Groupes 3.1 et 3.2 dit « de l’Aval »
Situation
L’espèce de plaine boisée et défrichée (gérée en somme) des Terres cultes se trouve au-delà d’un fleuve, Senna, qui est lui-même nourri de plusieurs ruisseaux de diverses importances. De l’autre côté du fleuve, la forêt est nettement plus présente, également parce que le relief y est caractérisé de ces vallons. Une vaste dépression de ce type a permis l’implantation de peuplades qui, si elles sont moins tournées vers le commerce (et donc le fleuve, qui permet le commerce avec les grandes cités du nord), n’ont pas moins édifié un vaste centre culturel riche de fonctions de gouvernement : celui-ci étend sa souveraineté à l’ensemble de la forêt dont tous les alentours, en toutes directions, sont couverts. La forêt et le centre politique transparaît dans tous les textes recueillis, auprès de deux groupes distincts, le groupe 5 et le groupe 3 (lui-même scindé en deux sous-groupes distincts : nous n’avons pas d’ailleurs d’explication satisfaisante – familiale, cultuelle, ethnique ? – à cette distinction).
Textes
34. Les fleurs (Keren, Lovely, Tanzil, Enfel)
Mille fleurs différentes et semblables à la fois, mille fleurs sous les bois ou dans les clairières, on nous piétine, broute et cueille, sans savoir qui nous sommes vraiment.
Nous sommes toujours là où on nous cueille broute et piétine, nous sommes toujours au même endroit.
Nous sommes toujours jamais seules.
Nous sommes les fleurs qui n’ont pas besoin d’excellentes conditions météorologiques, un rien nous va.
Nous sommes les fleurs qui ne servent à rien, juste le plaisir de voir et être vu. Autrefois nous étions des enfants heureux. Nous ne savons pas pourquoi et comment nous nous sommes retrouvés en fleurs.
Ce premier fragment concerne les fleurs, êtres végétaux qui sont à la fois identifiés à une entité unique et plurielle : part d’un végétal plus grand (la plante), elles sont aussi un collectif. Ce collectif est anonyme (il n’a pas de nom), sans fonction sinon esthétique.
Par un évènement magique, des enfants (d’humains ? on peut supposer que oui) en sont à l’origine, par le biais d’une métamorphose. À moins que l’on ne doive considérer que les fleurs, organes sexuels des végétaux, associées aux enfants, ne veuillent signifier la génération ? Gardons ces éléments en tête, qui pour l’instant ne nous renseignent que modérément.
37. Complainte de l’arbre (Théodore, Louis, Sarah, Maëlle)
Je n’étais que simple branche, fichée dans le sol. Je surplombe maintenant les autres, aujourd’hui je suis le roi. On ne voit que moi. Je suis plus haut que les autres, et je devrais les couvrir, mais je ne les connais pas. Et si je dépasse de trop, la foudre me coupe la tête. Les fruits, ambassadeurs que j’envoie, me font remonter leur relation.
33. Le chêne (Maxence, Gaspard, Chloé, Zinédine)
Chef de la forêt, entouré de semblables et sujets. Je suis au cœur de la nature, protégé, habillé d’écorce et de feuilles. Mes branches anciennes, mes articulations se font vieilles. Comme un grand roi, je brille sous le soleil, illuminé par le ciel bleu.
Deux fragments concernent d’autres végétaux, cette fois-ci des arbres : un arbre non nommé et un chêne (arbre tout à fait typique de la région s’il en est).
Le point commun évident est le caractère royal de ces arbres : ils ont gagné en puissance et dominent tous les autres êtres, au contact direct du ciel (soleil et ciel, foudre). À la fois protégés (des feuilles) et protecteurs (des sujets, que toutefois il ne connaît pas, tous comme sont inconnues les fleurs), l’arbre représente également, en quelque sorte, le passage du temps (comme il est un intermédiaire dans l’ordre de l’espace) : il est un médiateur.
31. La parole plume (Hosane, Lola, Ophélie, Mélissa)
Un autre fragment, très original dans sa forme et sa composition, évoque cette-fois la plume.
Je surplombe le monde, à travers la terre, au dedans des cieux, au profond de l’eau, sans jamais m’arrêter. Durant mon long périple, je parcours les paysages, les formes et températures diverses, mais un seul être m’accompagne toujours dans mon voyage : l’oiseau.
Noir, blanc, il vole, vole, vole, et il nage, nage, nage. Il suit le sens du vent et du courant, conduit par mes semblables. Seul ou entouré de sa famille, à la recherche d’un nouvel endroit pour construire son nid. Nid qui provoque bien du tracas, à en perdre ses plumes : leurs plumes choient et, victime de leur chute, trouvent le repos emportées par le vent, laissant derrière elle leurs histoires, leurs chansons, les plumes qui ont connu de multiples changements de couleur.
Ce qui étonne ici c’est que la partie d’un tout semble d’en détacher, je veux dire ontologiquement, par exemple en étant doué de parole (je). Or celle(s)-ci se détache(nt) effectivement, une nouvelle fois sous la forme d’un individu collectif, elles sont celles qui portent le récit et la musique, tout en étant – comme des feuilles ? – multicolores dans le temps.
35. La plume et le ver de terre (Bamba, Elise)
Cette autre fable évoque la plume, qui doit donc nous apparaître comme important à la compréhension de l’ensemble.
J’ai goût de bave et de terre, le ver de terre. La pluie tombe, mes galeries s’inondent, je manque de me noyer, et je quitte le logis. Je m’abrite sous une feuille, qui me protège. Je lève les yeux au ciel et soudain, je vois une plume qui tombe, alourdie par l’eau qui la fouette. Elle me fait de la peine, elle voulait voler, voler, voler. J’aurais aimé être à sa place, voler dans les vents et entre les nuages. Elle est libre mais seule. Elle n’a pas de destination précise. Le vent la conduit. Nouveaux nuages, nouveaux oiseaux, nouveaux paysages, nouvelles forêts et clairières, contrairement à moi : les mêmes galeries, la même routine, baver sur la terre, nourrir la terre de la terre, fertiliser. Je l’envie.
Dans cette fable, on oppose nettement le monde du haut, qui fait rêver (l’inconnu, le nouveau qui est donc l’aspiration à la découverte/création), et qui est inaccessible, au monde de la terre (toutefois fertilisée). Tout au plus peut-on dire que le monde du ciel est enviable, c’est-à-dire qu’il est le but à atteindre ; celui du bas, est routinier (aucune narration n’y est possible).
Un autre texte, un poème cette fois, semble exposer la problématique inverse.
38. Poème (Martin, Emie, Galliane)
Je suis un pétale, attaché à violette
Un souffle suffit et me détache
À quoi bon rester là, plus rien ne m’y attache
Enfin le vent arrive, je l’attends et suis prêteSoudain on me délivre, me libère, je quitte enfin la terre
Où irai-je ? Je ne sais mais m’y plais déjà
Irai-je en une rivière ou retournerai-je en bas ?
C’est, pour ma courte vie, début d’une nouvelle èreD’un coup voilà la chute, je m’approche de l’eau
Je sens l’air qui me quitte et me rend à la terre.
Voici la triste fin d’un voyage éphémère.
Je suis parti d’une fleur pour finir dans les flots.
Cette inversion, par rapport au texte précédent, est évidemment significative : il y a un lien évident entre :
pétale qui chute : haut > bas
et :
ver qui aspire au ciel : bas > haut,
et si ces assertions sont contradictoires, elles ne sont toutefois pas exclusives, si l’on daigne considérer au contraire que ce n’est pas le sens du voyage qui importe, mais le fait que le voyage représente le lien entre le bas et le haut. C’est cela qui est souligné (notamment par l’évocation de la fertilisation dans le premier texte, du plaisir triste dans le second).
On note – et c’est fondamental – en outre que dans le premier fragment que la plume choit vers la terre, tandis que dans le second c’est le pétale qui choit vers l’eau.
Par conséquent, l’équation suivante apparaît évidente :
ciel ↔ plume = pétale/fleur ↔ terre = eau
Enfin l’autre élément notable est la distinction entre un tout (l’oiseau, le végétal) et les éléments qui le composent (la plume, la fleur/ la branche, même, peut-être).
Je finirai par l’évocation de deux contes ou fables, de facture plus moderne, mais dont le fonds peut nous aider à trouver une solution mythocritique, à cet ensemble qui semble désordonné.
36. Complainte du jardin (Nhoum, Jean-Pierre, Léa)
Je voudrais être tranquille et élégant, mais chaque jour les trois mêmes me dérangent.
L’arbre se plaint d’être taillé comme ses voisins, d’être taillé par les humains. Il rêve de sortir de terre et de courir et de grimper… comme l’écureuil qui, sur lui, cherche constamment sa nourriture.
L’écureuil, lui, voudrait pouvoir changer de couleur, comme l’arbre qui se déshabille et se rhabille chaque année, mais surtout comme l’amanite, sous eux, qui arbore une belle tunique rouge sang à pois blanc comme neige.
L’amanite, elle, regarde l’écureuil et l’arbre, et regrette comme eux de ne pas pouvoir sentir les frimas du ciel, de ne pas poindre si haut à chatouiller le ciel, et voir et entendre et sentir les couleurs, les chansons et les parfums du vent et de l’eau !
Je ne peux leur dire qu’ils ont chacun une chance pourtant, qu’ils forment ensemble une ronde, et qu’ils font tous trois partie de moi.
Trois êtres vivants sont ici nommés, appartenant à trois règnes différents : flore, fonge et faune. Leurs qualités sont sous-entendues : l’arbre et le champignon ne peuvent bouger, l’écureuil ne s’en prive pas ; l’écureuil regrette de ne pouvoir changer de couleur ; le champignon de ne pas atteindre les cieux.
Ainsi peut-on interpréter ces complaintes de manière symbolique : le mouvement implique le passage (la transition d’un état à l’autre, la métamorphose, signe de pouvoir : l’arbre est taillé parce qu’il est passif) ; le changement de couleur le passage des saisons et donc l’immortalité : l’écureuil voit chaque année le végétal et le champignon renaître de leurs cendres, il pense qu’ils lui survivent) ; le champignon indique le monde du bas et, par contraste, celui du haut, du ciel, qui portent à la joie des sens.
Mais nous notons pour finir que c’est le jardin qui parle, c’est-à-dire un artefact humain, animé, qui est fortement lié à la forêt, puisqu’il en est une espèce de miniature, un extrait s’il l’on veut, mais dont il précise lui-même qu’il la contient : le rapport contenu/contenant est contrarié, ce que l’on ne peut guère interpréter autrement que par la justification de la tâche civilisatrice (et pourquoi pas régalienne) de la main humaine.
Poursuivons et terminons notre lecture.
32. Conte du pont et de l’escargot (Alexis, ?)
Moi pont, tout le monde m’ignore. Coincé entre deux berges, la solitude est mon aise, mon bon plaisir.
Là où les gens restent chez eux, je reste dehors.
Un escargot me grimpe dessus, sa route est longue. Je vois qu’il a de la chance, de l’or sur le dos.
Les coccinelles apportent le printemps, les fourmis laborieuses préparent déjà la mauvaise saison. Il trace de sa bave un chemin, et me porte la maison. L’occident se fait attendre. Moi je ne bouge pas, mais l’escargot, vient glisser en moi sa coquille comme maison, comme habitation, comme un pont, comme un œil.
Ce dernier texte est original également, par ses thèmes et sa composition. L’auditeur devrait trouver le lien qu’il devrait exister (que le texte établit ou souhaite établir par l’évocation) entre le pont et l’escargot ; ils sont à la fois multiples et relativement complexes, du moins à première vue :
• escargot et pont sont au moins en partie minéraux, soit naturel, soit culturel
• le pont permet le passage (de l’eau) ; l’escargot passe (du le pont) : il y a entre eux un rapport d’inversion, mais aussi un rapport d’intégration ; le mollusque est bien évidemment lié à l’eau, tout comme le pont : or si le pont fait passer sur l’eau, on pourrait comprendre que l’escargot est de l’eau (cet être flasque et humide) qui passe par le biais de la coquille (qui contient cet être, cette eau).
En définitive, l’équation ici est la suivante :
pont = humain ; coquille = nature
pont = coquille > humain ↔ nature
Il y a alliance entre les deux formes, qu’on peut interpréter de diverses façons : le savoir-faire de l’escargot (« or ») a été transmis aux humains : la nature aide donc à fonder une civilisation (le pont = la maison) ; ce savoir-faire permet de traverser le cours d’eau, peut-être donc d’accéder à un certain au-delà et, de toute manière, en quelque sorte, de contrôler le temps, comme l’escargot s’est paradoxalement « élevé » par sa coquille.
Enfin, les tout derniers mots sont remarquables d’imagerie poétique : l’escargot, sa coquille, est assimilé à un œil. Œil ou diadème (royal ?), l’œil en tout cas nous rappelle l’arbre qui surplombe (des deux premiers fragments) et le désir du champignon de pouvoir accéder au ciel (comme le ver, évidemment également chthonien) afin de « voir, entendre, sentir » (tout comme les fleurs du premier fragment aiment « à voir et être vues ».
Synthèse
Quelle synthèse donner de ces textes ? En dégageant les points d’accroche de texte en texte, de proche en proche, et avant encore de les confronter aux fragments des autres groupes, il apparaît raisonnable de poser les éléments suivants.
Ici, dans ces contrées, le monde est riche d’habitants qui, tous, entretiennent des rapports complexes entre une entité unique et une entité multiple (arbre vs forêt ; fleurs vs prairie, plume vs oiseau, et bien entendu roi vs sujets), un contenant et un contenu (fleur vs pétale ; oiseau vs plume ; coquille vs animal, et bien sûr jardin vs forêt). S’ils sont riches, ces éléments sont encore trop déliés. Nous pouvons toutefois proposer la synthèse suivante.
Le monde est à la fois un et multiple : il est un ensemble composé de parties. Ces parties sont difficiles d’accès, elles sont tantôt bienveillantes, tantôt hostiles. Les humains, qui ne sont pas encore des êtres accomplis (les seuls que nous voyons sont des enfants) s’appuient sur les alliés substantiels qui les entourent : les fleurs, les plumes, les escargots, pour mettre en œuvre leur projet civilisateur, comme construire un pont, c’est-à-dire à la fois fonder une ville et une généalogie (un héritage et une communauté). Celui-ci passe par la maîtrise du passage, du bas vers le haut, comme l’incarnent les végétaux, d’ici vers l’ailleurs (le futur, l’au-delà). C’est au prix seul de cette analogie (entre les multitudes naturelles et les humains), grâce à cette alliance (qui vaut de l’or), que la civilisation peut voir le jour et que le roi (le souverain) peut régner, dans l’entente, le rapport, l’échange, le respect mutuel, gages de paix et de prospérité.