François Durif | Le moment venu

Pas fermé l’œil de la nuit. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. C’est une phrase de ma grand-mère. Quand je l’entendais la dire, je la croyais sur parole, comme je buvais ses paroles, aimais ses récits, la vivacité de son esprit. Esprit tracassé. Trop de soucis. Ça l’empêchait de dormir. Les dernières années dans sa maison Le Clos fleuri, elle dormait dans le lit du petit salon qui jouxtait la salle àmanger, comme ça, elle était àcôté des toilettes, n’avait pas besoin de dévaler les escaliers pour s’y rendre. Dans sa maison, ça sentait bon. Avec ton frère, c’est pot de fer contre pot de fer, disait-elle àmes sœurs. Oui, nous ferraillions, c’est pour ça que je l’aimais. Sa façon gaie de raconter des histoires tristes.

La nuit dernière, àmon tour d’être remué. Fermé l’œil, mais pas toute la nuit. Réveillé àdeux heures du mat, rendormi une heure plus tard. Un trou dans la nuit. Et deux mauvais rêves. L’un avec Christian : un accident. Et le suivant, récurrent, où je retourne àma table, àL’Autre Rive, appréhende un max que la prochaine famille, ce soit pour moi : le mal au ventre, la peur de ne pas y arriver, l’aveu d’incompétence, l’incompréhension de Raphaë l au moment de ma défection. Je quitte ma place. Encore et encore. Comme si je n’y tenais plus. Je n’y tenais plus, ce qui ne m’empêche pas d’y retourner en rêve.

Cet autre rêve, telle une parabole : assis en surplomb d’un lac ou d’un étang, je surprends un garçon en train de se noyer et cours àson secours, me jette àl’eau et hisse son corps jusqu’au rivage ; peu de temps après, il récidive, et je vais ànouveau àson secours. La scène se répète, jusqu’àce que je sois las et décide de ne pas intervenir. Un jeune homme apparaît alors sur la rive et le sauve àma place. Et sous mes yeux, la figure du noyé et celui de son sauveteur se confondent ; je lui prends la main, tombe profondément amoureux de celui qui vient de sauver ce jeune désespéré. À ses côtés, je ne me sens plus seul. Relié àun seul et tout est repeuplé. Le cercle se referme. Le drame se dénoue. Je suis celui qui cherche àse noyer, je suis celui qui cherche àle sauver, je suis celui qui assiste àla scène sans rien faire.

Il pare sa mort. Il parle sa mort. Il nous parle de sa mort. Depuis combien de temps ? Plus de trente ans. Il nous parle de sa mort comme s’il allait mourir demain. Il nous parle de sa mort comme si elle était, depuis longtemps, le secret qu’il ne cesse d’ébruiter. Il nous parle de sa mort comme si tous ses actes tournoyaient autour de la date incertaine de sa mort. Il nous parle de sa mort comme si c’était sa façon àlui de nous tenir àsa merci. C’est ainsi qu’il nous tient avec la menace de sa propre mort. C’est ainsi qu’il se joue de nous, fait de nous ses jouets. Il nous refile son angoisse de mort. Chacun sa sienne, aurait dit sa mère. J’aimerais bien connaître le nombre de testaments qu’il a rédigés depuis plus trente ans. À certains moments, il a dà» être tenté de nous déshériter. Au sortir de l’enterrement d’un copain, il a dit àma sÅ“ur : Je vous en réserve une bien bonne pour mes obsèques. Ça fait toujours du bien d’entendre ça. Entre-temps, il a enterré nombre de ses copains, ses frère et sÅ“ur ont été incinérés. Comme il n’a cessé de mettre en scène les liens avec les siens, il souhaiterait aussi mettre en scène ses propres obsèques, nous convier àla répétition générale de celles-ci, afin de pouvoir jouir du spectacle, voir nos mines grises et défaites au premier rang. Il a déjàeu le temps de repasser le film de sa vie et d’en peaufiner le récit. Ses affaires sont en ordre. Il en voudrait encore. Finalement, c’est quand j’étais employé de pompes funèbres qu’il m’a foutu la paix. Et encore. Il a tout fait pour que j’arrête d’exercer ce métier. Il m’a commandé sa pierre tombale. Il m’a envoyé en style télégraphique ses dernières volontés, en niant ce que j’avais tenté de lui transmettre de mon expérience dans les pompes funèbres. Depuis, il n’a cessé d’osciller entre crémation et inhumation. Dernièrement, il a tenu àme lire son contrat-obsèques. J’ai hoché la tête. La stricte intimité familiale, dans son cas, je n’y crois pas trop, et au fond, ne la souhaite pas. Cependant, il la réclame, alors qu’une grande part de sa vie a été tournée vers les autres, tout ce qui était susceptible de l’éloigner de la triste intimité familiale qui l’étouffait alors. Est-ce que l’argent sert àcela ? àvouloir tout maîtriser, tout décider, jusqu’àsa mort et au-delà ?

Nombre de personnes qui souscrivent des contrats-obsèques ne font pas confiance àleurs proches pour faire bien les choses. Il y a donc ceux qui préfèrent s’en occuper eux-mêmes, de leur vivant – façon de leur couper l’herbe sous le pied, aux survivants. Ce n’est pas forcément, comme la plupart le prétendent, pour soulager leurs proches du coà»t exorbitant des obsèques. De la part de certains, croyez-moi, c’est plus alambiqué. De leur vivant, ils prennent toutes les décisions, règlent tous les détails, ne laissent aucune initiative àleurs descendants. La première fois que j’ai reçu l’appel d’une dame âgée en vue d’un contrat-obsèques, sa demande m’avait semblé plus que brutale : crémation au Père-Lachaise, hors présence famille, pas de cérémonie, dispersion des cendres au jardin du souvenir, avis d’obsèques trois jours après que celles-ci aient eu lieu. Comme ça, j’emmerde personne, c’est sà»r. Imaginez les dégâts. Un contrat-obsèques a valeur testamentaire. C’est comme ça et pas autrement. Comme si je pouvais tout me permettre. Après moi le déluge. C’est le gel des émotions. Nulle place pour l’émotion, le tremblement, la douleur des autres. Apprenez-moi le néant. Deux dates, un trait. Rien après. Tout le monde dehors. Quand « je  », gonflé de lui-même, aura foutu le camp dehors dedans. Nuée dans le ciel blanc. Combien de temps encore ? Un drôle de rapport àsoi, àl’altérité de sa propre mort. Une tension qui se résorbe en nuée. Une douleur qui se retire àcet endroit, àcet instant. Une clôture qui interdit tout rapport. Tout jeu. Le jeu du deuil. Quand, resté au seuil, j’ai le sentiment qu’ils m’ont volé sa mort. Nulle responsabilité confiée. Il est passé où, le corps ? Oblitéré. Il a été expédié où ? Incinéré. Trainée blanche, indistincte, sur la pelouse du jardin des souvenirs-cendres. Le mort ? Partout, nulle part.

L’homme est un quoi. Question posée àlui-même. La question de la mort n’est pas la question ultime, elle est l’horizon, le toujours possible. Toujours déjàlà. La mort me devance, la mort m’appelle. Làoù je ne suis pas. Elle me désigne où est ma place, ce qui m’attend. Elle est la patience du temps. Elle vient, elle viendra. Le moment venu. Devant elle, me voici nu.

4 décembre 2019
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