Histoires (jour 7)
Avec Anna-Louise, évoquer, avant d’aller à Saint-Denis, la question du malentendu (large, large, malentendu intersectionnel, par exemple : se souvenir de ce frère au pays, il disait que la défense des migrants, c’était une couverture pour en réalité défendre les homosexuels, c’est-à-dire le sheitan, et au moment où je pense cela, penser à Carol qui, au foyer des Garçons et filles du monde, riait de tel jeune, rusé, qui possédant tous les codes détestait raconter son horrible enfance à Kaboul, pour la bonne raison qu’il n’avait pas passé son enfance à Kaboul, on rit des ruses et des fictions, pensant à ceux qui en sont démunis). La question de nos malentendus, donc. Le maternage, dit Anna-Louise. Il y en a d’autres. La vie qu’on veut vivre, le climat nous rattrape, faire du vélo plutôt que de conduire de gros camions, nos rêves ne se joignent pas. Il y a des tiers, des intercesseurs, d’un rêve à un autre. Dans le métro, ligne 13, vers Saint-Denis. Anna-Louise a dit aussi qu’un des enjeux communs, un réparateur de malentendus, ce serait de manger. De faire à manger et de manger, ici, ensemble, dans la rue. Ce qui se fait déjà. Les Afghans de la rue Marx-Dormoy vendent à la sauvette, sur le trottoir, des repas tout prêts. Les distributions alimentaires, jardin d’Eole, Flandres, Stalingrad, La Chapelle, Saint-Denis, Saint-Ouen, Aubervilliers. Préparer et manger ensemble, dans la rue. Tel maire (je n’ai pas retenu) a parlé de méditerranéisation de la capitale. Derrière ce néologisme, on voit les rats. Rats attirés par les miettes de ceux qui mangent dehors. Rats et racisme.
On évoque, aussi, des règles de déontologie : comment parler de ceux qui nous parlent. Ici je nomme Carol, Marion, Marie-Aimée, Anna-Louise, Marie, Pinda, bien d’autres, je ne leur demande pas leur avis, je ne leur fais rien signer, nos moments communs je les prends (allègrement) et les déforme (sans aucun doute). La ligne 13. Sortie de l’escalier automatique, le pont, le camp rom, les maisonnettes de tôle et de l’autre côté du périphérique, les premières tentes. Je suis sur le pont. Je vois la descente en étages, escaliers de pierres, couverts d’herbes folles, jusqu’au rempart de l’autoroute. Ici, déjà, des tentes. Et des silhouettes. Cet homme remet son pantalon. La femme, riveraine, arrêtée avec moi sur le pont, dit : ils font caca et pipi, ici. Il n’y a pas de toilettes ni de douche. Il n’y a pas. On nous dit corona, corona, on ne leur met pas de toilettes. On veut qu’il y ait des maladies, dit la dame. Tout un tas de maladies. Elle dit aussi : pourquoi on les laisse entrer en France si c’est pour ça ? En face, elle ajoute, ce sont des Romains, elle veut dire des Roms. S’ils étaient trente, dans le camp, on pourrait aider, donner à manger, ils sont des milliers, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Il y a un rayon de soleil. Après des journées de pluie, on fait sécher les vêtements. Les tee-shirts sur les branches des arbres, au-dessus de l’autoroute. Le terre-plein, les ordures en rigoles, les tentes amassées, au milieu, jusqu’à la pelouse. La première personne me dit deux mille, tout le monde après aussi me dira deux mille. J’avais lu, quelque part, mille ; une bénévole, le lendemain, samedi, dira que quand il y a de la nourriture à distribuer pour mille cinq cents, il en manque. Avec la dame, petit foulard sur la tête, au bord de la route, nous devisons. Un monsieur, en bas, vient de remonter son pantalon, il nous dit quelque chose mais avec le bruit des voitures, nous ne l’entendons pas. Il répète. C’est de l’anglais. Est-ce que nous cherchons quelqu’un ? Non, pardon, j’explique. Je descends. C’est là que je vois l’étendue, et qu’on me dit deux mille.
Le premier monsieur parle bien français. Il est afghan, il est passé en 2015, par l’Autriche. Il n’a pas connu Lesbos. Il a été Dublin, a fini par avoir le statut. Il dit moi je suis réfugié, c’est pour une fois une façon de parler correcte : c’est fait, il a droit au refuge. Sauf que l’appartement qu’il a eu, au début, c’était dans le 93, à Noisy-le-Sec, était dans un très vieil hôtel, qu’on devait démolir et qu’on n’a toujours pas démoli, il y avait des souris, des rats. Il dit qu’ici, dehors, il me montre sa tente (il vient de faire plus d’une heure de marche aller et une heure retour pour aller se doucher), il n’y a pas de souris. Il est soudeur. On évoque la vie en province, plus simple. Il dit qu’il ne sait pas, en province, s’il y a du boulot de soudeur. Je ne sais pas non plus.
Là-bas, loin, après l’escalier et le canal, je cherche Décathlon pour trouver une tente au monsieur qui vient d’arriver, deux nuits qu’il dort dehors. Il n’y en a pas, ou plus. Le monsieur sans tente est érythréen. D’autres Erythréens, dans l’espace, sur la pelouse choisie. Il y a des femmes avec eux, ils me disent que dans le camp, il y a quelques enfants. Deux, je comprends. On est assis dans un rayon de soleil, sur des fauteuils au skaï déchiré. On dit : Dublin. Attendre un an. Des associations passent pour nous donner à manger. Un monsieur dit que ça fait un mois qu’il ne s’est pas lavé. Puis ce monsieur passé par la Suisse. La Suisse : très mauvais. Puis ce monsieur passé par Lesbos. En mars fin de Dublin, il attend. Il dit que Moria, à côté, c’est plus facile. Au moins il y a des toilettes. Stop Dublin, Stop report. Des slogans qu’on entendra dans la manifestation, le lendemain. Ce sont les Afghans, présents au début du cortège, à Saint-Denis, à La Chapelle encore, à République, après je les ai perdus, qui portent Stop Dublin et Stop report. Pour aller à Décathlon, on emprunte les escaliers par-dessus le canal. En bas, c’est champêtre, des gens font du vélo. Il y a des panneaux de tourisme, expliquant quels travaux ont été conduits ici, depuis quand, avec qui. Je m’en veux, un peu plus tard, car je n’ai pas retenu. Il y a des barrières alertant du danger électrique, ici. Par-dessus panneaux et branches des arbres et barrières d’écluse, sèchent, au soleil, des vêtements. Un robinet et son eau froide, deux garçons, torse nu, se lavent. L’écluse, le canal, les arbres d’automne. Arrivent des hommes qui, comme à Moria l’hiver dernier, transportent des branches, des planches, sur des roulettes, et des outils pour construire des cabanons plus protecteurs. Ici, des Afghans, jeunes, sont assis autour d’un feu qu’ils entretiennent. Ici, un autre feu. Là, la Mosquée, le beau tapis, l’espace pensé, commun, deux personnes y prient. Un peu plus loin, des jeunes gens, avec des planches de bois, balaient un coin, sans doute pour y faire un lieu commun, je ne saurai pas quoi. Le bruit qu’ils font, avec les planches, est répétitif, rythmé. Rester dans le frottement.
9 heures du matin, samedi 17. La manifestation partira d’ici, avec peu de monde, des membres de la CGT, et le collectif qui porte les pancartes jaunes, sur lesquelles Free Chti (l’entreprise a employé de nombreux sans-papiers, qui se rendent visibles, se battent pour leurs droits), avancent dans le camp, des têtes sortent des tentes, à peine éveillés, quelques personnes suivront. On passe notre temps à donner à manger et ce matin, on n’a pas pensé à déplacer le lieu de distribution. Si c’était ici, ce serait plus simple pour que les gens nous suivent, après. Ils ont faim, ils vont à la distribution (à Saint-Ouen, j’ai compris). L’énergie, et celle que ça donne. Les passages (les portes, les ponts) : slogans, chants, rythmes, réclamations, le tout en cri commun, profond, grave. Ce jeune homme, malien, qui dit qu’il est passé par Irun, et Bayonne, après le Maroc, Nador, le sourire, j’ai pas fait longtemps à Nador, dix jours à peine, toute la fierté de l’aventurier. A Irun, il a rencontré Marga et Jessis. Nous rions et je le dis, par SMS, à Marga. Il n’a pas demandé l’asile, pour quoi faire, il a son frère, ici, qui travaille, et lui il travaille aussi. Il y a du travail, beaucoup. Nador, c’est fini, il y a des gens qui partent du Sénégal depuis plusieurs jours, des centaines.
À porte de La Chapelle, ce vieux monsieur, avec masque bien protecteur, petit sac en plastique, des bananes et des gâteaux, qu’il m’offre au fur et à mesure. Il est kabyle, il explique que les Kabyles, l’année dernière, ce n’était pas facile en Algérie, il est parti avant que. Je comprends qu’il est logé par quelqu’un (qu’on croisera tout à l’heure, à République), mais qu’il est très seul. C’est ma première manifestation, il dit, il le dit plusieurs fois. Il dit que c’est bien, si bien, tous ces jeunes. Miloud a fait déjà la marche, il a été régularisé en France en 2014, après dix ans. On s’arrête, les gens des différentes coordinations de sans-papiers. A République, on s’assied, Djaffar veut absolument que je mange un gâteau. Mais je vais bientôt connaître une terreur, suivie de honte.
Avant ça, avant République, il y a eu l’explosion. C’est là que je me suis souvenue de la maison abandonnée de Montfermeil, dans mon rêve maison immatérielle, de sons et de feuilles. La maison des sifflets. Des sifflets d’oiseaux libres et inattendus. Un peu avant d’arriver à République, les quinze mille personnes que nous sommes (au moins) se sont mises à siffler.
Puis nous sommes assis. Face à la rue du Faubourg-du-Temple. La vieille dame arrive. Elle dit qu’il faut prendre l’Elysée. Elle ne porte pas de masque, se moque de nos prudences (bien partagées). Elle dit des choses sévères et définitives dont je ne me souviens plus. On est tous pris dans le complot de la peur, pas elle. Dit-elle. On se regarde avec Miloud, après il dira c’est comme ça la vie, il y a les vieilles dames un peu bavardes, ce n’est pas bien grave. Seulement, j’ai pensé quelque chose. J’ai pensé très consciemment voilà une emmerdeuse, ça va être long, mince alors, c’est bien notre chance, dire que jusque-là tout était parfait. C’est alors qu’elle s’est dressée. Elle m’a désignée de son doigt (sorcière). Elle a crié : pas de chance pour toi, je suis télépathe. Ce n’est pas possible de penser des choses si mauvaises. Honte, honte sur toi. Je te vois, je t’entends. Et c’est vrai, j’ai eu honte.