"J’ai le droit de parler" | Pascal Gibourg

Antonin Artaud, La Projection du véritable corps, crayon et craies de couleur sur papier, 52,5 x 74 cm, 18 novembre 1946, Paris, Musée national d’art moderne.


« La langue n’a jamais été, en quelque lieu que ce soit, un îlot apolitique,
car on ne peut pas la dissocier de ce qu’on fait à autrui.
 »
Herta Müller


Un certain nombre d’énoncés d’Antonin Artaud peuplent mon cerveau. Ils sont comme des signatures, des cris ou des blessures rendues visibles par le pouvoir des mots. Parmi ceux-ci s’imposait récemment à moi cette formule aux allures de revendication : j’ai le droit de parler.

A première vue on ne voit pas au nom de quoi on pourrait réprimer le désir qu’exprime un être humain de dire ce qu’il a à dire. Sauf à supposer cet être enfermé, privé de la liberté de bouger, de sortir. Dans ce cas, on imaginera aisément que l’entrave du corps aille de pair avec une entrave de l’esprit et une ligature de la langue. On n’interdit pas aux internés de parler mais quand on ne peut pas sortir d’une pièce, il est légitime de se demander à quoi sert la prise de parole. Pour qui parle-t-on, pour quoi ? Artaud revendique un droit de parler comme de respirer. Un droit de vivre comme de surmonter ses souffrances, un droit de dire qui les diminue ou les déplace.

L’être qui souffre fait plus que d’aspirer à la cessation de ses souffrances. Il aspire à une forme de réparation. Les causes du détraquement que subit Artaud sont nombreuses. Elles ne sont pas uniquement personnelles, Artaud ne visent pas que des gens. Ces causes touchent à l’ordre social, à l’ordre politique, économique, spirituel. Rien peut-être plus que ces lettres adressées aussi bien à Breton, à un législateur qu’au Dalaï-Lama ne le traduit. Lettres évidemment sans réponse, lettres portant hautement une revendication qu’elles savent ne jamais devoir aboutir. En effet, derrière la question du droit se glisse l’attente insatiable d’une réparation. Nous ne sommes plus dans l’ordre de la médecine, ce qu’il faut réparer nulle médication n’en viendra à bout, nul pouvoir, nulle décision politique. Artaud pousse suffisamment haut son cri pour que l’on comprenne qu’il lui sert tout autant à dénoncer un ordre répressif qu’à abandonner tout espoir de salut ou de guérison. C’est que le droit de parler vise autre chose. Lucidité d’Artaud qui renonce à guérir ou à cicatriser, qui s’invente un autre corps, parcouru d’autres fluides et d’autres plaies, cicatrisant peut-être mais sous d’autres soleils ou d’autres nuits. Renoncer à la justice comme à l’ordre social existant pour se donner la chance de pouvoir être ailleurs. De réparer ailleurs. Comme l’écrit Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer, essai sur le ressentiment et sur les éventuels moyens d’en sortir, « ce qui va être réparé n’existe pas encore ». Quand il crie, vocifère, écrit, dessine ou se tait, Antonin Artaud travaille pour l’avenir. Un avenir qu’il ne voit pas encore, comme si celui-ci n’était rien d’autre que la dimension hurlante du présent, son cri étouffé qui pousse quelque part et qu’on verra plus tard, quand il nous éclatera au visage. Pas de justice donc, tout au plus une consolation.

Artaud dit bien « parler » mais au fond il sait très bien qu’il ne s’agit pas de cela, parler est devenu impossible, parler est devenu interdit. Parler à qui ? Les gens qui nous blessent et se détournent de nous sont précisément ceux à qui l’on voudrait dire tout en sachant que notre dignité ou ce qu’il en reste nous interdit de le faire. Ce n’est pas parler qu’il faut faire, c’est écrire. Ecrire pour déplacer le mal, pour déplacer les douleurs ficelées aux mots, pour les libérer, les attacher à d’autres mots neufs, d’autres corps moins meurtris. Les déplacements qu’opère le langage, la langue inouïe, consistent précisément à libérer des affects des corps dans lesquels ils étaient prisonniers pour qu’ils recouvrent une liberté sous un autre nom. Non plus souffrances par exemple, mais suppliciations. Un ciel s’éclaire dès lors que l’on prononce ce mot, un ciel d’éclairs et d’orages, un ciel violent, teinté de jaune et de violet, de noir, où souffrir est comme un nouveau pouvoir, un terme doté d’un nouveau sens. C’est une nouvelle puissance qui sans liquider complètement les maux d’hier les pétrit autrement. Le droit de parler est un droit de se réinventer, un droit de triturer la langue, de la faire dégorger, de la réenchanter. L’étrange musique, stridente, hurlante, bavante, riante aussi. Musique intraduisible dont le poète tire son chant, à la limite de l’audible, car la pensée n’est pas réductible au langage. En effet, il n’y a pensée que lorsqu’un tourbillon s’élève dans le cerveau, un ouragan de mots, un cyclone au centre duquel nous fixe un œil de mort, une tache aveugle et muette qui nous attire comme si il y avait là la promesse d’une jouissance inconnue. Etrange consolation dirons-nous, il s’agirait plutôt d’un vertige, d’un envol ou d’une chute.

Ni justice, ni consolation donc - mais affranchissement. Le droit de parler est un droit d’écrire qui libère les affects en les requalifiant jusqu’à produire cette libération que le corps du poète appelle de tous ses vœux. La liberté poétique est une insurrection qui prend la forme d’un poème ou quel que soit le nom que l’on donne aux lettres qui couvrent une page de cahier ou un écran d’ordinateur. La liberté est en fait une libération. Tout le corps se prolonge et s’échappe par la main qui écrit et pisse son encre. Un corps se détache du corps réel pour exister ailleurs et autrement. C’est ce qu’on appelle habituellement une œuvre d’art. La libération est à ce prix que la liberté s’incarne ailleurs qu’en soi. Projetée, expulsée, on s’en délivre enfin (la soif qu’elle entretenait gâchait la vie). Ce qui s’écrit ne nous regarde plus alors que de ce lieu inhabitable où peut-être quelque chose se répare ou se réparera. Ne doit-on pas penser que le poème est toujours à naître, comme l’étaient les filles d’Artaud, les très aimables, les toujours désirables et à jamais impossédables ? Le droit de parler fut un droit d’exister qui se passait de justice et de consolation, il est désormais une présence pleine et déchirée dans laquelle le langage trouve son origine mais non sa fin. Ici rien ne finit. Perpétuellement s’épanche le songe informulable qui tourmente l’univers - et son irrépressible besoin de mots.

20 décembre 2020
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