L’amour la poésie

Jadis, Poïena d’Hélène Sanguinetti (Flammarion, 2025)

Ce vocable qui intrigue, Poïena, incarné dans l’étrange idole païenne ornant la couverture du livre, de quoi, de qui est-il le nom ? C’est d’abord, dit l’exergue, « l’autre nom de son / amour (perdu), de la vie (continuée). » C’est aussi le poème lui-même, dont Hélène Sanguinetti rêve l’étymologie (le mot est emprunté au grec ποίημα, par le biais du latin poema), jouant à lui donner une tournure féminine (quoique ce ne soit pas le cas ici, l’a final est ordinairement le signe du féminin), sous-titrant son recueil une poème – non revendication féministe, mais moyen poétique, qui contamine par proximité la figure de l’amour. Et revient en mémoire le beau titre d’Éluard, éloquent dans sa simplicité, L’amour la poésie, ces deux sœurs excessives qu’Hélène Sanguinetti confond dans le nom de Poïena.

Ce recueil ne se donne pas d’emblée. Jadis, Poïena est un livre de la mémoire – des mémoires. Il faut le relire pour en démêler les strates temporelles. Le temps de Poïena, le jadis de l’amour et de la poésie (« "J’adore tes yeux" / c’est matin, c’est l’été dans la cuisine… ») n’en est pas le tout. Un avant y d’abord est évoqué, le temps lointain et insistant de l’adolescence et de la jeunesse, celui des calanques et des folies vélocipédiques, de l’île Maïre et de « Fiancé 1er », ce temps de la découverte du monde, recréé tout bruissant de ses multiples voix, enchanteresses ou familières (« Eh, morveux de mes… »). Est rappelé enfin, sous la forme de séries d’instantanés en prose, le temps minutieux de l’enfance (« Dans le lavabo, les fleurs de camomille flottent… »).

À ce passé heureux, multiple, foisonnant, intriqué à la réalité, mais qui revêt souvent les couleurs du mythe (outre les trois sœurs, les Muses, on y voit passer des créatures issues des contes médiévaux et même, semble-t-il, les rois mages), s’oppose un présent douloureux : le temps du deuil après la perte de celle qui, jadis, fut Poïena, dont l’image s’est figée (« …mourir t’AVALE sans que / rien de bouge… ») et dont le nom reste tu : « Poïena est un secret ». L’insatiable énergie qu’on connaît à Hélène Sanguinetti, son exubérance, sa vivacité, se heurtant tout à coup à l’absence, se perdent dans le désert des jours – « sans toi que faire ? ». Et c’est l’occasion de vers magnifiques, émouvants, d’une grande pudeur, non thrène mais élégie :

Aujourd’hui,
elle est très morte
Toute le monde sait
qu’elle fut son amour
Plus de gencives.
Des pestes, des
invasions, viols avérés,
ordures partout
manifestations à
tronçonneuses
– comment
se remettre en route
Avant il y avait toi
Poïena
C’était avant,
tête est fracassée
d’y penser

Quoique ces pages soient souvent luxuriantes, leur ensemble est réglé d’une façon assez stricte. Les trois époques évoquées (l’avant, le jadis et le triste aujourd’hui) forment une sorte de triptyque – sans rigueur excessive : il arrive que les époques se mêlent, que revivant son adolescence, Hélène Sanguinetti revoie soudain Poïena morte : « …oubliée / dans le fossé / des oubliés / dans les cendres… ». Comme dans la poésie classique, chaque partie est introduite par une adresse (souvent insolente) aux Muses : « Dansez-vous encore / par lune rouge / vos voiles rubans fatrassés / Muses ! ». Ces poèmes aux vers courts, d’une langue rapide, fréquemment dépourvue d’articles (« Puisque mort est là… »), sont évidemment écrits pour la voix. Celle, très singulière, d’Hélène Sanguinetti est flexible, muable, elle prend des couleurs variées selon les thèmes et les époques. Ces trois parties sont séparées par deux sections, intitulées « Fille de », de nature et de forme différentes. Ce sont de très courtes proses qui arrachent des bribes de souvenirs à l’enfance, de ces images minimes qui vous poursuivent toute une vie, inexplicablement. Elles sont aux poèmes ce que sont les prédelles à un retable d’autel.

À cet ensemble, qui forme Jadis, Poïena à proprement parler, l’éditeur (Yves di Manno) a suggéré d’adjoindre un texte très ancien, Fille de Jeanne-Félicie, le premier que l’autrice ait reconnu pour sien, texte adoubé par René Char (« …il vient de très loin avant vous, et il ira très loin après vous… ») avant de figurer, bien plus tard, dans son premier recueil (De la main gauche, exploratrice, Flammarion, 1999). Dans sa préface, Hélène Sanguinetti dit avoir d’abord été gênée par le rapprochement de ces deux textes que quarante ans séparent – comme si elle refermait la boucle de son existence1, elle dont le motto est plutôt « En avant !2 » : pure énergie. Mais Poïena marque bien un retour sur soi, par-delà les années, et il y a indéniablement des résonnances communes entre les deux textes : l’enfance, le recours aux contes, l’invocation aux Muses par exemple. Les petites proses de « Fille de », écrites semble-t-il après les parties en vers de Poïena, en écho à ce premier texte, assurent aussi une certaine cohésion au livre.

Fille de Jeanne-Félicie, dédié à la mère de l’autrice, est composé de très courts poèmes, parfois limités à un seul vers. Dans la plupart, toute forme de récit a été effacée, ce qui en fait de pures énigmes. Lisant ces pages arrachées à on ne sait quelle histoire, ou légende, il faut accepter de renoncer à une appréhension immédiate. L’influence de Char, la figure tutélaire de ses débuts, y est sensible, par l’effacement des circonstances (on sait qu’après une ébauche née des faits, il reprenait son poème jusqu’à lui donner une visée intemporelle, quasi oraculaire, où l’évènement ne se rencontre plus), et aussi, ici et là, par le ton :

Refuse ce qui n’a pas laissé en toi un peu d’ombre,
en toi le poing levé du parieur dans le combat de coqs,
et ce bourgeon du marronnier, derrière son voile.

Mais Hélène Sanguinetti s’en détache souvent, explorant une voie moins altière, par exemple dans des pièces qui ont l’obscurité et le charme des comptines...

Le port avait donné aux cartes la famille à doigts signés :
Valet de mer, Valet de songe, mêlés d’oiseaux, de menthe, de muscat.

...et l’on entend déjà, ici ou là, sa voix future : « Assez de manières ! Coupons des jambes, tranchons des têtes… »


1 Une anthologie, publiée en parallèle à ce recueil (Cargo bleu sur fond rouge, LansKine, 2024) permet de parcourir ces années d’écriture.
2 L’expression revient dans la plupart de ses livres. On la lit à nouveau dans Poiëna. Dans Fille de Jeanne-Félicie, elle prend la forme : « Hue les mots ! »

24 avril 2025
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