Exil et liberté
Elitza Gueorguieva est en résidence à l’INALCO (Paris 13). Son projet d’écriture est inspiré d’une expérience réelle, son entretien de naturalisation traitée de manière poétique et décalée, sous forme d’un récit fragmentaire.
Quelle place la notion d’identité a-t-elle dans votre travail ? Comment l’abordez-vous d’un point de vue littéraire ? Sous quelles formes ?
Plus le temps passe, moins je comprends et j’utilise ce terme d’« identité ». C’est comme si en avançant dans la quête de soi, ce mot-là me devenait étranger. Probablement parce qu’il ne m’appartient pas, trop récupéré et souillé par des idéologies dangereuses et opposées à tout ce à quoi j’aspire. Peut-être aussi est-ce dû à son caractère passif, figé, comme si on était une seule chose à la fois, et pour toujours. À l’ère où l’on prône la fluidité, je m’applique à explorer ces dynamiques-là, de transformation, de mouvement permanent du monde.
Dans mon premier film, Chaque mur est une porte, c’est la naissance de la parole et son jaillissement dans un monde de silence qui est au cœur du récit, ainsi que la recherche de cette liberté tant attendue, tant rêvée pendant 45 ans de régime totalitaire [en Bulgarie] ; puis le désenchantement qui advient, lorsqu’on réalise qu’on ne l’atteindra jamais. Ce même point de vue est présent dans mon premier roman, Les cosmonautes ne font que passer. L’enjeu le plus fort pour moi était l’exploration de cet espace ténu où le politique entre dans la vie d’un enfant qui le déchiffre à partir des traces visibles dans sa ville : les statues communistes qu’on enlève avec des hélicoptères, les rues qui se dégradent, les magasins de nourriture qui se vident avant de devenir des banques étrangères… Dans mon dernier roman, Odyssée des filles de l’Est, une jeune étudiante cherche à comprendre qui sont ces fameuses « filles de l’Est » à qui elle est sans cesse comparée : sont-elles déesses ou guerrières ? Ainsi, en empruntant un ton faussement naïf, c’est de la recherche d’une liberté dont il est question à nouveau, recherche qui passe précisément par l’émancipation des identités auxquelles on nous assigne.
Pensez-vous que la question du Je et de l’Autre est particulièrement vive pour notre époque ?
Ma formation de documentariste m’a amenée à aborder la question de cette manière-là en effet. À la fois, dans ce genre de cinéma d’auteur, on s’intéresse et on explore l’Autre, mais toujours en lien avec ce qui nous traverse intimement, en tant qu’auteur. Pourquoi je filme telle ou telle personne ? Comment la relation entre nous est perceptible dans le film ? Depuis quel point de vue je raconte son histoire ? Le préciser est pour moi avant tout une affaire d’éthique. Voilà pourquoi cette question est formulée de manière explicite dans Odyssée des filles de l’Est, lorsque l’étudiante apprentie en cinéma « débarque » dans un terrain vague où des personnes étrangères se prostituent, abandonnées, isolées. Finalement, elle n’allume pas sa caméra, car elle a besoin d’abord de comprendre ces personnes et comment elles voient cet endroit. Cette question du regard, et de la relation à l’autre, est au cœur de mes travaux. Dans mon deuxième film, Notre endroit silencieux, c’est précisément la relation entre moi en tant que filmeuse, et Aliona Gloukhova, autrice biélorusse d’expression française que je filme, qui structure le récit. Sans cette rencontre entre nous, je n’aurais même pas eu l’idée de faire le film.
Que vous permet la résidence pour poursuivre votre projet d’écriture ? Quelles rencontres, observations, réflexions ?
Comment se passent les ateliers d’écriture à ce sujet ?
J’ai eu la chance d’animer des ateliers à l’Inalco, une université où c’est la passion des langues qui unit les étudiant.es. Ainsi cela a permis de repenser le thème du plurilinguisme, et plus largement, de l’exil qui traverse la plupart de mes projets artistiques, mais cette fois dans une forme d’échange choral. Comment faire de la contrainte de la langue étrangère une force ? Comment cultiver l’étrangeté au lieu de la lisser ? Comment maîtriser nos failles pour amplifier cette inquiétante étrangeté ? C’est avec ces questions que nous avons navigué dans nos plurilinguismes. Au fil des semaines, les étudiant.es prenaient de l’élan, se libéraient des formes apprises et réenvisageaient leurs décalages linguistiques comme des îlots d’imagination possibles. Le fait d’organiser des rencontres littéraires en parallèle avec des autrices d’expression étrangère nous a permis d’observer la création littéraire plurilingue dans le monde du livre contemporain. Nous prévoyons une restitution à la Maison de la Poésie en juin qui serait l’occasion de retrouver ces écrits mais cette fois sur scène, et de faire entendre ainsi toutes ces différentes langues qui composent les travaux issus de l’atelier.