Gilles Jallet | A propos des corps caverneux de Laure Gauthier
Comme Walter Benjamin se plaisait à le rappeler, « Mnémosyne (Celle qui se souvient) était, pour les anciens Grecs, la muse du genre épique en général ; elle était le genre épique en totalité. »
Dans Le Narrateur (écrit en1936), il lui oppose un autre élément inspirateur, d’un autre genre : celui de la narration.
« La muse de la narration, écrit-il, serait cette femme infatigable et divine qui nouerait le filet que forment en fin de compte toutes les histoires rassemblées. »
Tel serait le nom de ce filet, les corps caverneux, dans lequel Laure Gauthier a noué sept histoires très différentes les unes des autres, intitulées :
« rodez blues », « les corps cav », « queu paìs (stances à l’adolescence) », « la chambre et l’abeille (ehpad-mélodie) », « une rhapsodie pour qui ? », « la forêt blanche » et « désir de nuages ».
Ces histoires, on ne les appelle pas récits ; elles sont plutôt des poèmes, ou bien des souvenirs disjoints, après que l’unité de leur origine, la mémoire, s’est dissoute dans le déclin de l’épopée.
Toutefois, si Laure Gauthier leur a donné pour dénominateur commun ce titre : les corps caverneux, c’est aussi parce qu’il faut entendre dans chaque histoire, un corps et une caverne ;
une voix caverneuse donc, le contraire de spongieuse (pardon Ponge !), qui s’étend justement de la surface des grottes préhistoriques jusqu’aux grandes surfaces « sans surface » des centres commerciaux.
Une voix qui proteste contre le musée « soulages » à Rodez, mais « rien d’antonin » (du corps d’Antonin Artaud), l’asile devenu introuvable, effacé de la ville, dans une rue qui, par ironie sans doute, s’appelle encore Vieussens (prononcer « vieux sens »).
Il faut lire absolument ce poème magnifique qui ouvre les corps caverneux, « rodez blues », lequel, autant par sa forme déchirée que dans le déchainement de la voix, compose sans nul doute un équivalent, ou son pendant, du poème d’Artaud : Van Gogh le suicidé de la société.
Les poèmes narratifs de Laure Gauthier, dans ce nouveau livre comme dans les précédents, qu’il s’agisse de Marie blanc rouge (2013), La cité dolente (2015), Kaspar de pierre (2017), Je neige (entre les mots Villon) en 2018, sont inséparables d’une critique historique de la violence.
Là où cette violence, non seulement celle de l’état de droit, mais aussi de la société capitaliste, dispose librement de la vie des individus : surconsommation, destruction de matières premières et de l’outil de production, gaspillage et pollution irréversible de la planète, tourisme de masse, déshumanisation de la société, sans même parler des violences à l’intérieur de la société civile :
« quel est cet état / qui laisse faire ça ? » demande Laure Gauthier.
Le cri de Van Gogh, le cri d’Artaud ne ressemblent pas au cri de Cro-Magnon : « il faut arrêter de faire musée / et avancer, avancer » (« une rhapsodie pour qui ? ») Puis, à la dernière page du livre, Laure Gauthier écrit :
« Soudain, parvenue aux confins des cavernes multiples, j’aperçus des aspérités inconnues ; alors, des ouvertures me parlèrent depuis la lumière vers
Bientôt, j’aurai revu la clocharde du monde et elle m’aura dit :
« J’avais vu mourir les musées et »
Comment ne pas reconnaître ici, en un lointain écho de Novalis, les premières lignes du roman Heinrich von Ofterdingen, et du récit de « La fleur bleue » ?
Il y aurait dans le livre de Laure Gauthier, un autre élément inspirateur : une muse qui n’est pas seulement la muse de la narration, mais « la clocharde du monde », quand dégagée de la violence qui l’opprime et d’un territoire hostile, elle atteint à cette poésie unique, laquelle n’est ni de la musique, ni du chant, mais quoi d’autre ?
Par la fenêtre à ciel ouvert
les nuages après la rue, bosselés d’argent
un décochement
une tête qui se liquéfie et Ta voix, le Son
du nuage, Alors je sais
Le nuage est le plus beau leurre
quand il nous regarde,
cramponnés
Le nuage est le plus beau leurre
avec le désir
qui nous regarde,
cramponnés
La grêle et le foie
Le nuage promet un cieL
Et les phrases boursoufflées de retenue, celles qui
sourdent en silence dans l’O
reille, celles qu’on murmure
trop tard après le corps, Parties ou Perdues cherchées
sous l’aisselle O
u le trou de ces mots qui manquent jamais cOmblé, ce trOu
qui effrite la rencontre des cOrps
Les recueillir les amplifier les déformer les litaniser
Gilles Jallet