Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Le Tintoret (3)
Le miroir giorgionien performe. Il ne renvoie pas que la réalité (antépicturale) : il la perfore. Giorgione a donné à lapeinture un chantier qu’il n’a pas pu ou pas voulu explorer : faire des trous dans la réalité ; entrouvrir la porte de la perception sur le Réel. Il a préféré le lyrisme et remplir les images de « trous de verdure », bosquets ou brindilles, trèfles ou feuilles de chêne, et mettre le plus possible de matière sauvage, ombragée et ombrageuse, dans l’atelier, en important le léonardisme dans le legs de Giovanni Bellini. Faire des trous dans la réalité, ce sera précisément l’interprétation héroïque que fera Le Tintoret de l’invenzione de Giorgione, et dont Tiepolo refermera le livre par la mélancolie. Giorgione – Le Tintoret – Tiepolo : on commence à apercevoir comment les choses se mettent en place. Oublier Titien. Oublier Véronèse. Ce sont là peintres trop parfaits pour ne pas être immédiatement hors du jeu.
1551. Le terrible Robusti sort à peine de ses années de jeunesse et vient de donner au monde son premier coup de maître avec Le miracle de l’esclave (qui l’a promu peintre officiel de la République sérénissime). En acceptant la commande de deux dignitaires de l’Administration des finances de Venise qui, au moment de quitter leur charge, souhaitaient offrir, comme l’usage le recommandait, un tableau votif au palazzo dei Carmerlenghi, il n’est pas certain qu’il sache tout à fait dans quoi il va mettre les pinceaux. Ce sera Saint Georges, Saint Louis et la princesse. Le premier était l’un des protecteurs de Venise – rien de plus prévisible peut-être que cela. Surtout, Le Tintoret s’empare de l’occasion pour en remontrer au saint Georges de Giorgione, à condition que nous nous tournions à l’avenir, non plus vers Paolo Pino comme la dernière fois, mais vers un autre Giorgio (Vasari) qui nous en laissé au même moment une version légèrement différente. Chez Vasari, l’un des miroirs est une cuirasse : « … d’un côté était un corselet poli qu’il venait d’enlever, dans lequel était le profil gauche, parce que dans le brillant de cette arme on pouvait tout voir ; de l’autre côté il y avait un miroir dans lequel il y avait l’autre côté du nu ; une chose magnifique de bizarrerie et de caprice ». Le Tintoret, qui comme Giorgione et Michel-Ange, entendait bien rivaliser avec la sculpture sur son propre terrain a introduit la sculpture dans sa toile sous la forme de cette même surface bombée : l’anamorphose de la « ronde-bosse » illusionniste rend le travail du peintre plus complexe et plus virtuose encore qu’un miroir plan, et introduit un mouvement plastique dans la scène. (Cela fait plusieurs fois – hors-champ, faux raccords – que nous croisons quelque chose comme ce qu’Élie Faure a baptisé un peu rapidement la « préscience » cinématographique du Tintoret : « Ce drame spatial permanent me fait songer au cinématographe, et plus encore qu’à ce qu’il est, à ce qu’il doit tendre à être »…) On sait que le peintre appréciait les reproductions de sculpture sous forme de dessins ou de miniatures en trois dimensions qu’il éclairait fortement pour en accentuer les contrastes et les intégrer dans sa platitude. Le Tintoret peint comme un sculpteur. Ou plutôt non : il peint comme un sculpteur peint. Il n’y aurait aucun sens à dire qu’il peint comme un sculpteur sculpte, puisqu’il ne sculpte pas mais qu’il peint. Et comment peint un sculpteur ? C’est là une question à laquelle seule peut répondre la langue, c’est-à-dire l’écriture. Si Le Tintoret ne peignait pas comme un sculpteur, où donc – je vous le demande – aurait-il acquis ce talent qu’on a vu pour contrarier les pièges de l’épaisseur de l’espace ?
(La bosselure du corselet de saint Georges se retrouvera quelques années plus tard, mais dorénavant dissociée de son prétexte figuratif et devenue ce que Georges Didi-Huberman a nommé une « figure figurante » pourvoyeuse d’une « visualité symptomale », du « travail de la figurabilité », dans l’extraordinaire raccourci sur le paysage accidenté et vallonné du Saint Georges et le dragon conservé à la National Gallery de Londres, et qui est à juste titre le dernier chef d’œuvre invincible du Tintoret. Fantasque scène : comme comprimée entre les parois d’un déchiqueteur de casse automobile et où tout le relief est fraisé, gondolé, chiffonné. Le sol n’est plus qu’une tôle froissée, un assemblage de plaques (tectoniques) de métal tordues attestant d’une l’activité tellurique continuée – la géologie est la science des plis – jusque dans la rotondité du ciel et les fronces de la tunique de la femme, quand bien même nous ne la sentons pas en permanence sous nos pieds. La peinture alors n’imite plus rien de visible, puisque toute la vie souterraine du sol, « l’image de la vie de la terre [Erdlebenbild] » comme dira le peintre romantique allemand Carus, est verticalisée. C’est aussi le format inattendu du tableau dans le sens de la hauteur. – Cézanne l’a-t-il vu pour se mettre à peindre non plus des formes montagneuses, mais la violence de l’infigurable subduction archaïque déchirant l’image ?)
Dans une composition inspirée par la rhétorique de la Sacra Conversazione, Georges de Lydda et Louis d’Anjou – les saints patrons des deux mécènes : les provisores salis Giorgio di Francesco Venier et Alvise (Louis en dialecte vénitien) di Nicolo Foscarini – entourent la princesse délivrée et assise sur un dragon amadoué. Si la « légende dorée » de l’officier de l’armée impériale de Dioclétien et de son combat contre un dragon anatolien est bien connue (il s’agit d’un hiatus professoral entre le païen Persée et l’archange Michel), nous ne pouvons guère en dire autant de son compagnon de peinture. Seul personnage à adopter une pose méditative dénuée de toute agitation physiologique, Louis d’Anjou, petit-neveu de Louis IX et fils d’un roi de Naples, né à Brignoles, est un Varois à côté d’un varan. En 1296, un an avant sa mort, il fut nommé évêque de Toulouse par le pape Boniface VIII alors qu’il n’avait que vingt-deux ans. À la date du tableau, c’est un saint relativement récent – 1317 – dont la présence évoque les vertus de simplicité et d’humilité (la bure franciscaine). La toile présente plusieurs clins d’œil à des choses sculptées précises : pour la posture de saint Georges on regardera vers un bronze attique d’éphèbe en prière de l’école de Lysippe de Sicyone, découvert sur l’île de Rhodes à la fin du XVᵉ siècle et arrivé à Venise en 1503 ; pour celle de la femme légèrement déséquilibrée en arrière vers une allégorie féminine de 1545 (la sagesse ? la science ?) du sculpteur florentin Bartolomeo Ammannati. Nimbée de lumière, signe blanc dans une toile assez sombre (elle est l’une des plus « maniérées » de ces biffures blanches dont j’ai déjà parlé et dont Le Tintoret aura fait l’oméga de sa peinture), somptueusement vêtue, elle est le centre de gravité du tableau. C’est qu’elle est aussi plus qu’une femme mortelle : c’est encore et toujours Venise couronnée et domptant le mal (l’Empire ottoman des trois récentes guerres vénéto-musulmanes). À tel point qu’elle-même tourne la tête vers rien d’autre que son propre reflet sur le torse métallique de saint Georges, en capturant puis retenant toute notre attention sur la réplique prisonnière dans la plaque (photosensible) l’armure.
Quelle est la fonction de ce reflet ? À quoi sert-il ? En toutes choses, surtout les plus élevées, il est de bon ton de se poser la seule question qui vaille : celle de l’utilité. Nous pouvons y voir un exemple d’exhortation morale – le reflet indiquerait la volonté de la princesse de conformer son image aux modèles de vertu. À eux deux, Georges et Louis composent l’être humain dans sa polarité (ici fragmentée à des fins d’exposé didactique) : le corps et l’esprit. C’est grosso modo la lecture de Diane H. Bodart qui remarque qu’un examen vigilant découvrirait que la jeune femme lève les yeux vers le visage du saint, « avec un ravissement qui n’est pas sans évoquer les spasmes de l’amour mystique, au moment même où celui-ci lui apporte la révélation de la foi ». Cette lecture ne rate pas l’enjeu du miroir comme puissance transformatrice du visible : le reflet témoigne que le saint est le sein. Elle me semble pourtant ne pas aller au bout de ce que lapeinture se montre capable de faire.
Il faut s’aventurer plus avant et plus radicalement dans la miroirique culbute (mot majeur dans un instant…) du monde par la peinture et prendre le pictogriphe du tableau dans l’autre sens. Les images ne sont que rarement des palindromes. La cuirasse ne devient-elle le miroir de Vénus et ne nous offre-t-elle pas une plongée imprenable sur son décolleté ? La voluntas n’est jamais très éloignée de la voluptas. Mais qu’osez-vous prétendre ? Sur un poitrail chrétien ? Sur sa « carrosserie » (la lecture automobile du Tintoret me paraît, s’il faut penser à tout prix par préfiguration, préférable ici et partout ailleurs à la cinématographique) ? À défaut d’un chaste carrosse pour princesses ingénues, la voir chevaucher le dragon en position d’Amazone – troquant la trouille contre la citrouille – est tout un programme érotique ! C’est cette attitude métonymique pour le moins cavalière qui provoque l’exclamation admirative du chevalier. Celui-ci n’en attendait certainement pas tant de reconnaissance. Que le sein soit sien pour le saint. Ô admirable miroir triangulé (mais où le spectateur n’est pas encore inclus comme un de ses sommets) ! On voudrait pouvoir dire avec Madame de Sévigné – ad arbitrium : « des panerées de tétons, et quoi encore ? des tétons, des cuisses, des panerées de baisers, des panerées de toutes sortes de choses… » Le tableau affronte – c’est toujours cette manière athlétique de peindre : Jacob ne s’est pas seulement battu avec l’ange mais aussi avec la peinture – ce qui a embarrassé toute la théologie scolastique et visuelle de la chrétienté depuis l’ostentatio genitalium des Vierges à l’Enfant jusqu’à la question de savoir si le Christ adulte a eu des érections. Dans une religion de « l’humanation », c’est tout de Dieu qui se fait tout de l’Homme. Si le Christ surmontait les faiblesse d’un corps sans désir sexuel, en quoi cette victoire serait-elle si énorme ? Si le Christ est le nouvel Adam venu pour restaurer l’humanité avant la Faute, et donc la distinction du bien et du mal, en exclure la sexualité ne reviendrait-il pas à continuer de la tenir pour honteuse, alors même que la honte ne devrait justement plus exister ? Ce que le tableau affronte, oui, ce contre quoi il donne du front, ce qu’il expose comme un affront, n’est rien moins que le corps chrétien comme face libidinale. La volupté comme grasse garantissant l’humanité de Dieu. Pas de christianisme, sans machination charnelle.
À en croire la Somme théologique de l’apologète jésuite François Garasse, lui-même un virulent ennemi du libertinage (et de beaucoup d’autres choses), Athanase d’Alexandrie appelait l’Incarnation « le baiser », et Photius Ier de Constantinople, « le tremblement de terre ». À n’en pas douter, ces deux-là avaient vu passer dans leur décor les tableaux que Le Tintoret consacra à saint Georges.
Toute madone cache un diable
Dans La présentation de Jésus au temple, Le Tintoret met en scène un itinéraire flexueux entre trois femmes dans la profondeur illusionniste du tableau. Toutes portent dans les bras un enfant : Marie devant les prêtres au centre de la composition ; une deuxième femme dans la foule qui bouche la perspective ; une troisième (tout aussi anonyme) à l’avant-plan droit et isolée. L’une vient de, l’autre est en train de, l’autre attend pour. Ce parcours engage un déplacement galbé dans l’image qui est avant tout un déplacement de l’image (du pacte mimétique). Ce déplacement suit le diagramme de la linea serpentinata maniériste théorisée par Lomazzo dans son Traité de l’art de la peinture, de la sculpture et de l’architecture de 1585 et venue historiquement briser le bismuth de la perspective quadrillée – mais détachée des anatomies humaines qui d’ordinaire la supportent et traversant l’image, d’un corps à l’autre, entre les traits dessinés. Traitée comme une forme pure, elle relève d’un dispositif topologique réglementant les rapports locaux de voisinage, à savoir d’un espace imageant où compte moins ce que sont les figures que leur position dans l’espace et le fait qu’elles soient toutes homéomorphes entre elles comme dans une même figure qui bouge. (Faut-il, pour solde de tout compte, donner finalement raison à Élie Faure ?) Ce mouvement – on monte, on s’arrête, on descend – est sans doute emprunté aux torsions du groupe de marbre antique du Laocoon qui venait d’être redécouvert à Rome à proximité des thermes de Trajan et qui a eu sur toute la peinture maniériste une influence considérable.
Nous avons vu précédemment pourquoi le Christ est un serpent. Nous l’avisons ici de nouveau dans l’un des raccourcis temporels les plus brutaux tramés par lapeinture, à travers la forme serpentine qui relie sa naissance figurée (le poupon tendu) à sa « mort » figurale (la mue de la Résurrection) ; mort donc déjà présente dans l’image comme une plaie virtuelle (trope bien connu de la peinture chrétienne : qu’on songe à toutes les mouches venant agacer l’Enfant dans les bras de sa Mère et qui doivent être vues comme autant de prospectives de ses tourments à venir). La présentation de Jésus au temple nous donne l’alarme à l’œil. Le Tintoret peint donc beaucoup plus loin que la seule petite enfance du Christ : il peint vers sa mort. Mais il peint aussi vers après sa mort : vers le christianisme et la pratique de la foi chrétienne. Quel serait le sens sinon de l’anachronisme – puisque toute représentation des formes humaines est interdite dans une synagogue – de la statue de femme tout au fond, qui est en fait une madone et qui dédouble l’image de Marie : d’un côté la mère vivante de Jésus, de l’autre le culte a posteriori de la Mère de Dieu ? En représentant la présentation de l’Enfant aux prêtres de Jérusalem, Le Tintoret regarde du côté de son temps et très précisément de la fête de la Chandeleur ainsi qu’on la célébrait alors à Venise.
Avoir l’alarme à l’œil, telle est également la définition de la foi chrétienne. Nous ne devons pas nous demander ce que la peinture peut dire sur la foi, mais ce que la foi peut dire sur la peinture. Que vous y croyiez ou pas n’a à peu près aucune importance. On se situe là à un tout autre niveau de la parole. La foi ici est à prendre dans le sens que lui donne saint Thomas d’Aquin, et qui a révolutionné toute la pensée occidentale : l’intelligence pour les choses qu’on ne voit pas. À ce titre, elle ne repose pas sur le concevoir (c’est finalement très « kantien » : le savoir ne concerne que les phénomènes), mais sur le vouloir. Avoir la foi ne veut rien dire : il faut vouloir avoir la foi, alors même que tout, dans le monde matériel, ne nous engage que dans le visible (ce que confirme l’entendement qui n’est que la faculté d’organisation du sensible).
Maître Eckhart, et toute la mystique après lui, a dit de Dieu qu’il était un rien. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est rien. Trois siècles et demi plus tard, Angelus Silesius le répétera : « Dieu est un pur rien [ein lauter Nichts] ». Si Dieu est Dieu, alors il est au-dessus de l’être. L’être, qui est une qualité, un attribut, lui est nécessairement inférieur. Dieu est au-delà de l’être. Il est sans être. Comment nommer cela qui est Dieu de l’autre côté de l’être ? Avoir la foi, c’est être devant un trou. Un « fond sans fond [Abgrund] » (Eckhart). Dieu est un trou noir. Le Silésien dira encore dans Le pèlerin chérubinique : « La surlumineuse lumière en cette vie on la contemple/Pas mieux que quand on s’est rendu dans l’obscur. » Et ce « fond sans fond », cet « infondé » (Dieu n’a pas d’autre cause que lui-même), n’est pas que Dieu à l’extérieur de nous, il est aussi présent en nous : c’est par lui que nous sommes « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn) et que nous pouvons nous unir à lui. Dieu s’humane aussi en nous. Après Augustin, Eckhart parle de « l’étincelle de l’âme [scintilla animae] ». La foi chrétienne, comme la peinture, troue tout : les sens, la raison, les certitudes. C’est ce que – obiter dictum – j’ai appelé dans une de mes remarques précédentes lareligion. Le christianisme est la grande religion du corps (souvenons-nous de Saint Georges, saint Luc et la princesse), car nous ne pourrions pas vivre ni percevoir si nous n’étions pas nous-mêmes troués ; mais il y a plus : notre âme aussi est trouée. Nous avons en nous un trou noir. Nous n’avons pas attendu Freud pour être au parfum de notre gouffre et de notre odeur de sainteté.
Certes, la foi du Tintoret n’était pas celle des mystiques rhénans. Sa dévotion réputée n’avait rien de « négatif » : qu’on songe aux soixante peintures de la seule Scuola grande di San Rocco ! Et pourtant, on se tromperait à n’envisager tout ceci que sous l’angle de l’accumulation. Et pourtant, on aurait tort de confondre chez lui dévotion et conformisme. Et pourtant, sa peinture est – comme toute peinture géniale au temps de lapeinture – une peinture négative. L’éloignement des fois n’est pas une objection : si deux conceptions très différentes de lareligion aboutissent aux même conclusions, n’est-ce pas un argument en leur faveur ? Le Tintoret est un peintre qui n’a jamais cessé de provoquer des réactions contradictoires : si les blâmes ne sont jamais éloignés des éloges quand on en vient à lui, c’est sans doute, comme le fait remarquer son spécialiste Guillaume Cassegrain, en raison « d’une certaine difficulté à rendre compte des particularités stylistiques contradictoires de [sa] peinture ». Cette difficulté tient, ajoute-t-il, à une volonté de « concilier les extrêmes ». En 1440, le théologie Nicolas de Cues, disciple de Maître Eckhart, avait repris de la tradition pythagoricienne l’expression de « coïncidence des opposés [coincidentia oppositorum] » pour désigner la double nature de Dieu comme « être et non-être en tant que médiation de ce qui est » (La docte ignorance) et la manière dont la pensée humaine peut dépasser sa rationalité logique (et le très surestimé et réducteur principe aristotélicien de non-contradiction) pour rejoindre la vérité divine.
Dans la foi comme dans la peinture, c’est une affaire de trous. De trous qui ne manquent de rien. La grande peinture italienne n’a jamais rien trouvé, mais elle a toujours tout troué. Il nous faut en repasser par là : toute toile peinte, toute fresque est un trou pratiqué dans le monde. L’image n’ajoute rien ; elle retire. C’est ce sur quoi table tout tableau. Et retirer, ce n’est pas tirer une seconde fois (re-tirer), ce n’est pas portraire, tirer les traits, mais c’est soustraire, enlever, emporter. Ainsi faut-il entendre le verbe représenter, qui ne décompose nullement comme présenter une fois de plus (sous-entendu : ce qui serait déjà présent en soi), mais c’est soustraire, enlever, emporter. Représenter, c’est présenter la chose (res) : res-praesentare. Enlever la couche de phénomènes pour accéder à l’inaccès pour la première fois. C’est la raison pour laquelle il ne peut pas y avoir picturalement de langage pictural, puisque le langage est ce qui établit l’existence de la réalité des phénomènes objectés devant la vue et à la vue. Toute problématique du langage pictural ne peut se situer qu’en dehors de la peinture – à moins d’envisager le langage lui-même comme poétiquement « travaillé, dans son fonctionnement même, par la question de la figurabilité » (Hubert Damisch). La peinture occupe les trous de la langue. On ne peut pas parler de la peinture.
On n’a pas assez dit combien le visage de la mère la plus proche de nous, rond, joufflu, mafflu, est d’une beauté à couper le souffle. « Le corps maternel est le palimpseste du désir » (Pontévia). Il m’a fallu tout ce qui précède pour pouvoir l’évoquer. Il est somme toute très déplaisant d’en parler. Portraite dans la même pose rétrograde que nous croisâmes dans Saint Georges, saint Louis et la princesse, reprise du sculpteur Ammannati, elle signale l’acuité du don d’observation du peintre tourné vers le plein du monde (la peinture occidentale est un art des trous parce qu’elle est un art du plein : il n’y a pas de trous dans la peinture chinoise pensée à partir du vide). Elle le signale en reprenant avec beaucoup de justesse et de tendresse la contenance des femmes lorsque celle-ci cherchent à compenser, pour se soulager physiquement, le poids des bambins. On sent ici toute la gravité – la gravidité ? – de la peinture comme regard accroché à notre dos. Cette femme surtout la liberté avec laquelle le peintre traite les sujets saints et aborde l’inaccès à l’autre côté (qui chez Robusti ne peut jamais être dissocié de toute problématique morale et religieuse). L’autre côté n’est pas de l’autre côté. Il n’y a pas d’arrière-monde où séjourneraient les choses en tant qu’elles ne sont pas tournées vers nous : les choses ne sont pas à cheval sur deux lieux. L’apparaître de l’apparition surgit ici-même. On peut le dire autrement : les trous ne sont jamais creux. C’est dans les pleins que les trous sont les plus troublants. Nous l’avons vu pour Dieu ; nous l’avons vu pour la peinture : à la Renaissance, la peinture a été le plus sûr moyen de remonter du visible jusqu’à Dieu. Ce que la théologie fut pour le Moyen Âge, la peinture l’a été pour la Renaissance puis l’Âge classique. Peut-être nous en reparlerons.
Mais achevons. L’instabilité de cette femme, cette douceur chancelante, c’est celle de tout corps humain – le mien, le mien, le mien – qui tremble devant l’invisible. Jacob était amoureux de cette femme. Qui ne le serait pas ? C’est elle, la vraie madone en chair et en os du tableau. Il n’y a qu’à regarder pour voir. Elle me rejoint. Bientôt, elle me tendra notre enfant. Celle que nous n’avons pas.
Et toutes les voix peintes sont en retard sur le temps
tant qu’aucun dieu ne te laisse indifférente.
Des inconnues marchent sur ma droite d’où
viennent-elles pour vivre ?
Nous ne cherchons pas à comprendre
ni pourquoi cela se trouve
une ombre sur le sol.