Être, c’est se raconter
Stève Wilifrid Mounguengui est en résidence au lycée J.-P.-Timbaud (Aubervilliers, 93).
Son prochain roman met en scène le retour d’un homme dans son pays d’origine afin d’honorer la mémoire de sa mère morte, et sa tentative, à travers ce voyage à la fois physique et intérieur, de renouer avec une part de son identité.
La notion d’identité tient une place centrale dans la vie de tout individu. Nous sommes tous situés car nous parlons d’un sol qui, d’une manière ou d’une autre, participe à la configuration de notre rapport au monde. La famille, l’école, la société, la religion sont à ce titre des foncteurs de l’identité, de la mienne, comme celle de chacun. Cette identité fonctionne comme une sorte de cartographie à partir de laquelle chacun opère des choix dans la vie, oriente ses actions et construit une conception du monde et de la vie. Sans identité, on n’est rien. Le penseur canadien Charles Taylor, le montre très bien dans sa réflexion. Il me semble que c’est une question qui traverse le corps social tout entier aujourd’hui, provoquant parfois des raidissements et des phénomènes d’exclusion chez ceux qui estiment que leur identité est désormais en péril du fait de la présence des étrangers sur leur sol. C’est donc naturellement que cette question de l’identité traverse mon travail d’écriture. Vivant en exil, loin de mon pays, l’interrogation sur l’identité est une constante pour essayer de se façonner une existence. Qui suis-je, moi étranger dans un pays étranger ? Suis-je celui qui est arrivé il y a plus de vingt ans ou un autre ?
Je développe ce thème dans l’essentiel de mon écriture poétique. Je lui consacre un recueil entier, L’Autre rivage de la nuit, paru aux éditions Unicité en 2022. En 2023, je suis passé par le récit de soi, dans Tu as fait de moi celui qui enjambe le monde, paru aux éditions du Mauconduit. Être, c’est se raconter, parce que le récit actualise en permanence notre situation dans le temps et dans le monde. J’ai écrit pour me situer, me réapproprier le récit de cette vie à la frontière. Vivre loin de son pays, c’est “habiter la frontière” selon l’expression de Léonora Miano. C’est être vulnérable aussi. Écrire, ou ce qui revient au même, raconter, permet de constituer une mémoire, de conjurer l’oubli et peut-être d’envisager un horizon d’attente. Je partage la pensée de Paul Ricœur. J’écris pour exister.
Pensez-vous que la question du Je et de l’Autre est particulièrement vive pour notre époque ? Par exemple, la question du Je présent et du Je passé ?
La langue, l’écriture peuvent-elles permettre de dépasser les tensions entre le besoin de forger et reconnaître sa propre identité, et la nécessité et l’enjeu de vivre ensemble ?
Il y a plus de trente ans un penseur américain, Fukuyama, pensait qu’on était à la fin de l’Histoire, que le monde entier entrait dans l’âge libéral, que l’occidentalisation du monde s’achevait en étendant partout dans le monde les valeurs que sont la démocratie et le libéralisme économique. Un autre penseur, Huntington, contredisait cette thèse, car il lisait çà et là dans le monde, des réactions au modèle occidental et l’affirmation d’identités particulières. Il a thématisé une idée très effrayante à l’époque : le choc des civilisations. J’ai l’impression, aujourd’hui, que ce choc traverse l’intérieur des États dits “démocratiques”. En France, j’ai l’impression que cette question prend une ampleur telle que Je et l’Autre sont sans cesse renvoyés à un jeu oppositionnel pour ne pas dire conflictuel. En cela d’ailleurs, les politiques ne sont pas aidants, tant leurs discours et les lois qu’ils proposent consacrent le soupçon d’un Autre assisté, d’un Autre dangereux, d’un Autre irrémédiablement différent et opposé à soi-même. Tout cela, sur fond d’enjeux historiques et sociétaux fondamentaux qui demandent à être débattus pour construire une mémoire en commun.
En conséquence, je ne crois pas que la langue fasse quelque chose par elle-même. Elle a toujours été là, et pourtant, en tant qu’espèce nous nous massacrons allègrement. N’en déplaise à Habermas. C’est un outil, un véritable champ des possibles. Comme telle, elle peut permettre la discussion, libérer nos énergies utopiques. Or, à y voir de près, l’éthique de la discussion nécessaire pour construire des formes de solidarité n’est pas observée. Personne n’est à l’écoute du récit ou de l’argument de l’Autre, personne ne pense à partir du point de vue de Sirius. Chacun est plutôt persuadé de détenir le point de vue de Dieu en s’arc-boutant sur la chimère d’identités pures imperméables au temps et à l’histoire. Comment, dans de telles conditions, recouper les regards, les sensibilités, les expériences pour parvenir à un consensus qui permette ce vivre ensemble dans des institutions justes ? Sur ces questions-là, les philosophes eux-mêmes, les journalistes, en un mot les clercs de la République s’enferment dans des dogmes. La tâche la plus difficile de notre temps est de faire de la langue un espace d’écoute et d’empathie pour permettre la rencontre entre Je et l’Autre.
Que vous permet la résidence pour poursuivre votre projet d’écriture ? Quelles rencontres, réflexions, approfondissements ?
La résidence me permet de dégager un temps, un temps à soi comme Woolf parle d’une chambre à soi. En tant que salarié, j’ai un agenda très chargé, car je suis formateur en médiation sociale. Je passe toutes mes journées debout avec un public, à animer des situations pédagogiques. Je suis également formateur nomade, car ma profession m’amène toutes les semaines dans des régions différentes de la France. Il m’est difficile d’écrire un roman dans ces conditions. Ma vie est une course effrénée, constamment entre deux trains. Je réussis à écrire sur certains trajets, mais j’ai besoin de temps long pour approfondir et gagner en automatisme. La résidence m’offre une oasis temporelle, un temps à moi pour ralentir et poser sur des feuillets, les idées qui me traversent l’esprit, les développer davantage.
De plus, je suis en résidence dans un lycée professionnel d’Aubervilliers (Jean-Pierre-Timbaud), au contact d’élèves de toutes origines. Certains d’entre eux ont des parcours de vie plus riches que le mien car ils ont vécu des expériences que l’on ne souhaite à personne. Beaucoup viennent des quartiers relégués. Cela me rend attentif au soin que l’on doit avoir comme adulte à l’endroit de la jeunesse. En tant qu’éducateurs, au sens large de ceux qui préparent les enfants à entrer dans le monde, on doit avoir en tête de faire en sorte que cet âge soit, pour ces jeunes, celui de tous les rêves et de tous les possibles. En tant qu’adulte, on peut jouer le rôle d’un tuteur de résilience dans un parcours scolaire ou dans un parcours de vie. Je suis très content de travailler avec les élèves car j’ai longtemps accompagné ce public scolaire. J’ai travaillé à la réussite éducative et j’ai coordonné des dispositifs d’accueil pour des collégiens en difficultés scolaires. C’est une sorte de retour aux sources pour moi.
Enfin, la résidence me permet d’assister à des événements littéraires et de me rendre disponible pour parler de mes différents livres. En temps ordinaire, il m’est difficile de répondre à des sollicitations par des médiathèques et des lycées par exemple car mon agenda de salarié ne me laisse pas beaucoup d’espace. Aller à la rencontre des lecteurs et lectrices permet d’avoir des échos sur son travail d’écriture. Si le temps de l’écriture est solipsiste, il est vital pour celui qui écrit de sortir de sa monade pour aller à la rencontre de l’autre pour comprendre quels échos se font jour dans la réception.
Comment se passent les ateliers d’écriture à ce sujet ? Que signifie « Du côté de chez oim » ?
J’interviens dans un lycée professionnel, les élèves n’ont pas forcément une appétence pour la littérature et encore moins pour l’écriture. Certains ont même des difficultés avec la langue. Ecrire revient à s’exposer devant ses pairs, afficher sa fragilité surtout quand la thématique implique sa propre vie. Pourtant, ils sont impliqués. Certains manifestent même de l’enthousiasme. Avec certaines classes, nous sommes allés arpenter la ville, le long du canal Saint-Denis avec l’idée d’écrire cette expérience. C’est une manière d’amener les élèves à poser un regard réflexif sur leur environnement. La semaine dernière, avant les vacances, nous avons fait les premières lectures partagées avec la classe qui a le plus avancé. C’est une source de satisfaction de voir la progression des élèves dans le processus d’écriture de la ville.
Du côté de chez oim signifie Du côté de chez moi, tout simplement un clin d’œil au titre de Proust, Du côté de chez Swann. L’idée est d’inviter les jeunes à écrire à partir d’eux-mêmes, de leur vie et de leur ville.