Histoires (jour 8)

12 janvier, le retour. Certes, les lieux culturels sont ouverts, l’étaient en novembre, malgré le confinement, et en décembre, malgré la prudence d’avant-fêtes. Mais les lycées, qui pratiquaient (et pratiquent encore) la semaine alternée pour les élèves, n’étaient pas disponibles aux interventions extérieures, ce qui est bien normal. Quant aux habitants et aux rencontres, c’était un peu raté.

Janvier, donc, je reviens àClichy-sous-Bois. La ligne 613, les discussions du matin. Aulnay-sous-Bois. Il y a peu de monde, un vieux monsieur, masque sur le menton, explique qu’il ne se fera pas vacciner, on ne sait quelle saloperie il y a là-dedans. Le jeune homme au gilet de la ligne de bus, contrôleur peut-être qui ne contrôle pas, dit que tous les labos du monde s’y sont mis, que certes le vaccin ou les vaccins ne sont pas parfaits, que peut-être, oui, on ingère des saloperies mais il dit : ça ne serait pas la première fois, il dit : et dans le Doliprane, vous le savez, vous, ce qu’il y a ? Il dit qu’il faut être prudent et tout mettre en doute toujours mais que la communauté scientifique, avec les différences qu’elle connaît, travaille sur ces vaccins, et puis qu’il est jeune, lui, il ne parle pas pour lui, mais un vaccin c’est bien pour les autres qu’on le fait, non ? Le vieux monsieur bougonne et une très jeune fille dit que le vieux monsieur a raison, elle non plus elle ne le fera pas, c’est allé trop vite, trop vite, ils veulent nous faire quoi, là.

Emile Zola, mon arrêt.

Le vieux chemin de Coubron. La maison, dans le petit quartier résidentiel, qui longe la forêt. Passer par ici, en voiture : une ambulance bloque la route, on attend, patiemment, derrière. Par là : une poussette qu’on essaie de démonter afin de la ranger dans le coffre, ouvert, d’une voiture, bloque l’accès. Marche arrière : on dirait (un instant) qu’on est tombé dans un piège sans issue, sur un mode comique.

La maison, le portail en est ouvert. Il y a huit jeunes. La pièce est petite, quelqu’un, deux fois, demandera qu’on aère. Quand j’arrive, les éducateurs jouent avec les adolescents àun jeu vidéo sur grand écran. C’est important, me dit une éducatrice, afin que je n’interrompe pas. Je n’y pensais pas. Les éducateurs sont au nombre de sept. Parmi les huit adolescents non scolarisés, deux ne savent ni lire ni écrire, leur langue maternelle est le soninké, ils viennent du Mali, parlent français mais très peu. Ils attendent depuis un an (au moins, parce qu’avec ces confinements, on ne sait plus, dit quelqu’un) leur affectation dans une classe UP2A. Ils ont plus de seize ans, intervient l’éducateur (àla mèche très longue, très fine, le reste du crâne est rasé). Ce qui veut dire qu’ils ne sont pas prioritaires. Loin de là. Ce qui veut dire qu’ils ne seront pas scolarisés, en fait. Les Indiens (quatre locuteurs du Pendjabi, comme ils me le diront, dont un a de toute évidence des facilités en français) sont en attente depuis longtemps, eux aussi. Pas d’affectation. Ils n’ont pas seize ans, pourtant. L’éducation nationale ne scolarise pas les jeunes de moins de seize ans, ce qui est pourtant son obligation. Les tests CIO de chacun sont faits depuis longtemps. Des bénévoles, si ces jeunes-làn’étaient pas àla responsabilité du département, les auraient, sans épargner leur peine, scolarisés, àforce de coups de téléphone aux CIO et aux établissements, de rappels àla loi, de référés. La protection du département est essentielle, certes. Pourtant, ils rêvent tous d’étudier, et le temps passe.

Deux jeunes, encore, l’un d’eux est en foyer. On va appeler ce jeune homme Mamadou. A. est scolarisé, lui. Il explique qu’il souffre d’un TDAH, il a une fois de plus pété les plombs et insulté une prof, il a été expulsé une semaine, et le voici avec nous. Il dit qu’il a fait des progrès, pourtant, qu’il est suivi par une pédopsychiatre, il dit qu’il a beaucoup grossi, une éducatrice lui demande si c’est le médicament, non, pas le médicament pour le TDAH, dont il dit le nom, il dit : c’est ce que je prenais avant, le Tertian, pour que je reste tranquille. Il dit qu’il pesait cinquante kilos avant, il n’a pas quatorze ans, il en fait soixante-quinze. Le Tertian, je dormais tout le temps et j’avais tout le temps faim. Il a envie d’écrire. Il joue avec son stylo quatre couleurs, il dit qu’il ne faut pas le lui voler.

J’ai choisi le passage du déluge, dans les Métamorphoses. Les éducateurs sont sceptiques, tout est trop difficile. Le vocabulaire que j’utilise, les Métamorphoses aussi, bien que, dit quelqu’un, tout le monde aime les histoires. D’ailleurs deux éducatrices vont, pendant que je raconte l’histoire de Deucalion et Pyrrha (en faisant de grands gestes, des mimes, des dessins au tableau) chercher les déluges célèbres, dans le Mahabharata et les légendes malinkés. Que les os de la vieille mère sont les cailloux de la terre, puisque la terre est la mère, les adolescents l’ont compris. Je crois. L’éducateur àla couette très longue dit que c’est pas évident, que la terre soit la mère. Lui, il n’est pas d’accord. Une éducatrice lui répond qu’elle nous nourrit. Le premier proteste, il dit qu’il ne pense pas que ce soit le cas dans toutes les cultures, et cet Ovide, il ne situe pas bien.

Je dis premier siècle avant Jésus-Christ et Mamadou demande qui est Jésus-Christ et A. lui répond que c’est le prophète des chrétiens.

On continue. Les os de la vieille mère qui sont les cailloux de la terre (dessinés, mimés), l’oracle (j’ai dessiné un grand arbre dans le feuillage duquel sort, comme d’un porte-voix, une parole écrite) demande aux survivants du déluge, Deucalion et Pyrrha, de les jeter derrière eux, dans leurs pas précédents, dans leur dos, tout en avançant. Deucalion n’est pas sà»r que ce soit une bonne idée, Pyrrha le convainc, et voici que naissent des hommes nouveaux. Cela agite beaucoup l’éducateur qui se demande de quoi étaient coupables les hommes.

On va écrire. On va chercher. On se sépare, mais l’énergie qu’il faut pour se mettre au travail. Les éducateurs prennent le thé, le café. Les deux plus jeunes garçons se disputent, essaient de s’asseoir devant les ordinateurs. Ils reviennent. Tous les autres, « Â mineurs isolés étrangers  », c’est-à-dire arrivés récemment en France, jouent le jeu, installent les tables avec nous.

Ici, àcette table, avec T et I, les Maliens qui parlent peu le français mais avec qui il n’y a pas d’autre langue commune, une jeune éducatrice reprend l’histoire, raconte sans relâche, précise, dessine, refait, recommence, et ça y est, on comprend de mieux en mieux. Les jeunes gens vont dessiner ce que deviennent les pierres dans le dos des survivants. Comment vont être ces hommes nouveaux, demande-t-on aux mineurs isolés, isolés dans la langue et dans le pays ? Des immortels ? Des robots ? A quoi vont-ils ressembler ?

À une famille, répond T. Ils vont être une famille, avec le papa, la maman, le petit enfant et le bébé.

Mamadou s’est isolé avec l’éducatrice qui le connaît bien et l’appelle de petits noms doux. Elle dit qu’il ne peut pas faire tout seul, qu’il a plein d’idées mais qu’il ne peut pas les écrire, ça l’excite, ça l’énerve. Lui ne dit rien. A, son camarade, qui a été renvoyé du collège cette semaine, renchérit : lui aussi ça l’excite d’écrire. Je dis que c’est une bonne chose, ça ne laisse pas indifférent, en effet d’écrire, c’est normal. Oui mais après je suis intenable. On verra bien, on prend le risque.

Mamadou isolé a réussi àdicter une phrase, la seule qu’il consentira àdicter, àl’éducatrice qui m’explique : il faut lui prendre ses idées, car il en a mais ne peut pas les exprimer. Te prendre tes idées ? Je m’adresse àlui, pas de réponse. « Â Oui, n’est-ce pas, Mamadou, tu veux bien qu’on te prenne tes idées pour les mettre sur le papier ?  » (L’éducatrice). Très vite après le jeune garçon ne voudra plus grand-chose. Allongé sur la table, la tête entre les mains, il accepte, m’explique l’éducatrice qui le traduit car il est devenu muet, que je lise LA phrase. La phrase fait mourir Deucalion et Pyrrha immédiatement et deryaire les hommes des hommes naissent qui vont faire un combat sanglant mais un bateau vient les chercher. Je dis : deryaire ? Qu’est-ce que c’est ? Mamadou boude. L’éducatrice fait des gestes, des signes, je suis en train de faire une gaffe, deryaire c’est derrière, pour Mamadou, c’est important d’écrire comme ça, il ne veut pas corriger, dit-elle. Trois fois, quatre fois, elle lui demande s’il est d’accord pour qu’elle corrige et il n’est pas d’accord. J’ai envie de dire que c’est heureux, il n’a pas le choix. Je ne dis rien. Mamadou a toujours la tête entre les mains et l’éducatrice qui l’appelle mon chou ou ma puce, quelque chose comme ça, ou mon sucre, dit qu’elle a une idée, elle va recopier le texte deux fois, elle-même, une fois avec deryaire, une fois avec derrière. Je songe qu’on est peut-être tout droit tombés dans une comédie.

A, le jeune garçon qui a été renvoyé du collège cette semaine, écrit. Il dit qu’il est content, il a mis tous les verbes en I. Tous ? Tous. Je me retournis. Je trouvis. Je comprenis. Il mourit. Tous. On corrige assez vite, il se souvient, il dit mais bien sà»r, le passé simple, et on corrige aussi la ponctuation, il dit que c’est ce qui lui manque, le sens de la ponctuation, on lit àhaute voix et il voit très bien ce qu’il faut faire. Son texte est très intéressant. Les hommes nouveaux font tout comme ceux qu’on connaît. Ils vont àLascaux, voient ce qu’ont fait les premiers premiers hommes, ils font pareil. Puis meurt le chef, Deucalion. Alors, deux bandes rivales vont s’opposer, et mener une guerre sanguinaire. Il faut remarquer qu’avant toute chose, avant la guerre des bandes rivales àla mort de Deucalion, nos hommes nouveaux ont, en premier, réinventé l’école.

Le groupe des Indiens : ils ont travaillé ensemble, dans le calme, le sérieux. Ont écrit un beau texte, avec anaphores et progression, qui finit sur le rêve, àla fin, d’un monde parfait, la terre se laisse cultiver, elle est un jardin, les enfants vont àl’école et le virus du covid a disparu. On se bat encore, quand même. Dans le monde parfait, on se bat.

J’ai écrit un petit texte pour illustrer les deux dessins où on voit une famille unie née des cailloux de la terre. Je le lis alors qu’on fait circuler les dessins. On lit tous les textes et Mandeep lit le texte dont il est àl’initiative. Le texte a beaucoup de succès.

Soudain, A. prend la parole. C’est bientôt, mon jugement, a-t-il dit. C’est la semaine prochaine.

18 janvier 2021
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