L’école de théâtre est fermée. Un cas positif est déclaré...

© Miliana Bidault

L’école de théâtre est fermée. Un cas positif est déclaré. Tout le monde doit faire un test PCR. Tout le monde ne doit pas revenir avant une semaine. Je ne verrai pas / plus mes élèves en vrai, mais pour de faux, en visio. J’en termine avec ce second groupe et je rencontre le prochain dans dix jours, quand l’école rouvre, si tous les tests sont négatifs. D’ailleurs moi je n’ai pas de symptômes. Rien, rien de rien. J’avais proposé qu’on se retrouve square Joffre, à l’air libre, mais ce n’est pas possible. Donc je ne vais pas à Asnières cette semaine. Je crée mon invitation Zoom. Une élève a des symptômes respiratoires, deux autres sont très fatiguées. Pendant ce temps, l’occupation des théâtres se poursuit. Un article dans la presse évoque l’école et ses élèves, qui occupent le théâtre de Gennevilliers – Pascal Rambert lui donna ce nom, si moderne à l’époque : T2G.

En attendant, la ministre de la Culture est hospitalisée, pour cause de Covid, elle ne se balade plus nuitamment dans les théâtres occupés.


Demain, je retrouverai les visages dans les petits carrés de l’écran.

Je m’aperçois qu’il faut que je me livre autant qu’eux.

Les exercices que je leur donne, je dois les appliquer à ma personne.

Ils écrivent, j’écris. Ils écrivent leur vie, j’écris ma vie. Ils livrent leurs souvenirs au gré des « je me souviens », je tente une liste de « je me souviens ».

Ils peuvent me lire dans mes livres, je ne suis pas un psychanalyste, pas un mur fermé et opaque, neutre, gris, sur lequel projeter toutes leurs souffrances. Je suis un miroir inversé, avec des textes publics.

Je suis transparent. Accessible. Le contenu est disponible. Tout tient en quelques pages, si peu de pages, si peu de livres. Mais ils écrivent, j’écris. Ou écrivis. Je suis passé par là. Je suis aussi passé par les ateliers d’écriture, j’ai été élève dans un de ces ateliers, on s’écoute mollement, on s’applaudit, on se découvre par les mots. Je m’inspire de A., prof de l’atelier que je suivis. J’ai pris sa place. Je copie son travail, je la cite tout le temps. « Comme disait A., l’écriture, c’est... » Ils sont autour de moi, comme nous le fûmes d’elle. J’attends les textes qui montent, les voix, les corps qui se livrent. Mais je me livre aussi (tiens, ce mot...).

Les livres délivrent.

De quoi, de tout.


En ce moment, je lis un livre qui s’appelle Pureté.


La nuit tombe, et le soleil revient.


C’est mercredi.

Le printemps arrive à Paris, à Asnières aussi, j’imagine.

Fin mars arrive, avec son événement, à chaque fois, aussi surprenant, aussi neuf. On le connaît, le printemps, on l’a vécu, chaque année. Et pourtant, c’est toujours comme si c’était la première fois. Le ciel est bleu. Les chemtrails, dans le ciel, sont rares. Tout comme les avions (l’an dernier, jour pour jour, il n’y en avait pas). J’adore cette figure complotiste, le chemtrail (les traces que laissent les avions au ciel seraient des épandages toxiques pour nous soumettre à la volonté de Bill Gates, Georges Soros et j’en passe).

Ce sont des messages, des lettres, des signes, des symboles, des formes, des lignes, tracées à l’encre sympathique.

Simple ligne blanche, au départ, grossissant parfois pour former un gros nuage.

Je photographie une traînée de condensation qui a la forme d’un boomerang, comme si l’avion, survolant Paris, avait soudain changé de direction, à l’angle exact de cette forme. Je poste l’image sur Instagram. En boomerang, la photo revient : un ami m’envoie une vue du ciel, avec une traînée similaire, évocatrice de la même arme aborigène. « C’est le même avion », pense-t-il. Photographié d’un autre endroit dans Paris, à un autre moment. Nous nous envoyons des messages. Nous communiquons en morse. Parce que nous ne pouvons pas sortir – ou si peu. Parce qu’Asnières disparaît pendant deux semaines, en vrai. Parce que les visages des élèves vont venir chez moi – sur Zoom – et moi chez eux.


Je retrouve les élèves sur écran, petits visages bien rangés, Louison sur fond bleu, Viola en survêtement blanc, Jean-François dans sa chambre d’adolescent, Léo chez sa mère qui lit beaucoup de bouquins, Simon plein cadre avec ses grands yeux. Jean-François raconte sa vie comme un « blogueur voyage » enfermé en Chine pendant la septaine, avec plateau repas glissé sous la porte à intervalles réguliers et ennui, folie qui rôdent. Les murs rapetissent au fur et à mesure que les jours passent, ou s’élargissent.

C’est bientôt la fin de la septaine, nous pourrons retourner à l’école.

Louison n’a pas pu aller jouer en Alsace, elle écrit sur ça, sur le manque toujours du théâtre, sur sa remplaçante qui a pris sa place, tout à l’heure, sur le petit tabouret blanc, à jardin, à côté de son partenaire amant, alors qu’elle, Louison, est confinée chez elle. Nos vies deviennent insupportables, pleines de trous et de rendez-vous manqués, d’élans brisés. Je ne supporte plus. C’est une fatigue sourde, nerveuse, qui annule les envies, décale les voyages, enferme à petit feu. Dans une zone de 10, de 30 kilomètres ou plus grande, avec les inévitables attestations pour tricher, les cas de force majeure pour se rendre à la plage, ça aussi c’est tuant. Je n’ai pas envie d’écrire sur eux mais sur moi. Ecrire sur moi, sur la pandémie, sur cette même enseigne qui nous loge, c’est écrire sur eux aussi, sur leurs spectacles à l’arrêt – apprentis à l’école, ils sont aussi embauchés, normalement, dans des spectacles qui tournent. C’est écrire sur eux, soumis à la septaine au moindre cas positif dans l’école. Je n’ai pas envie de ce monde, celui qui se profile, le monde d’après masqué, où les gestes barrières perdurent et déconstruisent l’insouciance des années 2000 et 2010. Je regarde des photos d’il y a un an et demi, deux ans, un monde englouti avec ses sourires, comme les gens qui festoyaient sur les terrasses cannelées de Juan-les-Pins, en 1938. Avant le chaos. Toutes proportions gardées. Ces photos de vernissages, de fêtes, tout le monde hyper fringué, visages ouverts. La promiscuité. Je n’ai pas envie de ce monde angoissé, peureux, où tout le monde a peur de tout le monde, où il faut tout le temps montrer ses papiers. La ville est calme. Je rentre à la nuit, avec les junkies de la ligne 2. Les vitres teintées de l’autobus rendent la nuit encore plus noire. Je mens à l’ami qui me dit pourquoi je ne suis pas à Asnières. Je ne dis pas que je suis « cas contact », ou que je l’ai été, tant de jours après, alors que je n’ai aucun symptôme et que je n’avais pas croisé la directrice de l’école, diagnostiquée positive il y a une semaine. J’ai quand même fait le test, tout à l’heure, avec la foule de Belleville qui défile, au labo. Je n’ai pas envie d’un monde sanitaire, de cette parole mortifère, omniprésente, mais qui le veut ?

Avec les élèves, nous nous parlons dans nos petits carrés, ils sont bien calmes et miraculeusement, ça fonctionne. Mais c’est comme la différence entre aller au spectacle et rester chez soi devant sa télé. On rentre du spectacle enthousiaste, baigné, porté, nourri. On éteint sa télé dépité. Toutes les 40 minutes, je relance le Zoom et ils lisent leurs dernières productions. Je lis le texte de Marina, absente, malade – elle aussi. On se quitte en prenant une dernière photo, de nous confinés, dans les jolis petits carrés. Ils n’étaient que cinq, sur neuf, ce jour.

On se quitte, on se recroisera, peut-être.

La semaine prochaine, ce sera de nouveaux élèves, de nouvelles inspirations, de nouveaux univers que je découvrirai. Un nouveau groupe, un groupe de dix.

Le ciel bleu s’installe, temporairement, sur Paris.

Et sur Asnières aussi.

30 avril 2021
T T+