Je le revois (le pain azyme)

Ça devait bien arriver un jour, ce fut donc hier vers 18h30. Une jeune fille pas très jolie s’est levée dans le métro bondé pour me laisser sa place. Ça y est je suis officiellement vieux. Il est vrai que j’étais fatigué, marqué, mal rasé, et que je pouvais sans doute passer pour un vieillard. De surcroît je tenais dans ma main le rapport de l’IRM du foie que je venais de subir : la demoiselle a dû penser que ce pauvre vieux pitoyable n’en avait plus pour longtemps, et qu’il convenait de le laisser s’asseoir. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de vérifier, mais peut-être occupait-elle une des places réservées aux femmes enceintes et aux grands vieillards. Sans doute cette imagerie pénible avait-elle creusé doublement mon visage, puisque d’une part je devais être à jeun depuis le matin pour un examen à 16h, et d’autre part tout ne s’était pas passé comme prévu.

Comme tout bon hypocondriaque claustrophobe, je m’étais armé de courage pour subir stoïquement l’examen. Dans le caisson IRM, je refaisais dans ma tête le trajet depuis la sortie d’autoroute jusque chez moi ; l’examen n’était pas fini en arrivant à La Rochelle-Normande, et j’avais décidé de pousser jusqu’à la mer ; et c’est en arrivant vers Sartilly que l’on m’avait annoncé dans la sono que c’était fini. La table roulante m’avait sorti du tunnel et j’avais pu aller attendre dans le couloir qu’on vienne me chercher pour les résultats.

Au bout d’un temps qui m’avait paru infini, j’entendis appeler mon nom dans le box, j’y allais en me disant bon je vais avoir le résultat, courage. Mais non, arrivé à la porte, la préparatrice m’attendait avec une autre chasuble bleue et elle me dit « on doit refaire une séquence, vous pouvez enlever le pantalon et le haut, gardez vos chaussettes et le caleçon, et remettre ça, SVP ». Je devais retourner dans l’aimant, ce qui, c’est le moins que je puisse dire, ne me parut pas du tout normal après une heure passée dans le couloir à attendre le résultat, et m’inquiéta beaucoup. Persuadé que j’étais cuit, je fis dans ma tête un nouveau trajet jusqu’à la station-service pour y prendre de l’essence, puis repartir vers Carolles voir mon père, en attendant que ce boucan infernal passe. Vers Bouillon j’entendis la porte de l’espace blindé s’ouvrir, et la jeune préparatrice vint me délivrer. Voilà c’était fini. J’attendis encore le résultat avec une certaine anxiété cette fois, et finalement une doctoresse pas trop mal gaulée vint me chercher pour me dire en souriant que tout allait bien et que mon foie était parfait, que j’aurais les résultats pour le dosage du fer demain.

Parce que depuis plusieurs années j’ai une anomalie sanguine carabinée qui laisse présager une maladie systémique appelée hémochromatose, dont ma grand-mère est morte prématurément. Ce n’est pas tout à fait certain, car le séquençage génétique qui a été effectué pour le confirmer s’est perdu deux fois entre le service qui fait les PCR et la consultations d’hépatologie. Pour une raison bizarre genre informatique et liberté, les séquences d’ADN sont interdites de transfert par le réseau, et les résultats doivent prendre le chemin des écoliers, en conséquence de quoi ils n’arrivent pas, et on ne sait toujours pas si j’ai une maladie génétique susceptible de m’emporter.

En tout état de cause, l’examen du foie était normal, ce qui est plutôt bon signe, puisque tous mes examens antérieurs étaient mauvais, on m’annonçait à chaque foie une stéatose, dite foie gras, pouvant être le signe précurseur de cette merde. Je pus donc apprendre à la doctoresse que depuis plusieurs mois j’avais renoncé à la viande, aux sucreries, à la crème, bref à tout ce qui fait la joie de vivre dans l’espoir de retarder la survenue des symptômes, et que j’étais même devenu végétarien, ce qui devrait stupéfier mes amis qui savent combien j’aime la viande de bœuf grillée façon asado, depuis mon enfance carnée vécue en Amérique du Sud (en Uruguay pour être précis).

Cependant, ce qui a déclenché l’écriture de ce « je le revois » ce n’est pas le besoin de m’épancher à propos du diabète bronzé et d’une IRM angoisseuse, mais c’est qu’après que cette jeune fille m’ait proposé sa place je me suis demandé quand j’avais donné ma place dans le métro pour la première fois. Et certes, ce n’est pas quelque chose que j’aurais pu retenir. Cependant, en regardant cette jeune fille venir en aide à un vieux éprouvé comme moi, tout à coup je l’ai revue.

C’était il y a cinquante ans. Comment est-il possible que je m’en souvienne avec autant de précision ? Cette vieille dame était assise sur le bord du trottoir. Elle était un peu forte, portait un tailleur bleu, elle avait des sortes d’escarpins à talons hauts pas du genre que l’on porte pour marcher. Elle avait un petit sac à main. Je revois ses cheveux noirs, blanchis à la racine, comme chez ces femmes aux cheveux blancs qui se teignent de loin en loin. Elle était appuyée contre un gros rouleau de moquette en largeur 2 ou 3 mètres. Elle semblait épuisée, presque évanouie. Je descendais la rue des Carmes en rentrant du Collège, qu’on appelle Petit Lycée sur la Montagne Sainte Geneviève. En arrivant à sa hauteur, je la vis se tourner vers moi et tendre sa main libre en murmurant d’une voix presque inaudible quelque chose comme « à l’aide ». Je m’approchai donc d’elle vivement pour l’aider à se relever. Elle me demanda si je voulais bien monter son rouleau de moquette chez elle. Bien entendu j’acceptai et me voilà portant sur le dos ce gros rouleau de moquette, et la dame montant devant moi avec ses escarpins qui lui tordaient les chevilles, son tailleur boudiné par ses bourrelets et son sac à main accroché au poignet d’une main serrée de façon intermittente sur la rambarde qui semblait la tirer vers le haut comme un remonte-pente. Je ne sais plus qui a dit qu’avec les femmes, le meilleur moment c’est quand on monte l’escalier, mais là, franchement, non. Finalement nous pûmes entrer chez elle. Elle habitait un studio, ou plutôt une chambre de bonnes comme on disait à l’époque, avec nonobstant un petit renfoncement faisant cuisine et une salle de bains. Les meubles étaient poussés dans les coins, et le sol n’attendait plus que ce bout de moquette que je l’aidai à dérouler. Il n’allait pas jusqu’aux plinthes, et ça faisait plutôt un grand tapis, mais apparemment elle en était très satisfaite et pour ainsi dire heureuse. La BA étant finie, je m’apprêtais à partir quand elle se précipita dans sa cuisine et revint en me disant "tiens mon garçon c’est pour toi, pour te remercier", et la vieille dame me donna ça :

Je rapportai ce truc à la maison, racontai cette histoire à ma mère, et nous posâmes ça, sans savoir ce que c’était sinon que c’était comestible, sur une étagère où il resta des années, avant qu’un jour il disparaisse, peut-être tombé en morceaux, mangé par les souris ou moisi et jeté.

Ce n’est que bien plus tard que j’appris au détour d’une allée d’un supermarché, que cet objet était un pain azyme. Et aujourd’hui que je revois ce pain azyme sur l’étagère du salon rue Galande dans le tout petit appartement que nous habitions avec ma mère et ma sœur, je me demande pourquoi j’y repense aujourd’hui avec une telle acuité, et tout à coup je me dis que peut-être quelque part, quelqu’un qui veille sur moi me fait signe qu’il va aussi falloir penser à supprimer le pain normal et passer à un pain moins calorique et sans aucune matière grasse.

26 octobre 2024
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