La sirène de Simon

Le Tricheur et La Corde raide - Premières œuvres 1945-1947, de Claude Simon (éd. de Minuit, 2025).

Les deux premiers romans de Claude Simon, publiés au Sagittaire au sortir de la guerre, puis, après la disparition de l’éditeur, diffusés sous la couverture à l’étoile bleu de Minuit, épuisés depuis des lustres, objets de transactions rares et outrancières, semblaient relégués dans le ghetto de la bibliophilie. Bien qu’il ne les ait pas tout à fait reniés (ils figurent sur la page « Du même auteur » de tous ses romans, jusqu’au dernier, ce qui n’est pas le cas des deux suivants, Gulliver, 1952, et Le Sacre du printemps, 1954), Simon n’avait pas souhaité qu’ils fussent republiés. C’est dire si, pour ses admirateurs, cette réédition est un événement – il y a plus de quarante ans, quant à moi, que je les cherchais en vain. On imagine assez bien les raisons de cette proscription, leur auteur, passé brusquement de la peinture à l’écriture, n’ayant trouvé sa voix et affermi son style qu’une dizaine d’années plus tard, avec Le Vent (1957), publié par Minuit à l’instigation de Robbe-Grillet.

De l’intéressante introduction de Mirelle Calle-Gruber retenons d’abord qu’en 1994, alors que le Nobel lui a donné le statut de grand écrivain, Simon avait accepté un projet d’édition de ses Œuvres complètes, dont le premier tome aurait regroupé tous ses romans, du Tricheur à La Route des Flandres (1960), dans l’intention de rendre sensible l’évolution d’une écriture attachée à un même « trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images » (Discours de Stockholm). Retenons ensuite que ces deux romans sont secrètement hantés par la figure de sa compagne, Renée, qui s’est donné la mort en octobre 1944 : Le Tricheur, qui lui est dédié, a été rédigé en sa présence et La Corde raide dans le vertige de sa disparition. « Ces deux textes, écrit la préfacière, furent longtemps des ouvrages trop douloureux pour Claude Simon qui ne se pardonna jamais ce suicide. Ne le commenta jamais. Ce fond intime ne fut pas étranger à leur retrait public. »

Le Tricheur

On n’ouvre pas Le Tricheur sans préventions : on s’est disposé à lire un roman médiocre, l’un de ces travaux de débutant que leurs auteurs renient, qui passionnent les exégètes, mais découragent les lecteurs ordinaires. La surprise est de découvrir qu’il s’agit, au moins en partie, d’un très bon livre, dont les meilleures pages surclassent l’essentiel de la production littéraire automnale – un vrai livre de Claude Simon, encore immature, certes, mais où l’on reconnaît assez souvent le grand styliste qu’il sera. Lors de la parution, Maurice Nadeau, qui avait du nez, louant son « incontestable pouvoir d’envoûtement », avait jugé que les cinquante premières pages étaient le fait d’un grand écrivain – éloge qu’on peut étendre à la moitié du livre.

L’intrigue est assez mince – elle n’importe d’ailleurs guère. Simon s’attache successivement à un couple hasardeux de jeunes gens en fuite qui attend un train dans la campagne ; puis aux parents de Belle, la belle (dont le père, qui est décrit sans complaisance, est un peintre médiocre et velléitaire…) ; de nouveau aux amants mal accordés, qui se sont réfugiés dans un hôtel ; enfin à Louis, l’étrange et peu sympathique héros, qui éprouvant l’absurdité de sa vie cède au nihilisme [1] et, pour « corriger le hasard », finit par tuer un prêtre vers qui il revenait de façon obsessionnelle – autre tricheur dont l’exaspérait le « poids d’affliction travestie et de vindicative humilité », qui paie pour les soutanes de la pension dans laquelle, adolescent, Louis a été exilé par sa mère. On y devine au passage quelques allusions biographiques (la mère de Louis, par exemple, confite dans la dévotion de son époux, un militaire mort au combat, rappelle celle de Simon) et littéraires – ainsi de la mère de Belle qui, jeune épouse, s’abandonne à un amant de passage dans le fiacre de Madame Bovary… On pourrait même croire le crime absurde du héros inspiré par L’Étranger, qui a marqué toute une génération, s’il n’était paru un an après l’achèvement du Tricheur – mais peut-être Simon s’est-il souvenu de Dostoïevski [2], l’un de ses maîtres . Ce premier roman, dont le titre fut d’abord Messe des morts, d’un ton déjà amer, et sarcastique, témoigne de la vision désenchantée du monde qui sera celle de Claude Simon tout au long de son œuvre – plus explicite peut-être ici, frottée d’un peu de métaphysique, fixant comme on fixe un vertige, quand tout court à la mort, la vanité de tout : « …la somme d’absurdités décousues que j’appelle ma vie. »

Ce qui frappe, le livre refermé, c’est la disparité entre ses deux moitiés. Alors que les deux premières parties sont d’une langue audacieuse, extrêmement travaillée, même si elle se cherche encore, qui bouscule la chronologie par de nombreuses remémorations, la suite du roman, et surtout la dernière partie, est beaucoup plus conventionnelle, comme si le jeune Simon, pour conduire à bonne fin son intrigue, avait sacrifié le soin de l’écriture à une recherche d’efficacité romanesque, développant alors un récit essentiellement linéaire, respectueux de la temporalité, fréquemment coupé de dialogues, avec leurs retraits et leurs pénibles tirets, dispositif conventionnel qui, sans disparaître tout à fait, se fera plus rare par la suite : ce roman mi-partie est une sirène. Il n’était pas terminé à la fin août 1939, lors de la mobilisation générale ; Simon continua à y travailler à l’armée et, en janvier 1940, il écrivait à propos de la dernière partie : « Elle est encore comme un tronc d’arbre sans branches et sans feuilles (feuille = style) ». Il est fait prisonnier en mai, s’évade fin octobre et, regagnant Perpignan, reprend son manuscrit, dont la dernière page porte la date d’avril 1941. On ne peut pas vraiment dire que l’arbre de cette partie finale porte une belle frondaison (frondaison = style). La césure majeure de la guerre est inscrite dans l’ouvrage, dont la fin semble une pièce rapportée – et l’on mesure le chemin que Simon a dû parcourir pour forger sa langue. Sans doute en était-il conscient.

Je ne voudrais pas que cette réserve dissuade les lecteurs. En dépit de ces défauts de jeunesse, la première moitié du roman rachète amplement la fin. On est conquis, dès les premières pages, par sa langue inventive et d’une grande variabilité, tant dans son propos que dans sa forme, avec de brusques passages du récit ou du dialogue au monologue intérieur, dont Claude Simon (dans le sillage de l’Ulysse de Joyce, publié vingt ans plus tôt) fait un usage abondant. La voix du narrateur circule d’un personnage à l’autre, fixant un flux de pensées vagabondes, hachées, chaotiques, qui juxtaposent des éclats de réalités, mêlant le proche et le lointain, le présent et le passé, progressant par analogies et rapprochements d’idées, dispositif où l’on pressent déjà – hormis les longues phrases – l’écriture de la maturité. Après leur fuite nocturne, les deux jeunes fuyards attendent le jour au pied d’un talus de chemin de fer ; Belle s’est refusé à Louis, dont on suit ici la pensée :

Il ne put pas la retenir. Il était sans force. Les feuilles des noisetiers, les feuilles rondes et vertes sur le ciel blanc. Ce qu’il faudrait… Un train encore passa, un déluge dans ses oreilles, les rails sonnant sous les roues, toutes les plaques de métal grondantes, déchirées, arrachées dans le bleu tournoyant, chaque choc des roues aux cassures des rails. Vomir… Sur le manège tourne ouin ouin ouin. Non, je ne peux pas, ça fait tourner la tête. Oh la fille ! rient l’odacétylène, j’ai le pied tout mouillé, tourne sur le cochon. Moi sur le bœuf qui monte et qui descend. C’est chic, hein ? Les lumières dans les glaces carrousel Chineunnuitdivineunuit d’Aââmour ouin ouin qui monte et qui descend, tourne en rond, les feuilles rondes des noisetiers, les feuilles vertes sur le ciel blanc du matin.

Notons aussi une grande attention à la matérialité du monde, dans toutes ses manifestations, vastes ou infimes, stables ou éphémères, saisies pour elles-mêmes, hors de toute fonction romanesque, essentiellement captées par la vue. Simon a un plaisir manifeste à inscrire les formes et les couleurs (l’écrivain a supplanté l’artiste, mais ne l’éliminera jamais) et à décomposer les mouvements (témoin, ce sceau vidé d’un geste, dont l’eau décrit en se déployant dans l’air « une nébuleuse griffue »), en des notations qui préfigurent les descriptions minutieuses du Nouveau Roman, avec cette différence qu’elles sont ici dessinées d’un trait vif et souvent nourries d’images. Ainsi de ces meubles plantés sur les carreaux d’une cuisine qu’on vient de laver à grande eau, « hauts perchés sur les socles rougis de leurs reflets », ou de cette « …fermeture nickelée : le soleil, par éclats, en faisait jaillir un petit buisson d’aiguilles lumineuses », image d’une justesse parfaite, irrécusable, qu’on retrouve un peu plus loin sur les mains des lavandières, « …enflées par l’eau glacée, aux mille aiguilles plantées dans la pelote hérissée. », et qui fera retour dans la suite de l’œuvre – dans La bataille de Pharsale par exemple : « Le soleil du soir étincelant posant d’aveuglantes pelotes d’épingles sur les guidons et les pièces chromées ».

Il arrive que ces réussites cristallisent en un tout organique, et l’on reconnaît alors, dans un éclair, le style du grand Claude Simon – comme ici par exemple, à deux mots près :

Il croisa deux charrettes allègres. Le bruit régulier des sabots au trot décrut rapidement derrière lui, puis resta un moment égal à lui-même, comme si les chevaux continuaient à trotter sans avancer, comme si l’attelage entier, charrettes et bêtes, restait suspendu au-dessus de la route ainsi qu’un jouet, leurs jambes continuant à marteler le vide claquant, puis tout s’effaça brusquement.

ou ici :

Des myriades d’étoiles figées qui ne faisaient qu’un bloc dans cette matière compacte et translucide à la fois qu’était la nuit où il roulait sur sa bicyclette, sans avancer dans l’immensité bleu noir, perdu dans l’univers comme un insecte, poussant devant lui son bol de lumière tremblotante et jaune sur les cailloux de la route. »

Assez souvent, pourtant, sa phrase courte paraît le brider : « …j’imagine une mariée devant le photographe, la tête en embuscade sous son voile noir, accordéon pyramidal de l’appareil en érection, qui darde son gros œil de cyclope… », vision puissante, mais qui souffre d’être ainsi resserrée – elle a des airs de composition cubiste –, qui aurait nécessité un plus long développement, et à quoi l’écrivain de la maturité, aux phrases amples et souples, aurait donné une consistance incontestable. Surtout, Simon cherche encore la bonne distance à la réalité. Il hésite entre le réalisme et la poésie, dont l’excès parfois gêne (« Leurs rires chamarrés comme des queues de coq sautaient la rivière vernie, luisante comme un parquet. »), même quand ces débauches d’images sont mises dans la tête folle d’un personnage – comment a-t-il pu, sans se reprendre aussitôt, se livrer à cette orgie : « Préparez la nuptiale robe blanche, hanche laiteuse, femme, lumineuse coupe où s’arrondissent les souples cous de cygnes à têtes rampantes, anse des bras noués en molle écharpe de porcelaine transparente… » ? Ce travers disparaîtra dans la suite de l’œuvre, où les images les plus audacieuses, énoncées sans quitter l’allure réaliste, en prennent au contraire une vie remarquable.

Ce premier roman, passionnant pour les admirateurs de Claude Simon en ce qu’il montre la naissance d’un grand écrivain – et je pense tout à coup à cette phrase de François Mauriac : « Le Proust inconnu, s’il existe, en train d’écrire son œuvre, invente en ce moment un langage, crée un style, use souverainement de toutes les libertés… [3] », qui s’applique si parfaitement, à travers ses errements même, au jeune Claude Simon –, ce premier roman offre aussi un vrai plaisir de lecture. Cette publication, qu’on n’espérait plus, est donc à saluer.

(À suivre)

Gérard Cartier

23 septembre 2025
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[1Louis est le tricheur du titre. Celui-ci est éclairé par l’exergue, emprunté à l’entrée Hasard du Littré : « Corriger le hasard : tricher » (au jeu, précise le dictionnaire).

[2Dans Album d’un amateur (Rommerskirchen, Allemagne, 1988), qu’on espère voir bientôt republié, on note par exemple cet hommage : « …écrire c’est composer, et […] tant dans le détail que dans l’ensemble, l’architecture des romans de Dostoïevski est prodigieuse. »

[3François Mauriac, « La technique du cageot », Le Figaro littéraire, 28 juillet 1956.