Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Le Tintoret (4)

– Ah, la barbe ! Encore ce Tintoret, dites-vous ?
– Bigre ! Que voulez-vous ? Il faut bien commencer de vivre. Quand on ne peut plus compter sur la cigarette, ça devient quelque chose…
– Enfin, si vous pouviez faire ça ailleurs !
– Ailleurs ? Mais nous y sommes depuis déjà longtemps… N’avez-vous pas remarqué combien la peinture nous limite à ce monde ? Sans elle, qui sait jusqu’où nous serions capables d’aller ?
– Et Dieu ? Il est là pour brider nos enthousiasmes.
– On ne saurait vous refuser un sens réjoui de la formule. Le problème, c’est que Dieu lui-même n’est pas encore monté jusqu’à lui. On voit bien que vous ne connaissez pas Venise, mon cher abbé. Et c’est encore Le Tintoret qui nous le montre.
– Le contraire m’eût étonné.
– Si vous avez encore un peu de patience…
– Faites donc et qu’on en finisse !
– Vous n’ignorez pas qu’à Venise on peut aller par voie d’eau ou voie de terre. Les canaux organisent dans l’espace deux manières de déplacement. La première (sur l’eau) est orientée par des groupes de poteaux qui en délimitent les parties navigables en formant une bricola. La seconde voie est celle de la marche à pied et de la ruelle – quand elle existe – qui suit la longueur du canal : la fondamenta. Ramer et en ramant marcher. Les peintres vénitiens ont compris que lapeinture, à Venise ou ailleurs, est pensée exactement sur le même diagramme. C’est un canal entre les choses bricolées et les choses fondamentales. Voilà ce que je vous mandais tantôt en déclarant que les peintres vénitiens ont fait de Venise le destin de la peinture. Vous comprenez mieux maintenant ?
– Et votre Tintoret dans tout ça ?
– Accepteriez-vous que nous disions les choses autrement ? Les choses bricolées sont les affaires humaines ; les choses fondamentales, les affaires divines. Cela vous conviendrait-il ? C’est approximatif, je ne vous le cache pas… On pourrait dire aussi : les choses bricolées sont les affaires techniques ; les fondamentales sont les affaires animales. Cela reviendrait absolument au même.
– Va pour les affaires divines ! Même si je frémis à l’avance de ce que je vais ouïr… Auriez-vous l’amabilité de m’en donner quelque aperçu ?
– Ça n’est pas ce qui manque. À la Scuola grande di San Rocco par exemple, cette « Thébaïde mystérieuse et poétique, dans une nouvelle concordantia de passion et d’espérance », comme la désigne Giandomenico Romanelli, l’admirable plafond de la Sala Capitolare du premier étage – et encore : le rouge a viré au rose, le bleu au gris, le vert au bistre… sait-on seulement ce que l’on voit ? – est administré par la persona de Moïse. Si vous n’avez pas peur d’avoir longtemps la nuque busquée dans le sens des aiguilles d’une montre, nous pouvons en parler un peu (les touristes aussi sont ici des maniéristes : des incurvants, des tordants – des gondolants). Trois larges compositions s’y succèdent : La cueillette de la manne, L’érection du serpent d’airain et Moïse faisant jaillir l’eau du rocher. Vous aurez reconnu là les trois miracles de l’Ancien Testament par lesquels l’humanité est guérie de la faim, de la maladie et de la soif. On peut y lire en condensé l’itinéraire matériel et spirituel de la scuola qui entendait lutter contre les épidémies de peste et conseillait la fougue du peintre.
– Soit.
– Il faut revenir à la leçon grandiose de ce que Le Tintoret a réalisé ici-haut. Dans ces œuvres qu’on atteint par des escaliers pour voir et vers lesquels il faut encore lever les yeux. On n’est jamais assez haut pour regarder la peinture. Ou bien nous prenons la peinture de haut, et nous ne voyons rien ; ou bien nous la prenons de bas, et nous pouvons tout voir.
– Mais les grandes œuvres ne dégagent-elles pas une aura qui fait baisser les yeux ?
– Ah, vous êtes un lecteur de Walter Benjamin, l’abbé ? Je ne sais si un tableau dégage une aura. En revanche, il est temps que l’aura « dégage » de la peinture. Le respect devant les œuvres d’art consiste à hisser le regard devant elle le plus haut possible. Les étymologies aussi peuvent être des antiphrases. Regarder, c’est toujours tenir tête.
– Je n’irai pas vous fâcher sur ce terrain, mon fils.
– Dans La cueillette de la manne, Le Tintoret se signale d’abord par l’audace et l’extravagance de son regard. Voyez-vous de quoi je veux parler ?
– Cela ne saute pas aux yeux…
– Vous avez entièrement raison : cela saute les yeux. Mais regardez mieux… Sa manne choit du ciel. C’est pour le moins curieux puisque rien dans l’Exode ne laisse entendre qu’elle tomberait comme de la pluie. Le texte la décrit plutôt comme une sorte de cristallisation ou de condensation. Vous vous souvenez ?
– Vous m’offensez.
– « Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait, à la surface du désert, une fine croûte, quelque chose de fin comme du givre, sur le sol. » Vous vous rappelez que nous avons déjà parlé à propos du Tintoret et de San Rocco de crusta et de crustacé ? Il y a là un leitmotiv pour le moins insistant. Mais cette manne peinte n’est justement pas une croûte… Faut-il voir dans ce choix de représentation une contamination par des sources textuelles divergentes ? C’est le premier réflexe. En iconographie, on commence vite par être un fondamentaliste. Force est de reconnaître que nous en dénicherions – comme vous le savez mieux que moi – quelques-unes. À force de chercher, on finit toujours par trouver ce que nous appétons. Vous auriez bien une variante pluviale à disposition ?
– Dans les Psaumes ? « Il fit pleuvoir sur eux la manne pour nourriture. Il leur donna le blé du ciel. »
– Exactement. Mais ces sources, nous pourrions tout aussi bien les inventer, n’est-ce pas : elles seraient toujours picturalement justes. C’est-à-dire sans persuasion. La solution est comme assez logiquement plutôt à rechercher du côté visuel.
– Cela tombe sous le sens. La peinture fait bien des erreurs sur la foi…
– Cela tombe sous le sens comme tombe la manne. Dans Les mots et les images, l’historien de l’art Meyer Schapiro a fait remarquer que les peintres de la Renaissance se référaient rarement directement aux textes – ce n’était pas leur milieu culturel – mais qu’ils regardaient d’autres tableaux, d’autres dessins, d’autres gravures. En matière iconographique, les textes sont souvent déformés par des couches successives d’images qui les rendent illisibles et en altèrent le sens originel : les images sélectionnent, étoffent ; les changements de styles modifient les « charges expressives » de telle ou telle partie du texte selon les époques, et ce qui apparaît comme essentiel à un moment peut tout à fait devenir secondaire quelques décennies plus tard ; etc. En un mot : ce sont toujours des images qui guident d’autres images.
– Donc, après Benjamin, vous envoyez promener Panofsky ?
– Pas du tout. Mais on oublie toujours que, pour pouvoir confronter la signification des « valeurs symboliques » d’une œuvre d’art – de ses « thèmes » (partagés) jusques à sa « personnalité » (unique) – à d’autres documents culturels, Panofsky faisait d’abord confiance à son œil. Panofsky lui-même a parlé dans plusieurs des textes repris dans Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen Âge d’Analogiebildung, pour désigner non pas les relations verticales que des images affines entretiennent avec une même source textuelle et extérieure, mais les relations horizontales entre images « à partir d’images apparentées préexistantes ». Il arrive dans une même famille que deux frères se ressemblent plus entre eux que respectivement à l’un ou l’autre de leurs parents. Il peut même arriver que nous ressemblions plus à un cousin très éloigné, et que nous n’avons peut-être jamais vu, dont il se peut même que nous ignorions longtemps ou pour toujours tout à fait l’existence, plutôt qu’à notre propre sœur.
– Ou que nous ressemblions plus encore à quelque voisin…
– Vous plaisantez, l’abbé ! Pourtant rien n’est plus vrai. Cela se rencontre dans les images tous les jours. Ainsi (écrit Panofsky) il faut savoir alterner « tantôt la ressemblance des contenus malgré la différence des formes, tantôt la ressemblance des formes malgré la différence des contenus ».
– Regardons donc avec nos yeux.
– Je ne vous le fais pas dire ! Ce n’est pas si facile qu’on le croit. Il est souvent plus tentant de regarder avec sa tête, comme si les yeux étaient dans la tête. Ah ! ah ! ah ! C’est une erreur bien répandue. Lapeinture exige que nous regardions en décorrélant nos yeux de notre tête. Chez Le Tintoret, ce n’est pas n’importe comment que la manne tombe du ciel mais sous forme d’hosties. Il n’est certainement pas fortuit que cette toile se trouve du même côté de la salle que la Cène et la Multiplication des pains (sur les murs). Dans une théologie téléologique comme l’est le christianisme, pour qui l’Ancien Testament préfigure le Nouveau, la manne est mise au service d’un théâtre eucharistique dans le sens voulu par le concile de Trente de 1542 en réponse aux doctrines protestantes. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre.
– Jusque-là, je vous suis. Le Christ est le comme-Un qui rend possible que l’unité de Dieu ne soit pas une solitude, mais une communion.
– Mais comprenez ce que maintenant je vous dis : ces hosties sont aussi des pièces d’or. Vous ne le voyez peut-être pas, mais c’est ce que la peinture envoie vers votre œil. Non pas parce que cette manne ressemblerait à des fiorini de la vie quotidienne, mais parce qu’elle ressemble à d’autres pièces d’or de la peinture qui sont déjà autre chose que de simples pièces d’or. Un tableau n’imite jamais la réalité mais toujours un ou plusieurs autres tableaux.
– L’hostie est une monnaie spirituelle. Elle ressemble et ne ressemble pas à une pièce de monnaie.
– Eh ! tout à fait. C’est pourquoi je vous pose cette autre question : connaissez-vous la légende grecque de Danaé ?
– La jeune vierge enfermée dans une chambre close par son père et que Zeus parvint à rendre grosse sous les apparences d’une pluie d’or ? La mère de Persée ?
– Elle-même. Si la manne est la préfiguration interne de l’Incarnation du Christ, Danaé est une proto-Vierge Marie païenne et externe mise enceinte par l’opération « du saint esprit » – ou du divin éjaculat. C’est ainsi que de nombreux peintres ou poètes l’ont portraite (en la raccordant à la Pudicitia romaine et la Chasteté médiévale). Mais Danaé fut aussi tenue, à concurrence, comme une image de la femme « vénale » monnayant ses faveurs : il n’y a qu’un pas de la chambre close à la maison close. Et de l’ondée à l’ondinisme : nous basculons, padre, dans des pratiques urolagnes. La langue anglaise nomme cela golden shower. Lorsque, tout bon chrétien qu’on se prétende, l’on en est encore à jurer par Jupiter, que voulez-vous… on y est sans doute plus sensible qu’un autre ! Enfin, la plus grande théologie touche souvent à la plus grande pornographie. Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier peintre à avoir bouleversé la représentation canonique de Danaé fut un homme de Venise – où Vénus vient percer (dans) la langue ; et un Vénitien – ce n’est pas le moindre de ses paradoxes – ayant en cette affaire délibérément refusé de peindre Danaé dans la pose passive des Vénus locales et leur ayant préféré un face-à-face déclaré avec la Léda rêveuse et perdue de Michel-Ange (que nous ne connaissons que par une copie de Rosso Firoentino)… Dans les quatre toiles qu’il consacra entre 1545 et 1554 à la mésaventure de la fille du roi d’Argos et d’Eurydice de Lacédémone, Titien, qui dans l’art italien partait alors pratiquement de rien, a systématiquement substitué à l’averse des mythographes, et de ses rares prédécesseurs en peinture, une pluie de florins. Avec lui, Danaé s’affirme pour la première fois dans lapeinture comme une pseudo-Vénus. Le Tintoret emprunte ici – plus qu’à des textes saints – cette manne-hostie à l’invention visuelle et profane de son rival (une profonde antipathie les unissait), qu’il remène dans le giron chrétien. Pourquoi ? Parce que les hosties sont une monnaie spirituelle. Parce que le Christ est venu pour racheter nos péchés.
– Mon fils, vous vous risquez trop à mon goût sur un chemin périlleux… tout en avisant du vrai ! Mais vous êtes un raisonneur. Le touriste n’est pas le « dernier », comme disait Sartre, mais le denier… Quant à la pornographie, permettez-moi de ne pas avoir d’avis sur la question.
– Ou de ne pas vouloir l’exprimer. Peu importe : l’essentiel est que vous ayez une vue claire sur ce que j’essaie de bibeloter. La manne tombe des nues comme Dieu est descendu parmi nous pour s’incarner dans son Fils et monnayer le salut de notre âme dans la pratique eucharistique. Le Tintoret dit ici une chose stupéfiante. Il dit : Dieu est super manne. Et comme la peinture est toujours affaire de raccourcis narratifs puisqu’elle ne dispose que d’une seule image, la nappe dans laquelle les Hébreux récoltent la manne est aussi le linceul dans lequel le corps du Christ sera enroulé, puis mis au tombeau.
– C’est que vous allez loin tout de même…
– On ne va jamais assez loin quand la métaphysique entre en scène. Dirigeons-nous plus loin encore : la vigoureuse perspective di sotto in sù va jusqu’à produire, sans atteindre toutefois aux images vertigineuses d’un Titien ou d’un Corrège, une impression optique d’aspiration, de succion, de vidange par le haut ; cette manne ne fait pas que tomber, elle monte dans la lumière vers la Lumière par excellence – par-delà les nuages, dans un trou d’évier antigravitationnel. Ce tableau est aussi une Ascension du Christ en gloire. La manne, à vrai dire, ces Hommes que nous sommes ne la recueillent pas : ils la jettent – c’est évident quand on regarde le premier personnage sur la droite en position de service de tennis ou de smash de volley-ball. Vous direz que Le Tintoret, tout pieux qu’il fut et baignant dans la Contre-Réforme, se montre ici bien sacrilège ? C’est rater que seule la peinture pouvait mieux que les mots, qui sont toujours les premières cibles des censeurs sachant lire mais rarement regarder comme il faut (et heureusement !), soutenir que la première des choses sacrilèges, c’est la foi elle-même.
– Mon fils, vous avez raté votre vocation.
– Laissez-moi, s’il vous plaît, dans l’ignorance de laquelle. À l’inattendu les dieux livrent passage !
Anthropologie picturale d’un point de vue topologique
Titien eut un rayonnement européen.
Titien travaillait pour les princes et a rencontré Charles Quint, Philippe II. Il a visité Ferrare, Rome, la Souabe. Il fut élevé au exceptionnel de cavalier de l’Ordre de l’Éperon d’or.
Titien éclipsa largement la renommée de tous ses confrères vénitiens et fut considéré longtemps – cela dure encore – comme le seul à rivaliser sérieusement avec Michel-Ange ou Raphaël.
Le Tintoret, lui, ne peignit que pour des institutions et des confréries locales (scuole). Il est par excellence le peintre qui est resté là où il en était.
Rares sont de tels peintres.
Ailleurs ? Jamais Le Tintoret ne voulut aller voir à quoi cela pouvait bien ressembler. Après l’horizon, c’est partout comme ici. Cela donne ceci en peinture : le tableau n’est pas organisé par rapport à un point qui s’éloigne à l’infini dans le fond de l’image – aberration mathématique d’une rencontre purement cérébrale entre des lignes parallèles –, mais par rapport à un point de suture, de capiton, de croix : mon corps. Le tableau ne fuit que du côté de celui qui le regarde. Lapeinture nous dit : le corps est la non-aberration. Elle nous dit : la perspective est l’invention de l’égo
Ailleurs ? Le Tintoret ? Bien au contraire fit-il toujours tout pour barbotter et barbouiller sur place. (Titien n’a jamais peint sur place.) On peut même affirmer que son renvoi de l’atelier de Titien, à ses yeux incompréhensible – l’est-il seulement vraiment ? – et qui l’a amené à garder une profonde rancœur contre le peintre de la Vénus d’Urbin, a aussi poussé Le Tintoret à transgresser spéculativement et artistiquement bien des règles, tout en refroidissant ses ardeurs de délocalisation positive. Les expéditions du Tintoret sont purement picturales. Qu’avait-il besoin d’aller chercher ailleurs, puisqu’il n’a cessé d’y être par sa peinture ? Cela n’empêche nullement ses explorations visuelles d’aller souvent dans tous les sens. Le Tintoret voudrait atteindre la vérité en peinture en s’enfonçant toujours de plus en plus loin dans le premier genre de connaissance, c’est-à-dire – pour parler comme Deleuze parlant de Spinoza – en s’en tenant uniquement à la « connaissance des effets de rencontre, ou des effets d’action et d’interaction des parties extrinsèques les unes sur les autres ».
Scorie. Qu’est-ce que Le Tintoret comme peintre ? C’est une question annexe mais pas sans intérêt. Disons d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas le peintre visionnaire de Robert Echols ou de Lionelle Venturi (qui prennent souvent cet adjectif pour un synonyme de « fantastique », « étrange »), devenant ensuite logiquement le représentant d’une conception désincarnée et idéalisée de la peinture où les figures seraient « haussées au-dessus de leur corporéité » (Hegel). Il n’est pas, non plus, le peintre matérialiste de Sartre, et avant lui – mais avec moins d’excès toutefois – de S. M. Eisenstein ou de Boris Vipper, pour qui la religion aurait perdu son rôle d’« indicateur de l’au-delà » (Lukács) et qui resterait seul devant la misère du monde, les inégalités sociales et l’oppression des plus pauvres. Ces deux dimensions existent, et nous les avons apparemment croisées. Mais rien n’en est crucial pour une étymologie du regard. L’une est trop anhistorique ; l’autre est trop ancrée dans le présentisme de son époque. On ne peut pas comprendre un peintre comme Le Tintoret en dehors de l’expérience de l’Homme de son temps à lui, et en le situant par rapport à celle-ci.
Pour interroger cette question, nous devons de nouveau nous tourner vers les tableaux eux-mêmes. Saint Thomas d’Aquin affirmait, à la suite d’Aristote, qu’« il se trouve aussi une certaine raison pour les sens [nam et sensu ratio quaedam est] » (Somme théologique), à savoir que la perception est déjà une forme de raison. La sensation est le jugement premier. Tout tableau est un verdict.
Le rez-de-chaussée de la Scuola grande di San Rocco – où nous ne sommes pas encore descendus, même si nous avons toujours dû d’abord en passer par lui : la peinture commence par nous laisser sans voir, c’est-à-dire incapables de parler – est tout entier consacré à la Vierge et à l’enfance du Christ. Sa toile la plus originale est sans l’ombre d’un doute Le massacre des Innocents, peint entre 1582 et 1587. Traditionnellement, cet épisode, que l’on ne trouve que dans l’Évangile de Matthieu, est pour les peintres un prétexte à des exercices de raccourcis virtuoses et d’entrelacements sauvages de corps suppliciés. Alerté par ses mages de la naissance du futur roi des Juifs, le tyran Hérode commande l’assassinat de tous les enfants mâles de moins de deux ans dans le territoire de Bethléem. Comme on pouvait s’y attendre, Robusti en fait quelque chose de tout à fait magistral. Et il le fait en suivant deux chemins contraires, l’un du côté de Guermantes et l’autre – si j’ose dire – de Méséglise.
Lemme premier. Le premier de ces chemins longe l’une des perspectives les plus encaissées et les plus creusées de l’histoire de lapeinture. Celle-ci est accentuée par le travail sur le chiaroscuro et par le rétrécissement de murs et de remparts paraissant (ce n’est qu’un effet induit de l’image sur le spectateur) écraser, concasser, piler, aplatir les corps sur le principe du mécanisme hydraulique de nos compacteurs de déchets (nous avons rencontré un travail de l’image similaire – mais par les bords du tableau – dans le Saint Georges et le dragon). Dans cette toile, où le massacre se fait étonnamment sans armes et sans le moindre saignement, on ne meurt que par étouffement, par suffocation. Rien d’étonnant à ce que la figure de la mère enserrant son enfant pour le protéger – au point de risquer de l’étouffer elle-même : autre contradiction dynamique – se répète à volonté. Ce qui étrangle et asphyxie les enfants de Bethléem n’est rien autre que le broyeur du tableau. Aucun enfant n’en pourra réchapper.
Pas même nous.
Un premier paradoxe s’impose : non seulement on a rarement vu perspective plus étirée – le modèle en est ouvertement celle de Daniele da Volterra pour le même sujet en 1557 –, mais encore tout l’espace est partout compressé. La pyramide visuelle complexe des portiques, des terrasses et des cours organise une topographie reproduisant de toute parts la même brutalité où les êtres humains sont traités non comme des sujets (à élire) mais des rejets (à éliminer). C’est tout comme d’un sac-poubelle qui aurait crevé en se vidant devant vous. L’espace n’est plus différencié en parties hétérogènes. Nous sommes devant la réduction de l’étendue à l’essence de l’espace comme forme de l’intuition pure de l’homogénéité. Où que nous posons les yeux, nous tombons sur une dépouille. Traduisez : sur une représentation du corps humain. La chose du corps humain. Notre regard est dépouillé du divers et de la différence. C’est partout pareil : n’importe quel point de l’espace en vaut n’importe quel autre. C’est là la définition géométrique du cercle (ou de la sphère). UN TABLEAU EST UN CERCLE. Le Tintoret ne fait pas que mettre en œuvre dans l’espace illusionniste, comme nous avons pu le constater ailleurs, des opérations figuratives que nous appellerions aujourd’hui « topologiques », non métriques, non angulaires, mais le tableau est, dans le monde, un objet (pré)topologique : un rectangle est un cercle. La raison mathématique en est – ironie de la chose pour qui n’a pas totalement oublié nos péripéties antérieures – que ni l’un ni l’autre n’ont de trou : on peut passer de l’un à l’autre par une transformation continue sans pratiquer d’arrachage (on parle d’objets « homéomorphes »).
Lemme second. Le massacre des Innocents est le premier tableau de l’histoire de lapeinture où l’on tombe à ce point sur des choses peintes. Et ce, là encore et a contrario, d’autant plus que Le Tintoret, comme à son habitude, aime à peindre le moins possible, à laisser voir la trame de la toile, à troquer la perfection de la forme contre des coups de pinceau nerveux et inquiets au service d’une vision intranquille de l’anthropos comme ectoplasme de lui-même. Imago – d’abord en poésie latine le spectre, l’ombre des morts. Ectoplasme ? Ce qui est façonné (plasma) en direction de l’extérieur (ecto). En direction de l’autre côté. Lapeinture fait revenance de l’Homme comme être tourné pour l’autre côté.
On n’aura pas manqué d’observer que tous les personnages placés aux quatre coins essaient de se dépêtrer du piège de la toile. En haut à gauche, des mères – qui se souviennent de Raphaël et dont Delacroix se souviendra – tentent de fuir en attirant à elles ou en emportant leur enfant. En bas à gauche, un tas de cadavres s’écroule et menace de verser dans l’espace du spectateur. En haut à droite, un groupe s’évade dans le lointain en échappant à des soldats par une direction qui les conduira hors du cadre. En bas à droite, un autre soldat s’extirpe d’une masse de corps en tournant le sien dans la direction opposée à l’action principale (qu’il regarde par le contrapposto), comme s’il voulait s’extirper de l’étreinte de ses victimes en faisant le tour de l’image. UN TABLEAU N’A PAS DE CENTRE. Ces coins étirent simultanément et uniformément le rectangle pour en faire un cercle.
Proposition. Robusti représente la vulnérabilité humaine comme être-pour-la-chose. C’est là le sommet indépassable de l’anthropologie du Tintoret et peut-être de toute l’histoire de lapeinture. Telle est la définition picturale de l’être humain dont Le Tintoret assène la leçon en plein cœur de la Renaissance humaniste. Qu’est-ce que l’Homme ? Un destin vers la Chose (le cadavre). Peintre de la Contre-Réforme, Le Tintoret a aussi été le grand représentant visuel d’un contre-humanisme. Oubliez la dignité, la grandeur, la morale, la pensée, et toutes ces calembredaines ! C’est là « l’innocence » sur nous qu’il nous faut « massacrer ». L’Homme est la non-chose qui peint en direction de la chose.
Cette vision de l’humanité passe par deux énoncés inattendus sur le statut réel d’un tableau : un tableau est un cercle ; un tableau n’a pas de centre. Il ne faut pas hésiter à révoquer toutes les imputations orthonormées et perpendiculaires (rationnelles, symboliques, idéologiques) de la perspective géométrique où un rectangle n’est pas un cercle ; où un cercle possède un centre. L’humanité n’est pas ici. Ici est un lieu maudit pour l’Homme. Mais – nous l’avons vu – pas pour la peinture. L’humanité est ici pour-l’autre-côté. Elle est l’autre côté de l’autre côté. Lorsque Le Tintoret reste ici, à Venise, il dit : je vais le plus loin qu’il est possible d’aller puisque je vais de l’autre de l’autre côté. Jamais Titien n’a parcouru ne serait-ce que le quart de ce chemin.
La topologie du tableau permet de tenir un discours sur l’Homme car elle prend pied sur un sol théologique. Il faut le redire : on ne comprend rien au Tintoret si l’on ne l’aborde pas comme un théologien de premier rang, et peut-être le dernier grand théologien de ce moment unique dans l’histoire de l’humanité qu’a été la rationalité théologique chrétienne, laquelle est née avec les Pères de l’Église et a culminé dans la scolastique médiévale. Si Dieu, comme le veut une fameuse formule chère au Moyen Âge (Alain de Lille, saint Bonaventure, Nicolas de Cues) et que la Renaissance n’a pas tout à fait oubliée, est « la sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part [cujus centrum ubique, circumferentia nusquam] », alors l’Homme, nous montre Le Tintoret, l’Homme, plongé dans le vice et le mal, l’Homme ad imaginem et similitudinem Dei est une image inversée, une image-miroir (c’est le piège vénitien dont nous ne pouvons pas nous extraire…), de Dieu. La sphère sensible dont le centre n’est nulle part et la circonférence partout.