Félicia Mariani | Morceau de silence
Marcher sur la neige du silence. Ça fait des petits craquements doux.
L’auteur évoque le "langage vrai", tel que le concevait Walter Benjamin, quand il se marie à la vérité et fait "corps avec elle" comme une "étreinte de la vie et de la mort" : un miracle, selon Pascal Gibourg, qui "pourrait être la définition de la littérature".
On touche, tout au long de la lecture de ces 40 chapitres, à des zones essentielles, profondes et fragiles : au cœur de la langue, la nature du silence traversé par l’amour, l’amitié, l’art, la traduction, le secret, le deuil.
Le silence semble s’inscrire dans le corps, par les sens. Sensuel silence.
Entre l’essai et la poésie.
"Que la langue de chacun se manifeste d’abord à ses propres sens, comme la découverte émerveillée d’un domaine inconnu", souhaite l’auteur.
Temps et silence mijotent dans une même marmite intérieure :
« Il y a une exaspération du temps qui régulièrement se traduit par des explosions. »
Pascal Gibourg convoque de nombreux auteurs, tisse des liens entre eux, nous met au centre de l’acte de lire, et reproduit en somme, par l’écriture, ce qui se passe en nous pendant la lecture : ces ricochets entre d’autres auteurs déjà lus, qui ont un effet différent sur nous à la lecture d’un nouvel auteur, et qui s’inscrivent en cercles concentriques dans la conscience.
Ainsi, à propos d’Agamben, sur le caractère existentiel, ontologique du langage :
« Selon lui, il n’y a rien que le langage ne puisse saisir parce que sa fonction principale n’est pas de désigner mais d’appeler ou de révéler. »
Soulever le tapis du langage pour révéler ce qui ne se voit pas, ce qui n’est pas dit.
Ce que le silence du langage révèle en creux.
"Henri Michaux, qui ne goûtait guère les analyses littéraires, a émis l’hypothèse selon laquelle il pourrait être plus intéressant de se mettre en chasse des mots tus plutôt que de dénombrer les occurrences des mots écrits."
L’auteur souligne l’incroyable paradoxe du silence, qui peut être toujours présent au cœur même du langage, à même la discussion :
« Nous parlions avant de parler, et nous continuons à nous taire tout en parlant. Plus exactement, la chose dont nous parlons continue de se taire quand bien même nous ne cesserions de la couvrir de mots… »
Le deuil, ce silence absolu, est abordé délicatement, poétiquement. Peut être comme une forme de consolation.
"La disparition d’autrui ouvre un abîme qu’on ne pourra jamais combler".
Puis, ce tutoiement inopiné, comme une consolation, un appel à la vie :
"Écoute. On dirait un chant. Tu entends ?"
Après l’origine de la langue française et le serment de Strasbourg des deux frères dont les prénoms sont des anagrammes, l’auteur passe à autre chose avec "les enfants de la nuit". Transition rapide, sans chichis, droit au but, au centre d’un conte, aux confins du rêve : "Autre décor. Un homme vit seul dans une maison en ruine perdue dans la montagne". Voilà, en une phrase, on y est, avec cet homme, dans la montagne, en tournant la page.
« Puis l’homme distingue des enfants en blouse noire portant des cartables sortir et disparaître dans la nuit sans se parler. C’est l’école des enfants morts que personne n’attend. »
Avec cette image forte, l’auteur nous guide jusqu’à une "étreinte de la vie et de la mort", à travers le langage. Chaque mot se glisse à sa place et en pousse d’autres, lentement et précisément, jusqu’à ce que le lecteur entende ce petit "clic" du sens qui prend place sur le petit siège rouge du théâtre intérieur.
L’auteur nous prévient, nous met en garde, balise le chemin :
"Ici nous touchons à l’un des points les plus délicats de notre réflexion" (le "passage")
L’auteur nous accompagne sur le chemin du langage, déroule sa pensée lentement, pour s’assurer que tout est clair pour le lecteur : on a aussi l’impression que cet accompagnement précautionneux l’aide aussi à comprendre sa propre écriture.
"En d’autres termes, il existe une communication silencieuse au fondement du langage qui ne cesse de se déployer à mesure que l’on nomme ce qui nous émeut."
Ces Notes silencieuses prennent la forme d’une enquête : l’auteur interroge ce qui se passe en nous, dans l’intimité des perceptions et de la conscience, il questionne, tourne autour du langage, fait des hypothèses. Ainsi, à propos du sentiment de la beauté :" Le plus probable est même qu’il y ait une communication en soi du sentiment, en laquelle s’origine l’expression."
Pascal Gibourg convoque Eckhart et sa notion de " l’homme le plus intérieur".
D’après le théologien Eckhart, "Nous aimons les choses parce que nous les faisons ou les recréons en nous".
L’auteur procède par interrogations successives :
"Et si rien ne nous émeut plus qu’un visage, n’est-ce pas précisément pour la raison qu’en lui se résume ce mystère du passage entre un dedans et un dehors, entre une puissance de voir et l’énigme d’être vu, le fait de dire et celui de se taire, dans le même temps ? "
Pascal Gibourg tourne sans cesse autour du mystère des êtres doués de langage, un mystère d’autant plus grand qu’il passe inaperçu.
"Sans cesse le miracle de disparaître et de renaître a lieu, ceci est si commun qu’on ne le remarque pas plus qu’un clignement de paupière."
Pascal Gibourg se promène à travers les livres et nous emmène avec lui : il cite Eric Vuillard évoquant Wilson Bentley, qui photographiait les flocons de neige.
L’auteur détisse les liens étroits entre la neige et le silence, l’évanescence des mots et l’impermanence de la neige :
"Quoi de plus fragile et de plus difficile à observer que la forme d’un flocon de neige ? À peine échu dans la paume de la main, aussitôt évanoui."
Cette promenade poétique, à travers la conscience et le silence, nous invite régulièrement à cesser notre lecture pour écouter la neige tomber doucement en nous.
"La vie même, je ne sais pas ce que c’est, un surgissement violent, un tremblement ou un élan."
Pascal Gibourg, tout au long de ses 40 tableaux de pensée (je ne sais pas trop comment les nommer) nous fait ressentir le changement, le déplacement qu’il veut créer dans son écriture, pour exprimer" la vie même", l’exprimer comme on exprime le jus d’un citron, en tournant et pressant les mots en continu, pour que la littérature ne soit plus "cousue au silence", mais qu’elle craque un peu sur les côtés.
Au chapitre Voir Méduse, l’auteur nous donne sa lecture de La maladie de la mort de Marguerite Duras.
Il nous donne clairement et franchement son avis :"Je suis d’accord. Ne pas pouvoir ou ne pas savoir dire est bien une maladie".
Tout de suite après, il ajoute que la faim de dire est aussi une maladie.
Le titre Voir Méduse, nous renvoie à notre sidération de lecteur, nos interrogations silencieuses.
Le cheminement de l’auteur à travers ses lectures indique le pouvoir immense de la lecture et de la littérature. Sa lecture devient un miroir pour la nôtre : ai-je bien compris ce livre de Duras ? Pourquoi est-il si important pour l’auteur et a-t-il si peu d’impact sur moi ?
Cette interrogation de tout lecteur souffle toute la force de la lecture, manifeste ce qu’elle déplace en nous.
Une interrogation qui souhaite aussi un destinataire, un autre, une altérité :
L’auteur cite Pessoa qui cite Goya :"Quand je vois le beau, j’aimerais être deux". Ce kaléidoscope de citations qui s’éclairent les unes les autres illustre bien les opérations et réflexions à l’œuvre pendant la lecture.
Pour Quignard, "Le livre est un morceau de silence dans les mains du lecteur" (La haine de la musique).
Pourtant, il bruit en nous, déplace des respirations, des lumières intérieures, des contractions ou serrements de gorge. Dans les Notes silencieuses de Pascal Gibourg, ce morceau de silence, en nous traversant, libère lentement son principe actif : celui de la littérature.