Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Giovanni Bellini



Casus Bellini, ou l’iconodule

Carpaccio est le Descartes de lapeinture vénitienne. En fait, il y eut, au tournant du Quattrocento et du Cinquecento, deux Descartes pour ce qui regarde les matières picturales. L’un ferma ; l’autre ouvrit. Ce qui nécessita un seul Descartes en philosophie en nécessita deux en peinture. Carpaccio met le point final à quelque chose. Il clôt le Moyen Âge tardif dans un dernier feu d’artifice : celui de l’école antiquisante de Mantegna, de la monochromie pétrée, de l’impassibilité dure, de la lumière égale, des mouvements ritualisés sub specie aeternitatis. Les historiens de l’art ont souvent insisté sur la manière dont Mantegna a rompu avec le gothique : il faut préciser qu’il rompit avec le gothique de l’intérieur du gothique. Avec Mantegna (ou Carpaccio), la représentation gothique n’explose pas : elle implose. On ne s’étonnera finalement pas que Dan Simmons discute avec Carpaccio par-dessus les siècles dans un livre où la grande crainte est que le temps coïncide avec le présent… Dans Les cantos d’Hypérion, les Tombeaux du Temps sont localisés au-delà la Chaîne Bridée. Carpaccio est aussi ce peintre qui peint de l’autre côté de ce qui bride et enchaîne les figures. Au hiératisme aussi portait au même moment l’influence de la peinture venue de l’autre côté de la mer Adriatique avec l’arrivée massive, à partir de la chute de Constantinople, des réfugiés orthodoxes qui apportaient dans leurs bagages les icônes et les manuscrits grecs au cœur d’une ville qui s’était émancipée de l’ascendant byzantin depuis 1204, date de la prise de la capitale de l’Empire romain d’Orient par les Croisés de la quatrième croisade. Carpaccio avait de quoi faire un effet bœuf.

Le second Descartes de la peinture, c’est Giovanni Bellini. Bellini, exact contemporain de Carpaccio, a débridé la peinture. Il est le premier peintre vénitien à avoir compris qu’il n’y a pas d’autre côté ailleurs que de ce côté-ci. Hegel le formulera définitivement pour la philosophie quelques siècles plus tard : si l’on pouvait aller voir ce qui se cache derrière les phénomènes, alors nous y serions, c’est-à-dire que cet autre côté serait appréhendé par une conscience, et donc qu’il serait phénoménalisé. « Il n’y a rien au-delà du phénomène sauf ce rien, et c’est cela le sujet » (Phénoménologie de l’Esprit). Ce qui se tient derrière la tenture du monde n’est possible que devant elle. La peinture a toujours été très en avance sur la philosophie. On peut dire que toute la philosophie – à partir justement de Descartes – n’a cherché qu’à rattraper son retard sur la peinture. Penser que l’autre côté est de l’autre côté est une pétition de principe qui ne peut se comprendre que dans le cadre d’une onto-théologie de type médiéval dans laquelle la position humaniste d’un sujet n’a pas de sens. Bellini a dégagé la route pour autre chose. Il a rendu possible autre chose.

Carpaccio a porté la peinture vénitienne le plus loin qu’il était possible dans le cérébral  ; Bellini a préparé le terrain pour le nerveux. Carpaccio est un Descartes qui n’aurait écrit que les Méditations métaphysiques ; Bellini, un Descartes qui n’aurait écrit que Les passions de l’âme. Vasari se trompe du tout au tout quand il ne voit dans Bellini qu’un peintre sans capacité d’invention et qui n’aurait fait que combiner avec bonheur des styles empruntés à d’autres.

Andrea Mantegna était le beau-frère de Bellini. Il épousa sa sœur Nicolosia en 1453 et pesa aussi beaucoup sur les premières œuvres de Giovanni. Le moyen d’échapper à ce génie précoce ? Mais Bellini introduisit progressivement dans le style rugueux de Mantegna l’humanité des figures, en remplaçant définitivement la détrempe par la peinture à l’huile. Le minéralisme mantégnien s’éteint sous la cendre et cède la place à une nouvelle visualité molle dans laquelle les corps se mettent à ressortir plus franchement et à exister pour eux-mêmes plastiquement. La lumière n’éclaire plus la scène, mais la sculpte. Chez Mantegna et Carpaccio (qu’on se souvienne seulement des dix mille martyrs suspendus à leurs arbres), le décor est un dé-corps : il intègre les corps en les désintégrant dans le fond et les figures humaines ne sont pas distinctes des autres choses présentes dans le paysage. C’est la peinture d’une époque théologique où nous avons, d’une part, Dieu, pour qui tout est égal, et de l’autre tout le reste (sa création). L’espace-temps est tranché, violemment contrasté. Avec Bellini, corps et décor commencent à exister séparément et à dialoguer l’un avec l’autre. L’humanisme ouvre une nouvelle ère où l’homme se met à exister comme un troisième terme entre Dieu et le monde. L’espace-temps est échelonné, délicatement dégradé. Les ombres s’étirent ; la lumière diffuse progressivement ; l’univers se déploie autour du plus et du moins. Mantegna et Giovanni Bellini ont commencé par importer le style florentin dans l’est de la péninsule italienne. Mais Bellini s’en est rapidement écarté pour poser picturalement la question d’une peinture vénitienne. Qu’on mesure ce qui les éloigne quasi immédiatement l’un de l’autre en regardant côte à côté les deux Agonies dans le jardin contemporaines (entre 1458 et 1460) de Mantegna et de Bellini, probablement issues d’un même dessin du père Iacopo – à quoi il convient d’ajouter au même moment un second tableau de Mantegna sur le même thème : La prière dans le jardin. Chez Mantegna domine le tragique âpre : dans L’Agonie au jardin, un vautour charognard attend patiemment son heure ; dans La prière dans le jardin, le Christ prie au pied d’un promontoire rocheux acéré et cramé par les rayons du soleil. Chez Bellini, dont c’est pourtant l’un des premiers tableaux, prévalent un lyrisme apaisé et le rembourré du prie-Dieu baigné dans une aube rasante. Rien ne pouvait plus être comme avant. Rien ne pouvait même plus être comme maintenant. Mais Vasari, s’il n’a pas entièrement raison, n’a pas non plus tout à fait tort : la nouvelle peinture ne verra vraiment le jour qu’avec Giorgione. Bellini en a été la condition nécessaire mais pas suffisante.

La Vierge a été la grande passion de Bellini. Carpaccio est l’homme de sainte Ursule de Cologne et de ses onze mille vierges (le pendant féminin de ses dix mille martyrs ?) ; Bellini est l’homme d’une seule. C’est cette vierge qui permit à Bellini de faire table rase de l’ancienne peinture et refaire une virginité à la peinture. Bellini convie la douceur visuelle dans la peinture. Cette nouvelle manière de peindre, développée à la suite de la rencontre en 1474 d’Antonello de Messine qui a diffusé à Venise la technique flamande de la peinture à l’huile, et qui bouleversa d’une manière ou d’une autre l’ars pigendi de tous les peintres de l’époque, s’épanouira avec son disciple Giorgione, puis Titien, Véronèse et jusqu’à Tiepolo. On l’appelle parfois tonale. Elle consiste à amenuiser les traits idéaux du dessin-dessein (designo) au bénéfice de la transparence des couleurs et du gradualisme de la lumière naturelle. À préférer la dé-finition des formes à leur définition. Dans la perception, les chose ne sont jamais si clairement délimitées que les couleurs n’empiètent jamais les unes sur les autres, que la lumière ne rebondit jamais d’une chose sur une autre. Bellini à désenchaîné la peinture en l’émancipant de la tyrannie de la ligne. Carpaccio peint des choses ; Bellini peint des relations. Par opposition, la peinture qui va de Mantegna à Carpaccio peut être dite modale. Peinture de la rectitude des jours, de l’austérité des contenances, de la sévérité des formes – de la douleur optique.

Vierge aux arbrisseaux, 71 x 58 cm, 1487
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia

À partir de trente ans, Bellini s’est comme qui dirait spécialisé dans les Vierges à l’Enfant, la plupart du temps pour des commanditaires privés et destinés à la dévotion personnelle des chambres à coucher. Le musée de l’Académie de Venise en détient plusieurs spécimens tout à fait remarquables, dont la Vierge aux chérubins rouges, la Madone Alzano et la Vierge aux arbrisseaux, toutes trois peintes entre 1485 et 1487. Dans ces tableaux, qui inspireront fortement Léonard et Raphaël, Bellini tourne le dos à la représentation médiévale des Sedes sapientiae, qui avait eu tendance à surdéterminer la place de la Mère (« Trône de la sagesse ») au détriment de l’Enfant, sans que nous soyons déjà dans l’art baroque de la Contre-Réforme, où l’Enfant disparaîtra souvent tout à fait. Nous sommes dans un entre-deux qui est tout une pratique de la connivence et de l’attendrissement. Dans la Vierge aux arbrisseaux, admirons avec quelle maîtrise le peintre a peint les yeux de Marie à demi clos, légèrement asymétriques, le regard tourné vers le bas, et comment il parvient par ce très subtil déséquilibre, presque imperceptible, à exprimer toutes les émotions du corps maternel : le souci, la tendresse, l’indulgence. La sagesse (surhumaine) cède sa place à l’amour (humain) – c’est toujours pour toile de fond la nouvelle culture néoplatonicienne. Le bambin un peu grassouillet, plus propre a stimulé l’affectus devotionis, a définitivement limogé le puer senex aux mensurations d’adulte miniature et défiant – argument en faveur de la néotonie de l’espèce humaine ? – tout élan de sensualité ou d’effusion. Si l’enfance du Christ est presque entièrement passée sous silence dans les Évangiles canoniques, la Vierge à l’Enfant est le thème chrétien le plus représenté de l’histoire de la peinture.

Mais Bellini ne peint pas des Madones comment n’importe quoi d’autre ni comme n’importe qui d’autre. Il y a toujours chez lui quelque chose de décalé dans la logique perspective qui fait douter de ce que l’on voit, et de lui – comme disait Daniel Arasse – un peintre seulement presque perspectiviste. Ce « presque » vient de ses emprunts à l’esthétique byzantine en vogue à Venise depuis le siège de Constantinople par les troupes de Mehmed II, dont Bellini a rejeté l’immobilité mais a conservé le polycentrisme et tout ce qui pouvait passer pour une transgression des règles de la perspectiva artificialis  : l’absence de foyer lumineux localisé ; l’exagération de certains volumes jugés plus « nobles » – le front, les yeux – au préjudice d’autres ; le choix d’une représentation « plutôt comparable aux lignes de force d’un champ électrique ou magnétique » (Pavel Florenski). C’est sa manière à lui de fragiliser le visible humaniste pour amener jusqu’à l’œil l’espace céleste dans le terrestre. Qu’est-ce, dans ces Madones, que ce corps de femme assis de l’autre côté du parapet, comme s’il était suspendu en l’air ? L’effet est d’autant plus curieux quand, comme dans la Vierge aux arbrisseaux et la Madone Alzano, mère et fils sont coincés entre le muret et le drap d’honneur comme entre deux tranches de pain… Ces deux êtres divins ne sont pas des êtres humains ordinaires et Bellini choisit pour le représenter ici-bas de les situer de l’autre côté. Telle est la voie ouverte par Bellini. Car les choses divines posent un problème de taille à la nouvelle peinture : comment la perspective, qui relève de l’administration du cours régulier des apparences dans le cadre de référence de la perception humaine, c’est-à-dire du jugement humain, peut-elle faire voir le miracle divin de l’apparition ?

Madone Alzano, 84. 3 × 65. 5 cm, 1485-1487
Courtesy of Gallerie dell’Accademia di Venezia

La perspectiva artificialis n’est à l’aise que dans le règne de l’apparence sensible. Si elle a permis – à l’époque d’un changement de paradigme idéologique lié aux prémices de la perte du sacré – de prendre dorénavant le monde à partir du point de vue de l’homme, c’est-à-dire d’une conception centrifuge des apparences naturelles, elle a rendu insoluble une difficulté que l’art médiéval, organisé par le point de vue de Dieu « au nom d’une objectivité religieuse et d’une métaphysique transcendant l’individu » (Florenski encore), ne s’était jamais posée pour elle-même : la nature centripète – de Dieu vers l’homme – des apparitions sur-naturelles. Avec lapeinture, on a gagné en empirisme géométrique ce qu’on a perdu en idéalisme épiphanique. L’homme médiéval accueille (le mouvement vient à lui) ; l’homme de la Renaissance envoie (le mouvement vient de lui). Il é-cueille. C’est de ce point d’achoppement que Bellini a fait tout son art.

Cette difficulté dépasse de très loin la seule théologie des personnalités exceptionnelles (Christ, saints, anges, etc.) pour engager la phénoménologie de n’importe quelle chose. En ce qui regarde le mystère de l’apparition, la chaise n’a rien à envier au Christ. Le même miracle a lieu à chaque seconde. La peinture n’a jamais eu pour objectif la répétition manique du visible. Quel aurait été l’intérêt de cela ? Si la peinture ne s’attache pas à reproduire le visible, mais à rendre visible – comme l’écrira bien plus tard Paul Klee –, si elle s’attache à nous rappeler le miracle de l’apparaître des choses, qui nous est devenu si familier que nous ne sommes plus capables d’y porter attention sans son aide, c’est parce qu’elle demande dès le monde des apparences matérielles à propos de la « doublure d’invisible que [le visible] rend présent comme une certaine absence » (Merleau-Ponty). L’apparition est justement ce qui des apparences ne se peut pas percevoir. Elle n’apparaît pas dans l’apparence, mais la conditionne. Le surgir du phénomène dans le monde phénoménal n’est pas phénoménal. La peinture nous dit : certes, l’apparition n’est pas visible, certes, nous nous ne sommes pas coupables de ne pas parvenir à la voir, mais ce n’est pas parce qu’elle n’est pas visible que nous ne devons pas tourner notre regard vers elle. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas avoir de regard vers elle que nous ne devons pas avoir d’égard envers elle. Sous certaines conditions, l’apparition de l’apparaître peut devenir visuelle.

Si nous prenons lapeinture par le biais de la religion, la question (erronée) est : comment faire voir l’extraordinaire divin comme nous avons l’habitude de voir toutes les autres choses ? Si nous prenons lareligion par le biais de la peinture, elle devient correctement : comment faire voir n’importe quoi comme si nous le voyons pour la première fois ? Toute apparition commence par déchirer le visible et laisse notre corps en lambeaux. Georges Didi-Huberman ne cesse de le répéter de livre en livre : pour qu’une chose apparaisse dans son apparition, il faut qu’elle disparaisse dans son apparence. Une autre interrogation se lève alors : quels moyens lapeinture a-t-elle à sa disposition pour figurer la dissimulation ? N’est-ce pas pour elle une contradiction dans les termes ? Comment faire, dans la logique perspective subjectiviste, pour que l’œil voie qu’il n’y a rien à voir sans que la perspective falsifie l’apparaissant en le repliant sur l’apparu, substitue l’objet (le phénomène) à la chose ? Comment révéler la « vérité de l’être » dans le cadre de la « vraisemblance du paraître » (Florenski toujours) ? L’apparition est le Réel ; elle est l’autre côté lui-même. Ce sujet, sur lequel nous sommes longtemps restés avec Le Tintoret, nous voyons comment c’est Giovanni Bellini, en inquiétant la bonne marche de la perspective par un raisonnement « byzantin », qui a permis son irruption et son éruption dans la peinture vénitienne. Celui qui respecte à la lettre le règlement de la perspective n’est pas un artiste : c’est un géomètre. Le génie du peintre se mesure à sa capacité à s’écarter des règles. C’est avec Bellini que l’apparition a fait son apparition dans la peinture. Carpaccio a été le peintre de la disparition de l’époque où cette question ne se posait pas encore. Toute cette courte histoire théâtrale se terminera avec Tiepolo : le peintre à partir duquel l’apparition elle-même se mettra à disparaître.

Dans l’esprit de Bellini, la Vierge à l’Enfant est l’allégorie par excellence de la Peinture et du Peintre. Comment s’écarter de la perspective sans pour autant revenir aux formules gothiques (Mantegna, Carpaccio) ? Comment racheter la virginité des peintres ? Comment faire pour que lapeinture devienne l’enfance de l’art  ? L’enfant ne peint pas en respectant les lois intellectuelles de la perspective – qui permettent de voir dans la concrétude de la distance – mais pour traduire un mystère non mimétique, proximal, immatériel, dans lequel maman est plus grande que la maison, le voisin plus petit que le chien, et ainsi de suite. L’être humain commence par accueillir l’énigme sans commune mesure de l’apparition ; puis il raisonne et n’y pense plus. Comment s’écarter de la perspective sans pour autant verser dans une autre rationalité de la peinture ? En glanant du côté des icônes byzantines ce qui partage avec les dessins d’enfants de se tenir de l’autre côté de l’histoire qui a conduit au péché de connaissance de la perspective moderne. En se détournant de la révolution occidentale (toscane, lombarde) pour la tradition orientale. Quoi de plus éloigné de l’INFANTIA écrite sur l’oreiller de la sainte Ursule de Carpaccio, mention verbale et marquée dans l’image, conceptuelle, que l’infanzia de Bellini : forme figurante même de l’acte de peindre ? Le premier enfant est le peintre lui-même.

30 juillet 2025
T T+