient, se décomposaient et se reformaient comme les éléments d’un hologramme mal réglé. La lumière du soleil dansait sur des épines de cinq mètres de long. Les cadavres d’hommes et de femmes Extros, entièrement nus, étaient empalés sur au moins une vingtaine de ces épines. D’autres branches retenaient d’autres corps. Tous n’étaient pas humains. » —

« Si l’arbre remonte le temps avec les Tombeaux du Temps, alors les victimes viennent de notre futur. » —

Le Gritche nous préserve de ne pas choir dans la facilité du « plagiat par anticipation » (Pierre Bayard) ! Il n’existe de plagiat par anticipation que pour qui s’est insuffisamment renseigné sur l’iconographie. Désolé… En revanche, il convient de replacer Dan Simmons dans la lignée iconologique qui est la sienne. Tout en écrivant un roman qui, lui, est pour le coup bel et bien d’anticipation, le romancier dialogue en même temps avec le passé chrétien et la tradition visuelle germanique puis carpacienne des martyrs du mont Ararat. L’examen du tableau de Carpaccio rend possible une autre lecture du cycle romanesque de Simmons une fois rapporté à lapeinture et à lareligion. Laquelle exactement ? Mes lectrices ne m’en voudront pas de ne pas leur mâcher tout le travail…

En revanche, elles me permettront d’ajouter quelques mots de méthodologie générale. De même que, depuis Panofsky qui en a promu la formulation moderne, l’iconologie s’intéresse dans les tableaux à ce qui provient des sources textuelles, en allant des mots aux images, il faudrait pouvoir penser une verbologie qui, en allant des images aux mots, s’attacherait dans les textes à ce qui provient de sources visuelles. On a suffisamment reproché à Panofsky de rabattre le visible sur le lisible, d’avoir une conception logocentrique des images, ou du moins « au contact du langage » (Maud Hagelstein), et de faire reposer la signification des images dans « des thèmes et concepts spécifiques » (Essais d’iconologie) au détriment des préoccupations formelles. Cette critique a très bien été exprimée par Hubert Damisch dans son texte « La peinture prise au mot » : l’iconographie consiste trop souvent à « traiter l’image comme un texte […], comme si la peinture, comme si la sculpture, n’avaient en dernière analyse pas d’autre destin que de s’effacer, dans leur matérialité sensible, derrière la signification telle qu’elle trouve à s’articuler dans l’élément qui est celui du langage ». Pour contrecarrer cette « déviance » hypothético-déductive – très injuste envers Panofsky –, à laquelle on reproche de ne pas élaborer ses concepts depuis les œuvres d’art elles-mêmes mais uniquement de manière transcendantale à partir de la culture extra-iconique, nous pouvons adopter deux attitudes scientifiques, si tant est qu’il y ait quelque chose en fin de compte à corriger… : ou bien remonter par-delà Panofsky à sa propre source intellectuelle et trouver dans la psychohistoire d’Aby Warburg – à la suite de De Martino, Ginzburg, Didi-Huberman et quelques autres – une manière de penser les images à partir des images en frappant les mots de suspicion (troquer les concepts contre les motifs visuels de l’expression des émotions humaines) et au nom de ce que la représentation iconique (dépiction) et la représentation linguistique (description) s’opposent en ce que les images ressemblent à ce qu’elles désignent ; ou bien enquêter sur l’origine visible de tout le lisible, trou de noir de langue dans la langue, réel de la langue, et s’attacher à ce que les mots doivent aux images, c’est-à-dire, puisque rien n’est visible en dehors de la langue, à aller des images aux images par le concours des mots. Cette seconde position, qui prend le parti des mots, me semble plus raisonnable – je n’en ai pas toujours été convaincu – car aucune image n’est isolée au point de ne pouvoir entrer en relation avec rien d’autre qu’elle-même ou qu’avec d’autres images. L’histoire de l’art ne peut être elle-même que pontale. C’est-à-dire relier le même et l’autre. Rallier les intraductibles.

Le tort de Panofsky est peut-être de ne pas être aller assez loin dans le lisible – jusqu’où reflue le visible. Il aurait produit une passionnante théorie de la littérature. Croire que la signification d’une image n’est que dans les images relève d’une vision étriquée de l’iconologie. Pareillement, croire que la signification d’un texte ne se trouve que dans d’autres textes relève d’une vision étriquée de l’herméneutique. Tout ce qui est dans la langue n’est pas pour autant immergé dans la langue. Il existe dans le discours un « œil » (Lyotard) – comme on parle de l’œil du cyclone – vierge de vents, vierge de discours, et qui est précisément ce autour de quoi le discours peut tenir et se développer. C’est également, mais autrement prise, la disposition des partisans du « tournant iconique » (Mitchell, Sachs-Hombach) : la singularité de l’image contamine toute la chaîne de la production du sens.

Lire, c’est toujours partir à la recherche de la figure irreprésentable que le texte renferme.

26 juillet 2025
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