Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Titien – Véronèse
Thermo-maître de la peinture
La couleur.
Titien a fait une découverte effroyable.
Titien a fait une découverte effroyable qui aurait terrassé n’importe quel autre peintre de son temps.
Titien a fait une découverte effroyable qui l’a amené à bouleverser tout le cours de lapeinture.
Sans Titien, jamais Le Tintoret n’aurait pu voir le jour.
Titien a inventé la couleur en peinture. La couleur est née à Venise.
Tant que la couleur n’est dans la peinture qu’un effet de la traduction de l’image du monde par la mimèsis, il existe des couleurs dans le tableau, mais il n’y a rien encore comme des couleurs picturales n’appartenant qu’au tableau, n’existant qu’à partir de lui et ne relevant d’aucune des catégories de la référence indicielle. Avec le passage au colorito, la couleur ne se retrouve plus seulement, plus principalement, sur la toile en raison de son adhérence aux objets réels, mais ce sont désormais les valeurs plastiques et spatiales qui deviennent des conséquences de la couleur et aboutissent à un espace moins organisé par la géométrie que par des séquences colorées. La couleur bascule dans l’irréférence et dans l’irrévérence. Avec Titien, le coloris ouvre la voie à une peinture non plus géométrique mais thermique. La peinture délaisse la logique mathématique de la costruzione legittima homogène à l’espace ordinaire de l’action quotidienne répétitive et réfléchie, qui n’est plus que secondaire, pour décentrer notre regard vers une pratique dilapidatrice sensuelle des formes.
Il se met à faire très chaud dans les tableaux.
L’invention de la couleur par Titien est allée de pair avec une autre : celle de la peinture de nus et de l’érotisme de la peinture. Si l’on n’a pas attendu Titien pour peindre des corps nus, on n’avait pas pour autant peint de nus. Le nu n’est pas le corps nu. Le nu est la nudité de l’image. Jean Luc Nancy et Federico Ferrari : « Qui se dénude se fait image : exposition pure. […] L’image du nu rejoue chaque fois sa propre nudité, elle joue sa propre peau d’image : la présentation intégrale, au premier plan, sur le plan unique de l’image, de ceci que précisément il n’y a pas d’autre plan, pas de profondeur dissimulée, pas de secret. » Titien a inventé la couleur en peinture parce qu’il a introduit l’érotisme dans lapeinture. Une chronique du début du Cinquecento précise que, sur une centaine de milliers d’habitants, Venise comptait à l’époque pas moins de onze mille prostituées ou courtisanes… Le nombre – autant que de vierges de sainte Ursule, dont Carpaccio avait fait peinture de la légende dans la Scuola di Sant’Orsola entre 1490 et 1495– est sûrement à peine exagéré.
Titien a prolongé explicitement (Vénus d’Urbin), sans chercher le moins du monde à dissimuler la succession dont il se réclamait, et d’abord littéralement en héritant des toiles laissées inachevées par la mort soudaine de son maître (Le concert champêtre), la voie que Giorgione n’avait pas eu la capacité de suivre. Vasari écrit que fut de toutes la plus belle création de Giorgione. Titien eut la bonne idée d’associer des corps nus avec de la couleur. Tant qu’une toile ne fait que mettre en scène une situation érotique prépicturale, il n’y a pas encore d’image érotique. Avec Titien, le tableau devient désirable – qu’il représente une scène voluptueuse ou non. Il n’est plus seulement une chose sensible, mais est élevé au rang de chose sensuelle. Le Tintoret est peintre du tableau comme objet réel ; Titien, du tableau comme objet sensuel.
L’érotisme est le véhicule, la méta-phore, par excellence de la couleur dans la peinture de Titien. Tous les deux dessinent une théorie visuelle de l’Homme – dévêtant les corps la peinture a eu l’audace scandaleuse de ramener le sens à la surface et de revenir à la peau nue comme « vesture du sens [vesta del sentimento] » (Léonard), c’est-à-dire comme investiture (vest) du sens, ni signifiée ni signifiante – et se rejoignent dans une conception du tableau comme être-au-contact-de-la-main. Mithandenheit – pourrait-on dire en pastichant Heidegger. Avec le nu, la peinture dit non pas que la peau est un langage, mais que le langage n’est qu’une peau. Le nu et la couleur, c’est insister sur le fait que la peinture n’a aucune profondeur. La per-spective ne voit à travers rien. En italien comme en latin d’ailleurs – prospettiva, prospectiva – elle ne voit que devant (pro). Sous son nez. Elle n’est capable d’aucune perspicacité ni d’aucune pénétration.
La perspective de la « fenêtre ouverte sur l’histoire » (Alberti) n’a pas de profondeur. Nous ne pouvons pas accéder à l’autre côté en creusant, en allant plus loin, plus « derrière », car plus loin – quand on y arrive – c’est exactement comme ici. Ce constat fait, deux attitudes picturales sont possibles : opérer une conversion radicale de lapeinture comme fenêtre entr’ouverte sur l’inaccès à l’autre côté du monde (Le Tintoret) ; rester de ce côté-ci du visible, du côté intérieur de la fenêtre, et l’explorer dans son propre le plus propre (Titien). Une fois que l’on a rompu avec la vision mathématique de la perspective, on ne peut que s’aventurer dans l’ontologie métaphysique (c’est ce que j’ai nommé ci-dessus, et depuis quelques remarques, « l’objet réel » du tableau) ou dans la phénoménologie descriptive (c’est son « objet sensuel »). Titien est un phénoménologue prématuré – Giorgione fut son Brentano – pour lequel il n’y a pas de tableau au-delà de ce que l’esprit humain en perçoit. Le tableau n’existe même pas comme un objet autonome assemblé à partir de ses caractéristiques optiques, observées ou possiblement observables. Le Tintoret est un métaphysicien pour lequel le tableau ne cesse de glisser hors de notre vue : l’être du tableau échappe toujours au regard, comme l’être de l’herbe ne peut pas être mouillé par la pluie. Titien n’a jamais peint sur place parce qu’il a toujours peint plus loin que son temps (la phénoménologie apparaîtra quatre siècles plus tard). Le Tintoret n’est que l’homme de son espace-temps et du passé radical de son espace-temps.
Telle est la terrifiante découverte dont je parlais tantôt. C’est pour y répondre que Titien a placé la géométrie après la thermodynamique. Comme le fait remarquer Pontevia, lapeinture, qui recouvre le visible de ses représentations, est un masque autant qu’un miroir. Le nu tombe les masques. Comment pouvait-on alors continuer de peindre comme si de rien n’était ? C’était évidemment impossible.
Les grandes machines picturales depuis Piero della Francesca et Andrea Mantegna avaient conduit lapeinture à un excès cérébral more geometrico. Cet excès avait fini par tirer l’être humain ou bien en direction de la morphologie angélique (Raphaël), ou bien en direction de la physiologie animale (Michel-Ange). L’Homme avait de nouveau disparu. Après sa rupture définitive avec le giorgionisme – peut-être à l’occasion de la commande du grand retable de L’Assomption pour la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari de Venise en 1516 – Titien a décidé de mettre la monumentalité des compositions au service de l’incarnation humaine. Dans la Madonna di Ca’ Pesaro de 1519-1526, il a rejeté la tradition de la représentation de la Conversation sacrée : là où la Vierge et l’Enfant sont d’ordinaire placés au centre de l’espace peint, flanqués des saints tout autour et idéalement positionnés sur quelque estrade, en une symétrie maniaque à laquelle ne le dispute que la frontalité, Titien opte pour une disposition très étagée et oblique (vers l’arrière). C’est de cette reculade dont se souviendra Le Tintoret, qui en fera tout à fait autre chose. L’escarpolette de la géométrie depuis le divin du côté de l’humain est la brèche par laquelle la couleur s’est immiscée dans lapeinture.
La couleur est le pur phénomène. Que serait une couleur qui ne serait couleur que par analogie ? (Lovecraft l’imaginera par le détour de la littérature, mais il est un disciple du Tintoret.) Que serait une couleur qui ne se tiendrait pas tout entière dans le visible, à quoi l’on accède par les yeux ? Il n’y a pas d’autre face de la couleur. La couleur est le trop-plein. (Le seul accès, non pas à la couleur, l’œil y suffit, mais à l’accès à la couleur est la mystique.) La logique de la couleur défie la raison parce qu’elle s’en tient à la stricte appartenance de l’apparence. Pour la couleur, il n’y a pas d’autre côté.
Le colorisme du Titien finira par le pousser à totalement délaisser le dessin des formes dans ses derniers tableaux « rudement expédiés avec des taches [tirate via di grosso e con macchie] » (Vasari) et parfois peints à même les doigts. Le peintre se défait de son pinceau – de son « petit pénis » (penicillum). Combien des femmes de Titien touchent voluptueusement du bout des doigts leur sexe, leurs seins, leur corps, non pour les cacher, mais pour les caresser ? Pour attirer sur eux notre attention. Pour les identifier au regard de peinture. Leurs mains sont toutes les mains du peintre. La femme peinte est chez Titien la mise en abyme de la fonction peignante. Son rébus est La femme au miroir de 1515, qui ne se peigne que « de dos ». L’homme qui tient les deux miroirs est une allusion à peine voilée (que vient-il faire dans ce cabinet de toilette ?) à l’artifice de la pose d’atelier, aux miroirs qui assistent le peintre et à la vision albertienne selon laquelle Narcisse a lancé l’histoire de la peinture depuis son désespoir. La femme au miroir est un autoportrait au miroir travesti.
Il faut prendre ici le mot « érotisme » dans le sens philosophique restreint de la tradition platonicienne et néoplatonicienne, dans laquelle Titien a baigné et pour laquelle Éros est de ce côté le médiateur entre le lieu sensible et le lieu intelligible, entre les choses et les idées, entre le corps et la raison – entre ici et là-bas. La publication néoplatonicienne la plus populaire de la Renaissance fut sans contexte le commentaire sur Le banquet de Platon de Marcile Ficin composé dans le cadre des rencontres de la villa de Careggi (la version définitive date de 1475). L’amour, le « thème le plus éloquent de la littérature occidentale » – écrit André Chastel dans Marsile Ficin et l’art – et qui l’emportait de loin sur tous les autres sujets de conversation de l’élite culturelle, y est présenté comme la puissance qui « précède le monde, réveille les somnolences, illumine l’obscur ». À la suite du fondateur de l’Académie, Ficin et ses comparses distinguent deux types d’Éros : l’Éros « vulgaire » de l’amour des corps, qui ne recherche que les plaisirs ; l’Éros « céleste », qui va des beaux corps aux belles âmes et aux belles idées. La thématique a pénétré lapeinture au moment où elle en est venue à se détacher de la métaphysique qui la soutenait. L’Amour supérieur est l’apothéose universelle du désir vers l’unité objective de l’être, par quoi l’âme humaine est « happée vers le haut comme par un crochet pour devenir Dieu » (Théologie platonicienne). L’Italie et l’Europe du Titien sont dominées par la double expérience de l’éros comme grille de compréhension du monde.
C’est tout le sujet de L’Amour sacré et l’Amour profane, commandé en 1514 par Niccolò Aurelio, secrétaire du Consiglio dei Deici de la république de Venise, et qui est précisément le tableau avec lequel Titien s’est libéré de l’influence de Giorgione – du moins dans la lecture qu’en a proposé Panofsky. (Le tableau ferait écho aux geminae Veneres de Ficin, « les Vénus jumelles », et à la complémentarité des deux amours, humanus et divinus, par opposition au troisième amour introduit par Ficin et Pic de la Mirandole, l’amour bestial, ferinus, relégué dans le bas-relief de la fontaine, c’est-à-dire hors de la figuration humaine.)
Qu’est-ce que l’Homme ? C’est la couleur. En plein humanisme européen et chrétien, Titien élargit et enseigne que c’est par toutes les couleurs que l’être humain doit se définir lui-même dans le cadre d’une éthique de l’amour universel.
N’est pas Luciano Benetton qui veut.
Le retour du lisse dans sa partie
J’entends d’ici les uns et les autres se récrier, s’époumonner, tonitruer, s’égosiller, vociférer, bougonner, protester, m’invectiver – mais pour qui se prend-il ? Hélas… rien que pour moi-même ; ce qui n’est pas donné à tout le monde. Croyez-m’en si le cœur vous en dit : on n’est jamais si bien servi que par moi-même. Comme vous le confierait un de mes chers amis, eût-il eu le bonheur d’être encore parmi nous : question incarnation, quand on n’a rien demandé, qu’un autre vienne vous pousser à l’intérieur et ça devient vite démographique. J’aime encore mieux vivre, tenez ! Et question moi-même, j’ai de la réserve. Aujourd’hui, il me vient l’envie de vous entretenir de Véronèse. Véronèse me sort parfaitement par le nez. Ce qui en termes de peinture se pose quand même là.
Véronèse est sans contestation possible le peintre le plus doué et le plus admirable de toute la Renaissance italienne. Personne n’en a parlé aussi bien que Cézanne, lequel se fendit à son propos de cette formule merveilleuse : « Tout lui rentrait dans l’âme avec le soleil, sans rien qui le sépare de la lumière » ; il dira aussi que, chez Véronèse, « vous ne pouvez rien arracher à l’ensemble ». (Félibien faisait déjà remarquer dans ses Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes que Véronèse ne peignait pas selon ce « chaque partie était capable de recevoir d’ombre et de lumière ; mais il considérait tout son tableau à la fois ».) Il est aussi le peintre le plus lisse, le plus propre sur lui, le plus prévisible, le plus plein de lui-même (que manque-t-il à la lumière ?), le plus ennuyeux de l’histoire de lapeinture. Dès que j’en ai l’occasion, j’évite absolument de croiser la moindre œuvre de Véronèse. Anecdote qui en dit long et dont j’assure de l’authenticité : dans l’Accademia du Dorsoduro, j’ai traversé la pièce où trône Le repas chez Lévi qui couvre pourtant entièrement l’un des quatre murs (555 x 1310 cm) et dont la réputation n’est pas à faire, sans me rendre compte de sa présence. Je ne m’en suis aperçu qu’après coup. J’avais vu le tableau. Je suis d’ailleurs revenu en arrière pour photographier la salle : il fallait une preuve. C’est un peu comme pour Les noces de Cana qui se trouve – pour combien de temps encore ? – en face de la Monna Lisa de Léonard et qui est sans doute, comme on l’imagine volontiers, le tableau auquel on tourne le plus le dos au monde et qu’on ne voit que si l’on se dé-tourne d’un autre. C’est tout à fait ainsi que je me représente Véronèse : comme un peintre qu’on regarde pour ne pas en regarder d’autres. Tant que Les noces de Cana est planté là, il continuera d’être vu. Pour la suite, c’est une autre affaire. Ce tableau a raison de s’accrocher à ses cimaises.
Le génie de Véronèse constitue le grand détournement de l’histoire de l’art.
Biographiquement, sa peinture est d’emblée placée sous le signe d’un détourner-les-yeux. N’est-il pas devenu ce qu’il est devenu pour avoir été encensé par Titien qui cherchait à évincer Le Tintoret en imposant aux Vénitiens un autre successeur ? N’a-t-il pas conquis la Sérénissime, après plusieurs années de formation à Vérone puis à Trévise, parce qu’on ne pouvait pas en voir un autre en peinture ? Le petit Paul – c’est ce que cela veut dire paulus en latin : le petit ; pour Vasari, c’est même « le petit petit » : Paolino – donnait tous les gages de qualité pour être employé en service commandé. Un petit était là pour en recaler un autre (le « teinturier » aussi est petit). Tout est petit dans la grande histoire de lapeinture. Véronèse est grand parce que c’est un petit petit. Quod erat demonstrandum : tout le monde a entendu parler de la double négation.
N’est-il pas un brin vicieux de perdre du temps à questionner à propos d’un peintre que l’on n’apprécie point ? Mais enfin ! Ce n’est pas parce que je ne goûte guère ce Caliari que je n’ai rien à dire sur son compte. Au moins serez-vous assurés que je ne le prends pas dans le sens du poil de petit-gris et que je ne cherche nullement à le faire plus excellent qu’il n’est déjà. Arrivé à cet endroit du texte, le lecteur peut constater qu’il n’a pas rien à se mettre sous la dent. On tient même deux propositions tout à fait passionnantes et qui ne sont pas à la portée de n’importe quel peintre : on ne voit pas les tableaux de Véronèse mais on les a vus ; on voit (ou plutôt on a vu) les tableaux de Véronèse pour ne pas en voir d’autres. Ces deux propositions sont deux déclinaisons du même théorème.
Clair comme de l’eau de roche est où je veux en venir.
Véronèse est le peintre d’à côté.
C’est ainsi que ses successeurs ont prolongé le legs pictural vénitien de Giorgione : Titien est le peintre de ce côté ; Le Tintoret est le peintre de l’autre côté ; Véronèse est le peintre d’à côté. Il serait délicieux qu’ils se fussent concertés pour se répartir les rôles.
Véronèse est le peintre d’à côté du point de vue temporel et du point de vue spatial. La tradition critique possède un mot précis pour désigner cela : le divertissement. Sous ses apparences anodines, il s’agit pourtant de l’un des termes les plus précis de toute la pensée de l’art. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’il cherche à circonscrire. Dans ses Merveilles de l’art de 1648, Carlo Ridolfi écrit que Véronèse « accomplit le but principal de l’art, car il sait divertir [dilettare] d’une manière jamais pratiquée par aucun autre artiste, et l’on admire dans ses tableaux des déités majestueuses et avenantes, des personnages graves, des matrones pleines de grâce et de charme, des rois vêtus richement, une diversité de vêtements et d’équipements militaires, des architectures ornées, des plantes joyeuses, des animaux charmants et un nombre de curiosités telles qu’elles peuvent satisfaire l’œil de ceux qui les regardent avec un agrément [trattenimento] très délicat ». Curieux compliment de prime abord… tant ce qui est divertissant, distrayant, délaissant l’est parce qu’il est plaisant et léger, mais manque de profondeur ! Par quelle diversion pourrait-ce être là la prima qualitas du plus grand peintre de l’histoire de lapeinture ? La création est une chose ; la récréation en est une autre. Elle ne redouble pas la première mais s’en éloigne.
Les machines fastueuses, lumineuses et bariolées de Véronèse sont les avant-courriers du classicisme, dont Corneille donnera plus tard pour le théâtre la définition lapidaire : « … pour moi, qui tiens avec Aristote et Horace que notre art n’a pour but que le divertissement ». Dans l’épître à Madame de Maisonfort placée en tête de La veuve, dans la préface de La suivante, dans l’avis au lecteur de Mélite, ou les fausses lettres, le dramaturge a multiplié les déclarations. La théâtralité est le péché mignon de Véronèse, qui partage avec Titien de devoir être jugé en regard de ce qui va venir. Pour ça, ces deux-là se sont bien trouvés. Le classicisme signera la lente agonie de la peinture à Venise (qui coïncidera avec la crise politique de la République) – à quoi Tiepolo mettra un terme, lors du second âge d’or de la peinture vénitienne (Canaletto, Ricci, Pazzietta), en refermant définitivement le chapitre de lapeinture. Là où Le Tintoret a poussé la peinture di maniera dans les retranchements d’une géométrie mise au service de la violence de la voie phénoménale (exacerbée par la fulgurance du faire) et de la subjugation du spectateur, où la forme surgit de la toile, Véronèse a privilégié la voie de la distraction éclairée, sans invraisemblances ni incongruités, où la couleur se pose sur la toile dans l’équilibre et l’évidence des postures. Là où Le Tintoret célèbre avec passion l’esprit religieux, Véronèse exalte l’autre composante (laïque) de l’esprit vénitien : la libre pensée et la société civile. Dès 1557, l’infatigable Ludovico Dolce, dans son entreprise de renversement de l’histoire (florentine) de la peinture écrite par Vasari, a fait du plaisir (diletto), en son Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin, le critère par excellence de la peinture vénitienne. La peinture a « été inventé principalement pour plaire ». Il ne faut pas oublier que, contrairement à Florence ou Rome, Venise est, depuis mille ans, une république alors au faîte de sa gloire après la victoire de Lépante contre les Turcs musulmans en 1571 : la peinture s’y fait toujours avec l’assentiment du spectateur. Le maniérisme ne s’y est jamais déployé sous la forme descendante, élitiste et conceptuelle qui horripilera tant les autorités post-tridentines.
Tous les tableaux de Véronèse cherchent à divertir leurs spectateurs. À les dévoyer. À À se les mettre à dos.
Le repas de Lévi n’y échappe pas. Celui-là n’est point du tout ce que l’on pourrait croire. Commandé en 1573 pour orner le réfectoire de la basilique Santi Giovanni e Paolo, il s’agit initialement d’une Cène, intitulée expressément comme il se doit dans la tradition picturale (rien dans les Évangiles ne le précise) – et à l’habitude du peintre qui n’en est pas à son coup d’essai – Cena in casa di Simone. Véronèse met ses pas dans ceux de Léonard et choisit de représenter le dernier repas du Christ à un moment antérieur aux deux épisodes généralement privilégiés : l’annonce de la trahison de Judas et la célébration de la première Eucharistie. Le tableau doit remplacer une Cène de Titien détruite par un incendie. Mais qu’est-ce que toute cette richesse, toute cette abondance, toute cette cérémonie ? Que viennent faire ici les bouffons, les hallebardiers et les perroquets ? Tous ces gens que la Bible parfaitement ignore ? Nous possédons depuis leur publication dans La gazette des beaux-arts par Armand Baschet en 1867 tous les documents du procès que le tribunal de l’Inquisition – qui à Venise n’était pourtant pas très regardant mais connaissait en pleine Contre-Réforme un regain de vitalité – a intenté au peintre pour avoir trop mêlé le sacré et le profane. Étrange accusation, si l’on prend soin de remarquer que cette Cène ne diffère guère de celles précédemment peintes par
Véronèse (dans lesquelles on retrouve par exemple les chiens et les nains). En s’inspirant ouvertement des fêtes vénitiennes de proximité, Véronèse ne se glisse pas seulement dans la définition vénitienne de la peinture qu’avait lancée Giorgione, mais lapeinture devient entre ses mains une théorie du bon voisin. L’envie vous prend de voir un Véronèse ? Faites comme lui : regardez à côté. Pourquoi le Christ n’aurait-il pas droit a minima aux mêmes honneurs que ceux avec lesquels on recevait alors les personnes de marque ? La question est fine. La peinture a eu l’audace d’y répondre sans hypocrisie. On comprend qu’elle fait tiquer le prélat pontifical Giovanni Battista Dei et ses barigels. La religion n’est guère sensible à lareligion.
Véronèse n’a jamais peint ailleurs. Cet « ami des paradis terrestres » (Giuseppe Fiocco), ce peintre « maximaliste » (Michelangelo Muraro) affectionnait tout particulièrement les amples scènes de festins et de mariages dans des atours locaux, où sa vision architecturale de la peinture, influencée par son ami Andrea Palladio, pouvait se déployer somptueusement au milieu de grandes foules bigarrées, de la magnificence des costumes, de l’opulence mondaine des couleurs et des détails. Au passage, il se raccroche ici au wagon du greffon historique de la figuration de la Cène sur l’imaginaire (outrancier) des agapes dionysiaques. Si le Christ n’a pas été crucifié nu, comme le voulait l’usage, mais d’un pagne vêtu, ce n’est pas par un respect énigmatique de sa pudeur (qui ne s’expliquerait que par notre mentalité), mais pour retirer son braquemart de la vue et annuler ainsi sa puissance pour des spectateurs romains vivant dans une culture de la démonstration de la force, du commandement (imperium) et des processions de Bacchus ithyphallique. C’était aux yeux de la préfecture la pire injure pour qui se proclamait un fils de dieu.
Ce qui pouvait encore être supportable dans Le repas chez Simon de 1570, où l’espace christique et le vulgaire sont nettement séparés, ne l’est plus en 1573 quand les deux espaces se mettent à s’enchevêtrer l’un dans l’autre ; à déborder l’un sur l’autre ; à tenir l’un par l’autre. Qu’est-ce donc que ce convive à la table du Christ, à côté, qui se cure discrètement les dents avec sa fourchette entre deux colonnes ? Et « cet Allemand qui boit », dont a parlé Le Guerchin ? Tout ce qui entoure le Christ témoigne de divers intérêts qui n’ont rien à voir avec les égards dus aux mystères de la foi. Pourquoi l’agneau est-il découpé par saint Pierre ? Cet honneur devrait revenir au Christ – premièrement (raison sociale) parce qu’il est le personnage le plus important ; deuxièmement (raison juive) parce qu’il est le sacrificateur ; troisièmement (raison chrétienne) parce que, dans la mesure où cette Cène est une Pâques, il est le sacrifié : l’Agneau de Dieu venu enlever les péchés du monde.
Ainsi Véronèse fut-il menacé d’être frappé d’hérésie – cependant que plusieurs frères dominicains de Santi Giovanni e Paolo étaient eux-mêmes suspectés d’apostasie luthérienne – et dut-il renommer son tableau (avec l’aide de saint Luc), comme on peut le lire littéralement écrit sur la base des colonnes au premier plan. Le champ fut alors libre pour une ribambelle d’interprétations contradictoires par les historiens de l’art, dont c’est l’un de passe-temps favoris : c’est à qui y a vu une peinture religieuse intense célébrant comment « les grands événements se produisent réellement : dans le calme et la discrétion » (Philipp Fehl) ; qui d’autre, l’œuvre d’un peintre « néo-épicurien » (Giuseppe Delogu) ; qui d’autre encore, des sympathies protestantes chez un peintre qui venait de rencontrer Philip Sidney (P. H. Osmond). Un seul autre changement fut réalisé par Véronèse : la suppression des gouttes de sang coulant du nez du serviteur sur la balustrade de l’escalier de gauche, éliminées pour supprimer une allusion trop évidente aux futurs stigmates du Christ.
Pour ses détracteurs du Saint-Office le peintre n’a qu’une réponse : la vérité de la représentation. Une définition vénitienne de la foi est une définition picturale de la foi. On pourrait s’étonner de cette Cène ironiquement placée sous le regard de moines dominicains voués au maigre. Mais il fallait rivaliser avec Les noces de Cana peint dix ans auparavant pour les Bénédictins de San Giorgio Maggiore ; mais l’idéal de pauvreté du concile de Trente avait laissé place, dans la lutte contre le luthéro-calvinisme, à une affirmation décomplexée de la richesse ; mais enfin Véronèse – cet habile intellectuel déguisé en simple d’esprit – dit : il y a plus à manger dans la peinture. Il y a plus à manger dans la peinture, comme il y a plus à manger dans l’au-delà, parce que le seul au-delà est la peinture. (Véronèse a parfois de ces accents tintorétiens qui lui échappent : c’est là qu’il me comble malgré tout.) On pourrait renommer Le repas chez Lévi en s’inspirant de Magritte : Ceci n’est pas le repas chez Lévi. Lequel au juste est-ce, ce Lévi, de tous ces zigotos ? Pour voir ce tableau, il faut regarder à côté de ce qu’on vous dit de voir. Ceci est et n’est pas le tableau de Véronèse. Si vous regardez ce que le peintre vous dit de voir, vous ne voyez rien. Si l’on doutait encore que l’art est « un démenti à la position du discours » (Lyotard), que « l’œuvre désœuvre la langue » (Lyotard encore), nous devrions être désormais revenus de cette erreur. Il ne faut jamais écouter un peintre. Aussi ce n’est pas tant que l’on regarde les tableaux de Véronèse pour ne pas en voir d’autres qu’on ne peut les voir qu’en se détournant d’eux-mêmes. Un autre peintre est-il jamais parvenu à faire cela ?
Mais Véronèse est un peintre si ennuyeux…

