Histoires (jours 5 & 6)
La maison était abandonnée, et je n’en reviens pas, quand j’écoute ce que j’ai enregistré, de la force sonore du chant des oiseaux. J’avais chaud sous mon masque. J’ai tendu mon petit téléphone qui prend (mal) le son et à la ré-écoute, toujours aussi surprise, les oiseaux couvrent le bruit, qui ronfle à côté, des voitures. J’aurais dû noter l’adresse de la maison abandonnée, à Montfermeil. C’est en allant à l’atelier scolaire des garçons et des filles du monde que je suis tombée dessus ; dans la nuit qui suit je rêve d’une maison hantée. C’est un drôle de rêve, un qui transforme les matières. Les murs sont des envols et des sifflets, je retiens les sifflets, ils vont faire un drôle de retour, le lendemain.
Les enfants, quand j’arrive au bout du Vieux chemin (c’est comme ça qu’il s’appelle), dans une maison particulière, louée par le foyer, sont une dizaine. Presque autant de formateurs. Huit mois que cette jeune fille est protégée par l’Aide Sociale à l’Enfance, elle n’a toujours pas fait les tests CIO, ce garçon a neuf ans et n’est pas scolarisé. Il s’appelle Prince. Non, personne n’attend qu’ils aient seize ans pour se dispenser de les envoyer à l’école, il n’y a pas de place, ou pas, pas assez de, on leur donne un rendez-vous, il ne se passe rien, un deuxième rendez-vous, rien encore, c’est la plupart du temps au troisième rendez-vous qu’on leur fait passer les tests, et après, on attend. Les deux jeunes filles, mêmes tresses rouges l’une et l’autre, arrivent de Côte-d’Ivoire. Elles sont passées par l’Espagne. Je ne demande pas aux formateurs qui assurent quelques cours (français, maths, informatique) ce qui se passera lorsque les jeunes isolés étrangers devront prouver, à la préfecture, six mois de formation label éducation nationale avant leur majorité, pour prétendre à un titre de séjour. Je ne dis rien non plus de ce que j’ai lu il y a quelque temps : un projet de loi visant à anticiper le titre de séjour, il faudra le demander avant les dix-huit ans, ce ne sera plus à faire, ce sera fait, il n’y avait pas d’enfants étrangers, il y avait des enfants. Désormais il y a surtout des étrangers. La loi vient confirmer les pratiques des dernières années. Les Français non plus, dit Carol, ne sont pas scolarisés. Elle donne des exemples. On est autour de la table, on boit un café, il y a cette lumière, du soleil enfin, Muriel qui a froid malgré tout, tout ce dont parle Carol qui vit à Bondy, les nombreuses activités culturelles, Marie-Aimée, documentaliste au lycée Nobel, de Clichy-sous-bois, vit à Bondy aussi, adore la banlieue, les gens s’y connaissent, dit-elle, c’est bien mieux que Paris qui est si impersonnel.
La veille de Montfermeil et de l’atelier scolaire des garçons et des filles du monde (on est autour de la table, on porte les masques, les retire de temps en temps pour que les enfants, autour de la table aussi, sages comme des images, voient nos visages, la terrasse est au soleil, Carol est lumineuse), la veille, c’était le lycée Nobel.
J’ai eu, jeudi et vendredi, une immense tendresse pour les tiers. Ceux qui sont entre. Pas forcément qui enseignent ou éduquent ou forment, mais les tiers. De tout petits guides, comme disait Pinda, médiatrice culturelle, femme-relais à Clichy-sous-bois, comme on disait avant. Carol a dit aussi que le département manquait d’AVS, assistant.e.s de vie scolaire, alors les gens handicapés, même un peu (dys-quelque chose) partaient en Belgique. Pensionnaires. Ici, on part en Belgique. Première nouvelle. On en revient, aussi. Parfois on est trop handicapé, parfois pas assez. Je répète : des parents d’enfants que l’éducation nationale ne sait pas scolariser partent en Belgique.
J’ai eu une immense tendresse pour les relais, quels qu’ils soient. Impression fugace, qui fait du bien, on sait qu’il y a plus de papiers à remplir que de paroles à dispenser, c’est comme ça de plus en plus, partout, ici on prend le temps, c’est la veille des vacances, un café, c’est très harmonieux. La veille, au lycée Nobel, Marie-Aimée est très douce, petit béret sur la tête tellement il fait froid dans le CDI (l’orientation, dit-elle, et on n’est qu’en octobre, pas de raison de mettre déjà chauffage, tous les élèves gardent blousons et écharpes, et Marie-Aimée, toute la journée, son petit béret). Les élèves viennent ici pour travailler, ils sont concentrés, polis, j’explique que je cherche à monter un petit groupe d’enquête sur l’hospitalité et les réseaux de la solidarité dans le 93, on échange, on pose des questions, une jeune fille nous laisse, à Marie-Aimée et moi, son cahier, elle écrit un roman historique. Polis, c’est bien, Madame, on en parlera aux autres, vous avez la déléguée, ici, merci, elle fera passer l’info. Je donne mon adresse mail, un tas de renseignements sur le travail que je fais - si c’est un travail. Ce que je cherche ? Sans doute rien que ces moments tiers, rencontres que je n’avais pas envisagées, je pourrais m’inventer des personnages, prendre un autre prénom, d’autres origines, je n’aime rien autant que ces tiers que nous sommes tous, ces autres, ces autres pour les autres, et que ça n’ait pas de fin.
La salle des profs, au lycée Nobel, est séparée en deux, celle des profs pro, celle des profs du général. Je me trompe, j’attends Marie-Aimée dans l’une, elle mange dans l’autre. Elle aussi trouve que cette séparation est étrange. Dans la salle des profs du général, il y a un étage. Les profs de l’étage sont jeunes, discutent narratologie, ça a l’air intéressant. A midi et demi (non, à 13 heures, et puis à 13 heures 15), on se retrouve en bas, avec une banderole, les profs en colère demandent la régularisation de leurs élèves sans papiers, et l’accès à la préfecture de Bobigny. L’absence de possibilité de demander des rendez-vous rend les situations régulières irrégulières. On ne peut pas renouveler ses titres de séjour. Le téléphone sonne, jamais jamais personne ne répond. Avec ma passion (nouvelle, à peine saisie) pour les tiers, celles et ceux qui ne font pas de bruit mais mettent en lien, j’acquiers autre chose : une sensibilité à ce qui se passe bien. Le tableau des absences. Cas contact, X n’est pas venue aujourd’hui, elle est notée présente, mais on fait passer son absence. La documentaliste numéro 2 est cas contact, c’est pour ça que le CDI était fermé, mais non il n’est pas fermé, il a ouvert une heure en retard, j’ai eu des problèmes de transport. Il a ouvert, il est ouvert. Tu es sûre, il est ouvert ? Untel a besoin des livres d’anglais. Ce qui fluctue, s’arrange, se cherche, ce qui est libre et mobile. Je me dis que le covid, malgré tout ce qu’il retire, donne ici quelque chose comme une plus grande responsabilité envers soi-même. Plus soumis.es à soi et à son corps qu’à un autre corps (de métier, administratif, etc.). Ce que je sais de moi. Et ce temps, à Nobel comme au foyer des garçons et des filles du monde, qu’il s’agit de faire passer, au mieux - je suis là, au milieu, à faire et à voir passer, moi aussi.
Midi. Les 7 îles , où acheter quelque chose à manger. Des ailes de poulet ou des gâteaux turcs, j’opte pour le sucré. Je mange, dans la salle des profs numéro 1, en faisant des miettes. Un prof accuse un autre, plus jeune, de ne pas avoir remis les chaises dans tel ordre, le prof plus jeune est dans tous ses états, sans en colère explique l’ordre exact des chaises quand il a trouvé la salle, il a justement dit à ses élèves de, justement il voulait faire attention à, il est désolé car justement il a, il a la voix un peu fragile, l’autre répète que c’est insupportable, cet ordre changé des chaises, il ne répond pas, il n’écoute pas ; indifférent il répète. Un silence vient, rôde. Il faut que je me souvienne des sifflets. J’y viens.