Je la revois (Dieu, blonde et permanentée)
Dans la discrétion des colloques de spécialité, les chercheurs s’aventurent parfois à parler de Dieu. Au dernier Colloque de Cerisy, deux intervenants l’ont amené sur le tapis, si l’on peut dire.
Dans une conférence empreinte de poésie intergalactique, l’astrophysicien Michel Cassé expliquait qu’il n’y a que deux solutions à l’existence du monde tel que nous le connaissons : Dieu, ou bien les Multivers. C’est-à-dire que, ou bien tous les univers possibles existent par les lois autonomes de la physique, et nous occupons le seul où les humains sont faisables (ce qu’on appelle le principe anthropique), ou bien Dieu a créé spécialement un univers particulier, dans lequel la vie est possible. Ce genre de raisonnement est basé sur l’observation empirique que les constantes de l’univers (constante de la gravitation, masse des particules, charge de l’électron, constantes de Planck etc. ) sont très finement ajustées ; sans cet ajustement très fin, aucune forme de stabilité atomique n’est possible (et partant aucune chimie, ni biologie). Il faut préciser que c’est un des arguments favoris des créationnistes canal Intelligent Design.
Dans une autre conférence, le philosophe Heinz Wismann en est venu à expliquer que la science est une sorte de religion, et d’ailleurs que seule la chrétienté se prête à la recherche fondamentale. Brouhaha dans l’assistance, malaise.
Je veux bien expliquer ce que je crois avoir compris, sans pour autant qu’il s’agisse d’un compte rendu. Wismann prépare un livre, il faudra aller à la source. L’argumentaire convoquait de véritables morceaux de Parménide et de Cassirer que, au risque de passer pour plus idiot que je ne suis, je serais bien incapable de restituer dans le débat.
Pour ce philosophe, la science repose sur une mathématisation des phénomènes qui est d’essence métaphysique. Depuis Galilée, on prête à l’univers un langage "divin" qui est celui des mathématiques. Pour Wismann, les fonctions mathématiques servent à relier des objets idéaux (sphères parfaites, paraboles, ellipses etc.) aux objets imparfaits et corruptibles que l’on voit au quotidien. Les mathématiques sont une sorte de lien entre Dieu et les choses. La foi dans les mathématiques, comme leur usage au quotidien, témoigne d’une sorte de religion.
De ce point de vue, la religion chrétienne serait particulière : c’est la seule dans laquelle Dieu s’est incarné dans un homme éminemment fragile et temporel (le Christ). Cette incorporation de l’éternel dans le séculaire reflète la démarche des chercheurs qui cherchent la perfection mathématique formelle, dans des objets corruptibles et changeants. C’est un parallèle osé, qui évacue l’apport des Grecs, des Arabes ou des Indiens. Il va sans dire que cette conférence a provoqué quelques quolibets.
A titre personnel, je ne m’autorise pas à parler de Dieu pendant mes heures de travail (n’en ayant strictement pas le droit, et étant très attaché à la sécurité de mon emploi). Cependant, je suis un expérimentateur, et de ce fait, sensible au réel empirique. Ce réel est parfois plus pataphysique que métaphysique.
Ainsi, en écoutant la conférence de Heinz Wismann, et ses arguments profonds et très réfléchis, soudain, je l’ai revue.
Par un enchaînement de circonstances tout à fait extravagant, j’en étais venu il y a quelques années, à rechercher un acte de vente d’un terrain datant de 1919. Au bureau des hypothèques d’Avranches on m’avait aiguillé vers les Archives Départementales de la Manche, où pouvait se trouver ce document, si tout n’avait pas brûlé lors de la destruction de la ville dans le grand bombardement de 1944.
C’est ainsi que je m’étais retrouvé un matin à la bibliothèque des archives de Saint-Lô.
Saint-Lô est cette ville du bocage Normand, chef-lieu de la Manche, où la place centrale porte le nom folklorique de Place de la Laitière Normande, laquelle laitière, pour mémoire, est une vache.
Il est certain que Dieu apparaît dans les petites gens, les petites choses et, comme le diable, dans les détails, des détails improbables.
Elle était au bureau de l’accueil. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, arrondie probablement par la consommation atavique de beurre doux. Elle avait ce cheveu soyeux et clairsemé des personnes âgées, bien mis et permanenté. Elle était très souriante. Elle m’invita à m’asseoir, et, après que j’eus demandé à consulter les archives, elle m’expliqua qu’au préalable, il fallait que je m’inscrive à la bibliothèque pour que j’aie une carte d’accès. C’était gratuit, et cela ne prendrait que quelques minutes. C’est ainsi que je déclinai mes Nom, prénom, adresse, l’objet de ma visite. Elle déroulait sur son ordinateur les cases d’un logiciel de gestion, remplissant méticuleusement chaque ligne. L’informatique, ça ne pardonne pas. Elle leva enfin la tête pour me demander ma « Profession », qui semblait requise par le logiciel. Je répondis « chercheur ». Je la vis alors d’un air intrigué dérouler avec le tabulateur ce qui devait être un onglet prédéfini avec une série de professions pré-pupitrées. On trouve ce genre de déroulement dans de nombreux logiciels. On visite ainsi tous les choix offerts et on surligne le choix pertinent, qui est enregistré.
Je commençais à identifier chez elle une sorte d’embarras, au fur et à mesure qu’elle montait et redescendait le long de la colonne déroulée, cherchant visiblement « chercheur », une profession inexistante. Depuis quelques secondes ses yeux étaient figés sur son ordinateur, elle n’osait pas me regarder, me dire qu’elle avait fait chou-blanc. Enfin, ses yeux s’illuminèrent et une sorte d’énorme soulagement se dessina sur son visage ; ses boucles blondes colorées à la teinture ammoniaquée en rayonnèrent d’aise. J’imagine que cette dame, aimable et souriante, avait pour consigne ou habitude de ne pas humilier les visiteurs, et qu’elle devait être fréquemment exposée à des professions qui ne sont pas reprises dans l’ordinateur. Ainsi, pour ne pas vexer son vis-à-vis, elle devait proposer avec tact la profession la plus approchante, par une sorte de déduction requérant toute sa finesse ou à tout le moins un peu d’intuition. C’est donc ainsi que la dame à l’accueil me proposa triomphalement :
−Ah je crois que j’ai trouvé : Ecclésiastique ! « Ecclésiastique », c’est bien ça… chercheur, c’est bien dans Ecclésiastique, non ?
Je la regardai mi amusé, mi stupéfait, et murmurai quelque chose d’à peu près insignifiant ;
−Euh, Ecclésiastique ??... Euh… je ne sais pas non, enfin, je ne crois pas.
Je fus tellement surpris, à vrai dire, qu’au-delà du mot « Ecclésiastique », je ne me souviens d’à peu près rien. Je ne sais plus si je fis changer ma « profession » à la dame, ou bien si pressé d’aller faire mes recherches dans les micro-fiches, je laissai tomber et acceptai que je sois, pour l’ordinateur des Archives Départementales de Saint-Lô, un Ecclésiastique. Je n’ai gardé de cette visite aux archives que ce souvenir, et je ne sais même plus si j’y trouvai finalement le document de 1919 que j’étais venu chercher. Comme quoi les souvenirs s’impriment dans un ordre d’importance sans rapport avec notre volonté propre.
Cependant, les années étant passées, et ce débat sur science et religion revenant périodiquement sur le devant de la scène, je me demande si, au fond, la petite dame permanentée derrière son bureau de Saint-Lô, n’avait pas autant raison que le philosophe érudit spécialiste de Parménide et de Cassirer. Aujourd’hui les chercheurs sont sollicités de partout pour redonner un sens à la structure du monde, servir d’alibi à la métaphysique, rendre des oracles ou prononcer de terribles prophéties, quand on ne nous demande pas des miracles médicaux ou de grandes messes télévisuelles. Chacun pourra en trouver autant d’exemples qu’il voudra.