font 5 de E.E. Cummings, par Bruno Fern
font 5 de E.E. Cummings, traduction et postface de Jacques Demarcq, éditions NOUS, mars 2011, 143 pages, 18 €.
Lire l’article sur L’Énorme Chambrée, un récit de Cummings.
Le livre est résolument placé sous le signe du 5 de multiples façons : cinquième publié par Cummings, au titre excédant ce que 2 fois 2 sont logiquement censés faire (in French) et être (en anglais) [2], composé en cinq parties dont la première commence par cinq SONNETS– RÉALITÉS sur des prostituées et la dernière compte également cinq sonnets, eux consacrés à la femme aimée (et perdue), Elaine Orr. On peut y distinguer quelques dominantes thématiques (ou plutôt : existentielles) telles que :
* l’amour :
(Tant que toi et moi aurons lèvres et voix
pour s’embrasser et entonner des chants
qu’importe qu’un fils de pute à l’esprit étroit
invente un instrument pour mesurer le Printemps ?
chaque rêve nascitur, n’est pas fabriqué…)
alors au Diable ceci:et l’autre ;cela,
puisque la chose sans doute est
de manger des fleurs et ne craindre pas.
* la mort (dont la présence est exacerbée par la Première Guerre mondiale à laquelle Cummings a participé en tant qu’ambulancier dans l’armée américaine) :
c’est drôlement
drôle comme ça explose dans
ta drôle de tête quand de
drôles d’obus se mettent à tomber drôlement vite
tu entends leurs rrrmp et
puis deplusenplusprèsprèsPRÈS
et avant que
tu puisses
!
t’ex-
istes
PLUS
* la critique souvent férocement comique des gens de pouvoir (rupins et politiciens) et du mode de vie américain de l’époque, tout rapprochement avec des faits actuels n’étant pas interdit :
rentrée des chambres fermez
les guillemets le microscopique Président pithécoïde
dans sa redingote
neuve(se hissant tout
en haut de la tribune danse follement
&&)&
papote de la Paixpaixpaix(puis
descend dégringolamment
au milieu d’un tonnerre d’applaudissements anthropoïdes)conclue
* la réflexion sur l’écriture, lucidement vécue comme aussi vitale qu’insuffisante (« si mes chants laissent filer / la très habile étrangeté de vos sourires / de vos cheveux le pénétrant silence premier »).
Au final, on trouvera donc ici un peu de tout, faisant ainsi écho à la profusion hétérogène du dit réel – mais rien que du meilleur, pesé à la syllabe près. L’ensemble est tonique, à la fois savant et populaire, grave et léger, l’essentiel pour Cummings étant de jubiler tous azimuts, y compris, bien entendu, à travers son usage atypique des mots, puisqu’il ne peut que constater « la blonde absence de tout programme / hormis vivre enfin et toujours vivre et d’abord ».
[1] Notons cependant que la sacralisation de l’inverse existe aussi, celle de la matière soi-disant brute / pure / nue (faites vos jeux) dont la logorrhée à fort taux de répétitions est censée constituer l’un des spécimens les plus répandus.
[2] L’oscillation entre ces deux verbes est évidemment centrale : dans son avant-propos, Cummings, conformément à l’étymologie, écrit : « Si un poète est quelqu’un, il est celui à qui les choses importent peu – quelqu’un qui est obsédé par le Faire », ce faire-là (plus que les règles de l’arithmétique) permettant d’être, malgré tout – entre autres exemples, l’échec amoureux et la Grande Boucherie de 14-18 ; d’ailleurs, en 1952, revenant sur cet avant-propos, Cummings déclarera lors de ses inconférences : « Poetry is being, not doing ».