L’ami oublié, 4 | Aimer la précision
Je rencontre Bernard Pautrat, l’ami d’Emilio del Solar — Emilio del Solar qui conservait deux livres de Jean Vaudal — que Jean Vaudal avait dédicacés à deux amis chiliens [1]. Deux amis artistes. Jean Vaudal était écrivain et ingénieur, diplômé de l’École centrale des Arts et Manufactures. Emilio était mathématicien et musicien. Ces deux langages me sont étrangers. Je ne comprends pas grand-chose à la musique, j’en écoute peu. Il arrive que j’entende un même morceau deux fois, à peu de temps d’intervalle, et ne parvienne pas à le reconnaître. Ça glisse sur moi. Je n’étais pas mauvais en maths, à l’école, mais c’était une gymnastique facile qui ne me procurait aucun plaisir. Pourtant, plusieurs écrivains que j’admire s’intéressaient à cette discipline : ces ressorts-là des œuvres de Queneau ou Perec m’échappent un peu. Je comprends seulement qu’il y a de la science, de la logique et de la rigueur dans leurs jeux. La création artistique n’est pas séparée de ça. Si elle peut s’épanouir en toute fantaisie, elle peut aussi s’ancrer dans un raisonnement solide. J’aime bâtir une structure avant de commencer à écrire. Ou plutôt : commencer à écrire, c’est déterminer les règles auxquelles mon texte se soumettra — avec lesquelles il jouera. Rue des Batailles est construit sur une grille. Il me semble que je parle de Rue des Batailles à Bernard, au café, le jour de notre rencontre, mais pas pour argumenter sur le terrain mathématique. Plutôt pour lui expliquer mon goût de l’archive, et comment elle nourrit mon désir de création. Bernard a enquêté, lui aussi, sur un personnage de l’ombre, traducteur oublié de Spinoza. Bernard est philosophe : sa langue s’articule selon des règles scientifiques : une logique, une démonstration. Je suppose que ça se passe ainsi. Je ne lis pas de philosophie. La langue est mon outil de travail, mais différemment. Je m’occupe de littérature. Et Bernard aussi, car il a traduit des auteurs qui n’étaient pas philosophes. Traduire est une autre manière d’écrire de la littérature. C’est aussi une discipline technique. Nous avons peut-être parlé de ça. Je ne m’en souviens plus précisément. Mais l’idée a suivi son chemin dans ma tête : art et technique. Jean Vaudal = ingénieur + écrivain. Et dix jours plus tard, Bernard m’envoie un numéro de La Nouvelle Revue française dans lequel figure une nouvelle de Jean Vaudal : « Épures sur le sable » (nᵒ233 du 1ᵉʳ juin 1933). Il m’écrit : « L’as-tu ? Très beau texte, on sent l’ingénieur, oui. »
Je ne l’ai pas, non. Je le découvre. J’aime le titre. Le mot « épure » : un dessin technique. Dès les premières lignes, je reconnais une voix familière, un personnage, car cette nouvelle est devenue le début, sans retouche, de son roman Le Tableau noir — ce tableau sur lequel le narrateur adolescent et orphelin trace ses équations, ses spéculations astrophysiques. À la mort de l’oncle qui était un père pour lui, il dit :
Pourquoi est-il mort ? Pourquoi ? J’avais cru abandonner sans retour la mécanique céleste, pourtant, aujourd’hui, je n’ai pu m’empêcher de jeter un coup d’œil sur le tableau noir.
Mes derniers calculs, qui ne menaient à rien, s’y étalent encore. Pas une lettre effacée. Soudain, un éblouissement me ferme les yeux. Un signe à changer, un petit coup de chiffon (non, le doigt, humecté de salive), un petit coup de craie et voilà, devant moi, totale, achevée jusque dans ses détails les plus ténus, triomphante, dérisoire — la solution. Un problème si simple ! un problème enfantin !
Pourquoi mon oncle est-il mort ? Une idée absurde me traverse l’esprit, absurde, mais comment la chasser tout à fait ? [2]
Et moi, je suis ému. Malgré la froideur des chiffres, des symboles cryptiques dessinés à la craie. Il me semble qu’un des motifs, qu’une des couleurs de l’écriture de Jean Vaudal réside dans ce langage abstrait qui lui tient lieu de pudeur (la rigueur du raisonnement empêche le débordement lyrique), mais n’atténue pas la sensibilité, au contraire, car sa méthode scientifique est un désir de savoir plus, de savoir mieux et de fouiller plus loin : elle l’accompagne dans sa quête de vérité jusque dans les zones profondes où naissent les émotions.
Tenter un récit, c’est croire les termes ordonnés et la loi découverte. Un récit, c’est une illusion. Je n’aime pas les métaphores, les symboles, les prémonitions, les faits significatifs. Je n’aime pas les coïncidences. J’en vois partout.
On pourrait représenter la vie — je veux dire : tout — par ces sortes de successions, de récurrences, une série de séries, des séries de telles séries, etc… Et puis, tout à coup — il le faut bien : tout à coup — tout arrive en même temps. La loi, c’est ce désordre. Termes en nombre infini, infiniment variés, et leurs infinies réactions réciproques… Chaque fait devient une moyenne, chaque mouvement une résultante, chaque croyance une statistique. [3]
Je me souviens de l’amitié entre Paul Vauquier et Jacques Lamballe, le littéraire et le scientifique, dans Un démon secret : « Nous nous trouvons tant de différences parce que nous nous regardons en myopes. » S’attacher aux oppositions de détail, c’est s’aveugler, alors il faut prendre de la hauteur et s’observer à distance, pour comprendre combien on est proches l’un de l’autre — peut-être même que nous ne faisons qu’un. Il faudrait envisager une fusion. Que le poète devienne ingénieur, et réciproquement. Pourquoi pas ?
J’ai consulté à l’Imec un manuscrit inédit de Jean Vaudal. Je ne l’ai pas lu en entier, bien qu’il soit bref, car d’autres archives m’intéressaient davantage — j’en reparlerai ici, et surtout j’y retournerai, car les photos sont interdites pour des questions de droits d’auteur. J’ai beau expliquer que les droits de Jean Vaudal appartiennent à l’État (qui a d’autres chats à fouetter, d’autres patrimoines à exploiter que les pauvres œuvres de mon auteur oublié) et qu’il entrera dans le domaine public en 2026, je n’ai aucun régime de faveur : il faut recopier les textes sur place. Les Arcanes de la rigueur est conservé dans le fonds des éditions des Trois Collines, la maison suisse qui publiait pendant l’Occupation les textes d’auteurs engagés dans la Résistance ou qui refusaient de travailler avec les éditeurs français collaborationnistes. Le tapuscrit de Jean Vaudal (quarante-huit pages recto-verso) est un essai sur Paul Valéry. Bon. Je n’ai jamais lu Paul Valéry. Ça commence comme ça :
Il nous faut aimer la précision.
Il le faut et, d’abord, chaque écrivain prétend exiger cette rigueur de soi-même. » [4]
Le style est aride. Beaucoup de références inconnues me laissent au bord du texte. Je m’accroche. Et peu à peu je comprends où il m’emmène. La direction voulue par l’auteur m’échappe peut-être encore, mais je perçois le chemin que j’ai envie de tracer, moi lecteur, dans ce texte : le portrait idéal (la défense ?) d’un artiste-ingénieur. Je recopie les passages les plus explicites à ce sujet : ceux qui affirment que ce mariage de la carpe et du lapin est possible. Un chapitre s’intitule : « Stéphane le mathématicien » — à propos du poète Stéphane Mallarmé. Et le suivant : « Léonard l’ingénieur » — à propos de Léonard de Vinci. Je vole cette phrase manifeste : « Il est un autre homme de l’art, dont matériaux et moyens se peuvent, bien plus réellement que ceux du mathématicien, comparer à ceux du poète : c’est l’Ingénieur. » Et encore cette bribe : « Lorsque l’ingénieur est poète, c’est-à-dire lorsqu’il opère non plus sur le carbone ou les ondes lumineuses, mais sur les mots. »
Jean Vaudal, ou plutôt Hippolyte Pinaud puisque c’est son nom hors de la littérature, est diplômé de l’École centrale en 1924. Il est l’ami de Roger Mengin, lié à la famille des « hydro-pompes Mengin », qui a épousé sa sœur Adrienne Pinaud en 1919. Dans les années 1930, il travaille chez Rateau à La Courneuve (je crois qu’une partie de l’usine existe toujours), puis pour la Société technique des appareils centrifuges industriels (STACI) à Paris. À partir de 1941, il dirige Ilex, une entreprise de pompes hydrauliques, au 19, boulevard Haussmann à Paris. Sa carrière littéraire se déploie en parallèle. Non, pas en parallèle, ce n’est pas le bon terme, car les parallèles ne se touchent jamais (voyez que j’ai tout de même quelques notions de géométrie), et j’ai dit que ces deux lignes, chez Jean Vaudal, s’emmêlaient toujours. Certains le lui reprochent d’ailleurs (Robert Kemp dans La Liberté : « On dirait que pour construire ces « figures semblables », M. Vaudal a pris l’équerre et le compas, tant elles sont exactes »), tandis que d’autres l’en félicitent (Jacques Debû-Bridel dans La NRF : « J’ai parlé de la préciosité de ce roman où le symbole poétique et les mathématiques tiennent une part si large et si active. M. Jean Vaudal a poussé l’audace sur ce point jusqu’à l’extrême limite »). Tous en font une marque distinctive de l’auteur (Jean Paulhan dans Les Lettres françaises : « Les sentiments les plus intimes — obsessions, rêveries — y sont traités avec trop de rigueur : comme un théorème. Au fait, tel est justement le sujet du troisième roman de Vaudal (et le plus grand des trois, sans doute) : Le Tableau noir »). Pour le monde littéraire, la casquette scientifique de Jean Vaudal est, au choix, un boulet encombrant ou un regard singulier porté sur les lettres. Dans tous les cas, impossible de l’ignorer.
Je me demande si « la réciproque est vraie » — adoptant moi aussi le vocabulaire logico-mathématique. Autrement dit : comment étaient perçues ses activités artistiques dans l’autre monde, celui de ses collègues de bureau d’étude et d’usine, des diplômés de l’École centrale ? Qui donc savait, parmi eux, lorsque Hippolyte Pinaud est arrêté le 7 juillet 1944 à son bureau chez Ilex, qu’on arrêtait aussi Jean Vaudal, membre du Comité national des écrivains, l’un des fondateurs des Lettres françaises avec Jacques Decour (fusillé deux ans plus tôt au Mont-Valérien) ? Dans le rapport d’enquête des Renseignements généraux conservé aux Archives de la Préfecture de police, cherchant à connaître « les motifs de l’arrestation par les autorités allemandes » de « M. Hippolyte Pinaud », il n’est fait aucune référence à son travail littéraire. Son pseudonyme n’apparaît même pas. Ce rapport n’est qu’un bête CV d’ingénieur. Or, quand on traque un ennemi politique, on ne peut pas négliger ses activités intellectuelles, ses fréquentations artistiques — forcément louches. Est-il possible que la police ait ignoré sa double identité ? On voulait éliminer Hippolyte Pinaud l’ingénieur-saboteur, qui coupait des câbles de communication et détruisait le fichier du STO : c’était lui la cible, pas Jean Vaudal l’écrivain, le critique qui contribuait à La NRF d’avant-guerre et qui a préféré garder le silence quand elle est devenue une revue collabo. Il a été arrêté sur son lieu de travail. Ses collègues ont forcément été interrogés. Mais, si ça se trouve, au bureau, il n’avait dit à personne qu’il était écrivain.