Fini mère, de Gérard Haller
ça a commencé déjà. Vous regardez : ça maintenant devant vous qui vous regarde. Vous attendait on dirait. Mais non. C’est là c’est tout. Ça prend son temps. Ça fait devant vous maintenant son travail de tuer c’est tout
je suis là vous dites [1]
Vous venez de lire les premiers mots du dernier livre de Gérard Haller, Fini mère [2].
Vous êtes entré(e) dans le livre par ce fragment de prose, inachevé, et comme prélevé à la masse noire d’un drame dont le titre – malgré sa syntaxe asphyxiée – n’abrège pas l’effroi.
Une mère meurt.
Ce sont des choses qui se vivent dans le noir, l’entre-deux, le très privé.
Pourtant vous entrez, et vous dites :
Je suis là vous dites, et dans ce vacillement de personnes vous y êtes aussi, lecteur, puisque lui vous convie à ce partage-là.
c’est le soir. C’est dans la chambre devant la forêt ici où elle regarde le noir maintenant venir [3]
Et souffle à souffle un homme est là qui dit « vous », qui regarde sa mère mourir, et lui parle.
Il y a peu de mots. Ce sont les mots essentiels d’une présence, d’un regard, d’un souvenir. Ce sont des mots de bord de lit, à front baissé, venus très bas, de très loin, l’enfance même. Ce sont parfois les mots d’une langue autre, langue mère : les mots Garten et Licht, les mots Nacht, Angst, répétés.
Il y a en ce lieu à lutter contre l’asphyxie, contre l’effroi, contre le noir qui vient, dedans, dehors.
ça a commencé déjà. Vous vous approchez. Viens. Mourir elle dit je vais mourir viens. C’est là dans ses yeux déjà dans la lumière dedans voilée. Cendre déjà. Morte. Iris bleu avant étoilé immense immense nuit maintenant morte qui vous regarde. Viens. Vous gardait avant. Ô mère. Ciel alors sans fin qui vous abritait. Vous portait. Tu me portais vous dites c’est pour ça. Tu étais le visage pour moi de la lumière. Vous lui dites maintenant. Tu étais mon corps manquant. C’était pour ça les cris. Pour faire ton visage dans le noir venir [4]
Non pas thrène, donc, puisqu’elle est là, pour toujours mourante, présente et accompagnée dans les mots du livre. Dans la force de continuer, passante et messagère, confiant alors celui qui reste à la vie du langage :
vous pleurez. Il ne faut pas elle dit c’était beau c’était beau etc.
[dehors le ciel tombe]
c’est pour toi maintenant les mots pour sauver la vie [5]
Un double dispositif anime le livre : les textes où Vous et Elle sont là, dans le présent d’un mourir à peupler de mots, d’images, de souvenirs, alternent avec des séquences composées dans un corps plus petit et contenues entre des crochets. Mystérieuses séquences, qui d’abord se détachent à la manière de didascalies et ouvrent sur la scène d’un autre dedans : Je et tu, fils et mère, ils sont là, comme dans le secret d’une parole murmurée, à l’intérieur d’une phrase matricielle, impossible.
oh mère vous dites.
[dehors le ciel tombe]
mère / mère / mère etc. [6]
Et c’est tout ce ciel qui tombe - tout ce ciel renversé en tombe, à ouvrir, à déplier, et explorer dans le livre.
Dans l’apparent déséquilibre d’une phrase syncopée, l’écriture de Gérard Haller accueille et lie, dans une étonnante tension, sécheresse et lyrisme, cri et étouffement. Les interjections portent la plainte d’un langage coupé, heurté à ce qui le défie :
plus de visage / rien / plus ton visage devant moi pour ressembler / personne / ni yeux ni larmes / larmes même plus pour nous mêler / oh mère / comment regarder / trou au lieu de mère et vers etc. et rien / larmes pour rien après
oh / et les baisers / comment je pourrai / les baisers sur tes yeux pour les fermer [7]
Oh / hoquets d’une douleur stupéfiée, mais qui ne renonce pas à se dire, se dénouer. Éblouissement : la phrase reprend force et revient de ce qui ne l’a pas brisée. Quelque chose sans fin se relance, s’annonce, qu’on pourra dire d’amour et de lien ici :
visage de mon visage avant / ô toi / dou vous murmurez dans sa langue o dou dou dou / bouche là-bas des mots doux oui et lèvres à baisers / oh / pour moi vous dites / joues de rose pour les baisers de moi / oh douceur douceur / sourire oui si doux dans tes yeux là-bas grands ouverts pour moi sur la nuit [8]
Si l’écriture de Gérard Haller nous touche tant, c’est peut-être d’accueillir à ce point en elle le cri, l’appel, et ce en quoi la douleur nous mène à l’extrême bord du langage, mais aussi de nous donner à lire ici la vie vécue dans l’amour avec celle qui s’en va mourant, non pas abandon mais accompagnement – et pour chacun ici invité à y faire face : témoin vivant, nécessaire.
vous pleurez. Il ne faut pas elle dit tu es là tu es là c’est pour toi maintenant les mots pour multiplier la vie [9]
Sereine Berlottier
Fini mère est publié aux éditions Galilée (février 2007).
Gérard Haller a également publié Météroriques (Seghers, 2001), all/ein (Galilée, 2003) et Commun des mortels (Galilée, 2004).
On a évoqué ses précédents livres, sur remue.net, ici et là.